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tome 2, Chapitre 20 « Peon » tome 2, Chapitre 20

La route était cahoteuse et la charrette ne cessait de trembler. Peon essayait d'absorber ces mouvements pour ne pas les retranscrire à Danaël blotti contre son torse. Machinalement, la main de l'Orgoï glissait sur le bras de son ami inerte. Depuis des jours, Danaël n'avait pas dit un mot. La pluie rendait le chemin de terre difficile. Peon entendit du thaelin, mais ne le comprit pas.

— Qu’est-ce qu’ils disent ?

Danaël répondit de manière stoïque :

— Que la roue s’est embourbée, et qu’il faut aller voir.

Peon sauta avec Danaël dans les fourrés, lui tenant fermement la main. Ils essuyèrent une flopée de jurons colériques thaelins en disparaissant dans un champ d’orge. Après plusieurs minutes de course intense, Peon reprit sa respiration, et demanda à Danaël :

— Ça va, ton genou ?

Les yeux perdus dans le vide, son compagnon acquiesça. Peon réajusta la capuche du Thaelin sur ses cheveux qui, depuis quelques jours, reprenaient leur teinte d’origine, et chercha à accrocher son regard. Danaël ne voyait plus que ce qui se passait dans sa tête, encore et toujours. Peon se leva sur la pointe des pieds et posa un baiser sur ses lèvres, mais même son énergie était moins intense. Peon lui fournirait la sienne. Il lui attrapa la nuque pour prolonger le contact, sentant son feu quitter son ventre pour réchauffer les lèvres de Danaël. Sans réponse de Danaël, ça n’avait rien de plaisant.

C’est comme s’il mourrait de l’intérieur.

Quand sa tête lui tourna, il interrompit l’échange. Il empoigna la main de Danaël et avança vers l’Ouest. Depuis la chute d’Halioès, ils avaient parcouru plusieurs kilomètres dans cette direction entre marche à pied et squat de charrette. Il fallait à tout prix qu’ils s’éloignent de la région : si les Thaelins savaient que Danaël était en vie, ils feraient tout pour le retrouver…

Tous deux remontaient la Thanaïs, le fleuve qui traversait Urbaïs. C’était le seul point de repère qu’avait Peon de cette région. Il savait qu’en le suivant, ils s’éloigneraient de la côte thaeline.

Et ensuite ? Que se passerait-il ? Cathan devait être furieuse contre lui. Ils l’enverraient à Logowa pour remplir sa mission. Mais Danaël…

Il resserra sa main autour de celle de son compagnon, qui ne répondit pas à son geste.

Il faut que je le protège et que je l’amène dans un endroit sûr.

Comme le lui avait demandé Danaël, il avait glissé la bombe dans le sac de quelqu’un, sans réfléchir, et avait monté les étages comme il lui avait dit. Quelques minutes plus tard, l’engin avait explosé. Peon avait vu les moines encadrer Lan et l’emmener en Haut Monastère. Et il avait attendu. Encore. De longues, très longues minutes.

Si rien ne se passe, c’est que j’ai échoué.

Si Peon avait encore un dieu à qui adresser ses prières, il l’aurait fait.

Puis la terre trembla. Peon s’éloigna plus encore du rebord de la falaise et chercha à se mettre à l’abri. Il regarda en haut, tout en haut de la tour la plus élevée. Danaël lui avait dit qu’il serait là. La terre gronda, la falaise se craqua, les habitants hurlèrent et se ruèrent dans les hauteurs. Bientôt, la plateforme verdoyante fut envahie de monde. Un cri d’horreur se répandit parmi les rescapés : depuis la tour, une silhouette chamarrée tombait.

Danaël. Peon se mit en mouvement et courut vers le Haut Monastère, qui s’était mis à trembler. Il devait sauver Danaël. Danaël. Danaël…

Si tout s’écroule, enfuis-toi. Mets-toi à l’abri.

Il s’engouffra dans les décombres. Ses poings martelèrent les portes encore debout. Peon hurla le prénom de Danaël sans relâche. Dans peu de temps…

Alors que son poing s'apprêtait à s'abattre à nouveau, le battant s'ouvrit. Son air vibrait encore autour de lui tenant à distance les débris. Lorsqu'il croisa le regard de l'Orgoï, toute force le quitta et s'effondra. Peon le rattrapa de justesse et sans lui laisser de répit, l'entraîna pour s'enfuir dans la foule des réfugiés.

Personne ne penserait à chercher un Orgoï et un Thaelin dans la forêt d’Adeyabo, se dit Peon lorsqu’il vit les prémices de la jungle. Et puis, contrairement aux larges étendues de cultures, ils pourraient être à couvert. Il lança un regard à Peon, mais Danaël était toujours désespérément apathique.

— Tu me fais confiance, hein ?

Danaël ne répondit pas. Peon jeta un dernier coup d’œil derrière eux, puis entraîna Danaël à sa suite.

Si les premiers mètres ne leur donnèrent pas de difficulté, plus ils s’enfonçaient, et plus les problèmes s’accumulaient. Les insectes les harcelaient, sans qu’ils ne sachent s’en défendre, et devinrent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que la nuit s’installait. Cette forêt perturbait Peon : celles qu’il connaissaient étaient vastes, silencieuses. Ici, tout était bruyant. Il ne parvenait pas à se concentrer pour trouver une proie à chasser car sitôt qu’il voyait les plumes colorées d’un oiseau ou le poil d’une bestiole, celle-ci disparaissait. Étrangement, les animaux ne les attaquaient pas, encore quelque chose que l’instinct de chasseur de Peon avait du mal à comprendre. Il regrettait de ne pas avoir un arc : il n’avait qu’un couteau à lame courte, qui ne le quittait jamais, et hors de question de le lancer sans pouvoir le récupérer dans cette jungle.

La faim les tenaillait. Ils venaient d’arriver près d’un petit ruisseau. Peon adossa Danaël à un tronc d’arbre et le força à boire dans ses mains en coupe. Quand lui-même trempa ses lèvres dans l’eau, cela lui fit un bien fou. Il regarda dans les hauteurs, dérangé par les cris incessants d’oiseaux. Une couleur vive se décrocha des verts sombres, malgré la lumière déclinante. Un fruit ? Il se résolut à grimper. Ses mains glissèrent et ses pieds ne trouvèrent pas de prise : l’écorce était plus lisse que ce dont il avait l’habitude. Aux prix d’énormes efforts, il parvint tout de même à atteindre les premières ramifications, et de là se hissa en s’accrochant de branche en branche. Il attrapa le fruit, le décrocha et… il explosa entre ses mains.

Peon hurla : le jus le brûlait. Il colla ses mains contre lui, dans un vain espoir de les protéger. Quand la douleur s’atténua, il redescendit sur la terre ferme avec précautions. Depuis la petite source où il rafraîchit ses mains meurtries, il dit à son compagnon d’un ton accusateur :

— Tu pourrais au moins m’aider en me disant ce qu’il ne faut pas manger. Je sais que tu connais des trucs grâce à tes bouquins.

Il ne releva même pas la tête. Peon s’accroupit près de lui et lui attrapa le visage entre les deux mains. Ses paumes, encore douloureuses, s’adoucirent au contact de la peau de Danaël.

— Regarde-moi.

Il dut répéter son ordre plusieurs fois avant que Danaël n’y consente.

— Ta vie est liée à la mienne et je ne te laisserai pas mourir, même si c’est ce que tu veux. Tu n’as pas à te reprocher d’avoir fait ça. On te l’a ordonné.

— J’aurais pu désobéir. Toi tu as désobéi.

C’était la première fois qu’un semblant d’émotion passait dans la voix de Danaël. Peon essuya du pouce les larmes qui perlaient à ses longs cils. Il chuchota :

— Ils pensent qu’on est morts, et c’était le seul moyen pour que toi et moi, soyons libres.

Il l’embrassa. Les yeux fermés, Peon chuchota contre ses lèvres :

— Ne m’abandonne pas maintenant, Dan, je renonce à tout pour toi, alors reste avec moi, je t’en prie...

La dernière note se cassa dans sa gorge.

Soudain, Peon perçut du mouvement autour d’eux. Il se redressa d’un bond, un morceau de bois brandit pour toute arme.

— Que faîtes-vous ici ?

Une voix pleine de ces longs accents chauds les aborda avant même que sa détentrice n’apparaisse. Les phalanges de Peon blanchirent autour de son bâton. Une liane surgit de terre et lui arracha des mains.

Une silhouette sombre se détacha des fourrées. Elle était uniquement vêtue d’un pagne et de larges arabesques blanches s’étalaient sur la peau. À peine eurent-ils le temps de bien l’apercevoir qu’ils furent entourés par des Alayis émergeants de la végétation. Peon se plaça devant son compagnon.

— Je t’ai posé une question, étranger.

— On se balade.

La femme qui semblait être à la tête de la petite troupe pencha la tête, secouant ainsi ses longues tresses pleines de perles et de plumes colorées.

— Si tu es ici, alors adopte nos coutumes : le mensonge est prohibé.

— Si je vous dis la vérité, cela ne vous empêchera pas de nous tuer, non ?

Elle fixa son regard brun chaud dans le sien. Dans le silence de la forêt, ponctué des cris d’oiseaux, Peon entendit un léger bruit. L’’Alayi ferma les yeux, fronça les sourcils et porta une main à sa tempe.

— Elle veut les voir.

La panique grimpa en flèche dans le sang de Peon.

— De qui vous parlez ? De votre déesse ?

— La déesse est morte, et celle qui l’a tuée veut vous voir.

Danaël se releva d’un seul coup et dépassa Peon à grands pas pour prendre la femme par les épaules.

— Mala ? Mala est en vie ?

Malgré les tentatives de dialogue de leur escorte, Peon se méfiait . Il serrait la main de Danaël avec force, chez qui il sentait les changements. Il était moins stoïque, et une sorte de fièvre s’était allumée dans son regard. Sa haute taille qui le démarquait d’ordinaire chez les Thaelins était presque normale parmis les Alayis. Peon, lui, se sentait minuscule et détestait ça.

Ils passèrent des heures à marcher dans la forêt, et grâce à la vigilance des Alayis, ils parvinrent à éviter les dangers qu’elle comportait. Jamais ils n’auraient été aussi vite sans eux. Malgré tout, Danaël se fatiguait : son claudiquement revenait et l’empêchait d’avancer trop vite. Peon l’attrapa pour lui donner son énergie dans un baiser, forçant son feu à le quitter. Les Alayis les regardèrent avec surprise. Peon les foudroya du regard.

— C’est encore loin ? demanda Peon?

— Oui, lui répondit Alima, la cheffe de la troupe. Nous allons nous arrêter là pour la nuit.

Obéissant à une routine bien rôdée, les Alayis installèrent un campement à la belle étoile. La cheffe de la troupe, Alima leur laissa sa paillasse, formée de fibres végétales tressées étroitement ensemble. Peon s’y installa précautionneusement. Un garçon lui donna quelques baies sur une bouillie de céréales qu’il ne connaissait pas. Quand il vit Danaël manger sans rechigner, il l’imita.

— Quelqu’un monte la garde ? demanda-t-il.

Les Alayis lui rirent au nez.

— Nous n’avons pas peur de la forêt, lui répondit Alima.

Pour l’Orgoï qui avait grandi dans un environnement hostile où l’on devait se battre pour subsister, ce raisonnement était compliqué à tenir. Les voir se coucher sur leurs paillasses en se souhaitant bonne nuit, il eut du mal à les imiter. Il resta les yeux ouverts, à l’écoute de la forêt. Alors qu’il serrait Danaël contre lui, il fut surpris de l’étreinte que le jeune homme resserra autour de sa taille.

— Tu ne dors pas ?

La lueur qui s’était allumée chez lui s’était réduite au fur et à mesure des kilomètres.

— Non, chuchota Danaël.

Peon trouva ses cheveux et passa ses doigts dedans avec tendresse.

— J’ai senti l’esprit de Mala effleurer le mien, tout à l’heure. Elle est en vie. Elle a hâte que nous arrivions.

— Alors pourquoi tu ne dors pas ? Tu n’as pas besoin de t’inquiéter.

— Comment a-t-elle fait ? J’ai… Halioès a…

— Tu m’as dit que la ville tenait debout grâce à la magie de Lan. Même si tu n’avais pas utilisé ta terre pour tuer Lan, tu étais obligé de sacrifier la ville.

C’était un raisonnement d’une logique pure pour Peon, pétri d’une éducation orgoïe qui incitait très tôt à penser à la guerre et à la survie. Des sacrifices étaient nécessaires afin d’atteindre son but. Mais pour Danaël, élevé dans le confort thaelin et à l’abri de toute question aussi cruciale que sa propre sécurité face à son environnement ou à ses rivaux, c’était loin d’être une évidence.

— Nous aurions pu les prévenir pour qu’ils...

— Et nous faire arrêter ? Lan ne nous a pas laissé le choix.

Des pouces, Peon effaça les larmes de son compagnon, ne leur laissant pas le temps de couler.

— Il faudra faire autrement pour Waal…

— Pour l’instant, on s’en fiche de ça. On va retrouver Mala, et tu vas pouvoir te reposer.

Danaël acquiesça et, quelques secondes plus tard, son souffle adopta le rythme régulier du sommeil. Pour sa part, Peon resta encore de longues heures éveillé, maintenu par ses pensées…

Peon n’avait pas beaucoup dormi. L’air chaud de la nuit, les bruits incessants de la vie de la forêt, l'anxiété qui ne le quittait jamais. Les relents de cauchemars qui prenaient vie sitôt les paupières fermées l’empêchaient eux aussi de trouver le sommeil. Ils levèrent le camp rapidement, grâce à la légèreté de leur matériel. Poursuivre le chemin, même après un petit-déjeuner, fut difficile. Il tomba une fois de plus au sol, les pieds s’emmêlant dans une racine.

— Pardon, souffla Danaël en l’aidant à se relever.

— C’est pas ta faute si je suis tombé, c’est…

— Je sais que tu t’inquiètes pour moi. Pardon.

Peon emmêla ses doigts à ceux de son compagnon.

— T’as pas à t’excuser. Après ce qui t’est arrivé, c’est normal.

— On arrive, les informa un jeune Alayi. Vous pourrez vous reposer bientôt.

Il y avait, dans le sourire de ce garçon, une sollicitude et une chaleur que Peon avait trop peu l’habitude de rencontrer.

Une dizaine de minutes plus tard, des cris percèrent la canopée. Alima répondit dans sa langue, la main en porte-voix vers les arbres. Des bruits de feuillage et de branches indiquèrent à Peon que la vigie descendait de son perchoir. Un adolescent aux grands yeux dorés posa le pied à terre et, dans un alayi rapide, entama la conversation avec ses compatriotes. Quand il tomba sur Danaël, il se stoppa net, et avança avec lenteur vers lui. Danaël fit un pas en arrière.

— Eh ! intervint Peon.

Le garçon avait beau être plus grand que lui, il ne le laisserait pas approcher de Danaël. L’adolescent le remarqua alors, et un sourire candide étendit son visage.

— Ton compagnon a des yeux de ciel. Tu dois être fier de l’avoir. Grande beauté.

Peon rougit, mais refusa de baisser le regard. Ce fut Danaël qui lui fit rompre le contact visuel, en caressant son index du pouce. Cela faisait des jours que Danaël n’avait rien exprimé à son égard.

— Laisse-les, Kiago. Où est Mala ?

Danaël se tendit alors que Kiago répondait en alayi en pointant du doigt derrière lui. Alima le remercia, puis congédia ses compagnons et invita Peon et Danaël à le suivre. Ils pénétrèrent dans une clairière lumineuse, où des cases rondes s’éparpillaient autour d’un arbre immense. Au détour de ce qui ressemblait à une rue, ils trouvèrent un groupe d’enfants attroupé autour d’une jeune femme assise en tailleur sur le sol.

— Mala, appela Alima.

Elle se retourna. Pendant d’éternelles secondes, elle resta immobile, à regarder Peon et Danaël, puis elle se leva, et se précipita sur eux pour les prendre dans ses bras. Maladroit, Peon rendit l’étreinte sans parvenir à communiquer autant de chaleur qu’il en recevait. Quand elle se détacha, Mala leur attrapa le menton l’un après l’autre pour les analyser, et fronça les sourcils comme une mère inquiète.

— Merci de les avoir ramenés, Alima. Je vous ai laissé ma case, dit-elle à l’intention des garçons.

— Ce n’était pas la peine, lâcha Peon.

— Si, insista Mala. Vous avez l’air épuisés et il faut vous reposer. J’ai préparé tout ce qu’il faut chez moi, mais n’hésitez pas à me demander quoi que ce soit.

Elle pressa leurs épaules avec sollicitude.

— Après, je veux écouter votre histoire.

— Tu n’es pas au courant ? demanda Danaël d’une petite voix.

Mala eut ce sourire tendre et honnête que Peon lui jalousait.

— Je veux l’entendre de votre bouche. Les autres ne m’intéressent pas, vous, vous êtes mes amis.

En quelques mots, elle avait réussi à faire taire la méfiance qui grondait en Peon et pour la première fois depuis Halioès, il eut l’impression qu’il pouvait lâcher prise. L’épuisement l’envahit complètement. Il ferma les yeux et laissa une larme mouiller ses cils.

Mala les avait emmenés dans une case ronde où ils avaient pris place sur des nattes colorées. Trop fatigué pour autre chose, Danaël s’effondra de sommeil, le bras de Peon passé autour de ses épaules. Quand le souffle de son compagnon était devenu lourd, Peon le quitta pour rejoindre Mala, devant la case. Elle préparait du thé. Il regarda ses gestes avec attention, pour éviter que son esprit ne divague.

— Comment as-tu su que nous arrivions ? lui demanda-t-il.

Mala appuya un index contre sa tempe.

— Projection astrale, dit-elle. Gaïa bridait nos possibilités. Maintenant, si je me force un peu, je peux atteindre Urbaïs pendant quelques minutes. C’est extrêmement fatigant, et c’est pour ça que nous contactons Cathan à tour de rôle. Nous t’apprendrons, si tu veux.

Elle contactait Cathan ? Depuis quand avait-elle pris autant d’importance dans la Famille ?

— Je ne suis pas sûr que je sois très doué à ça…

— Ce n’est pas du talent Peon, c’est de l’effort.

Il resta silencieux, omettant de lui rappeler sa triste prestation aux épreuves de Gaïa, quelques mois plus tôt. Pas très loin, quelques mômes étaient encore là, à les observer en catimini. Sa peau mate attirait l’attention, plus claire que la leur.

— Comment va-t-il ? demanda Mala.

— C’est une vraie question ? Tu le vois bien.

— J’aurais aimé plus de détails…

Peon garda le silence pendant un moment, ne sachant par quel bout s’y prendre. Mala lui laissa le temps de trouver ses mots.

— Il dort peu et mal. Les cauchemars l’envahissent de jour comme de nuit, mais ont plus d’emprise quand il dort. Il ne se nourrit que quand je le force, et si je ne lui donnais pas mon énergie, il se serait laissé mourir.

Mala lui tendit une tasse en terre cuite. La chaleur du breuvage courut sur la peau de ses mains.

— Tu dois être épuisé, dit-elle simplement.

Les larmes revinrent. Il les chassa.

— Halioès est détruite, continua-t-il. Et Danaël pense que c’est de sa faute.

— C’est normal. Sa culpabilité doit trouver un point d’ancrage.

— Et toi, ça te fait quel effet d’avoir tué ta déesse ?

Le regard de Mala s’était perdu dans le vague. Elle prit une gorgée de thé avant de répondre :

— M’occuper me permet de ne pas y penser.

Peon reconnut sur son visage le même air qui habitait Danaël : pendant quelques secondes, elle n’était plus avec lui, plongée dans ses souvenirs.

— Et Aomi ? demanda-t-il. Tu as des nouvelles ?

— Le gynécée de Laosha a été incendié. Personne n’en est ressorti vivant. C’est tout ce qu’on sait.

— Tu crois qu’elle a réussi à se cacher ? Aomi en est capable. Elle pourrait…

— Peon, l’interrompit Mala.

— Elle ne peut pas mourir, pas elle.

Si Aomi, si forte et sensée, avait trouvé la mort alors… Comment…

— Elle a découvert son feu la veille de l’explosion, lui rappela Mala. Tu n’as pas eu le temps d’apprendre à le manier correctement. Ensuite, elle a été enfermée des mois par Laosha. C’est toi qui le disais, la colère est le pire comburant…

Cette fois, il ne put empêcher ses larmes de couler. Mala garda le silence, lui laissant l’espace dont il avait besoin. Comment pouvait-il réussir si Aomi avait échoué ? Il se rappela Aomi, battante, en colère. Il se sentit coupable : s’il avait eu le temps de lui apprendre à maîtriser son feu, peut-être qu’elle aurait pu… Il refoulait déjà les scènes d’Halioès et la culpabilité qui en était imprégnée alors qu’il n’y avait vécu que quelques jours, pas même une semaine : comment pourrait-il supporter ce qu’il pourrait faire à Logowa ? À ses rues, sa forêt, à ces grands espaces blancs qui l’avaient vu grandir, aux amis qui partageaient ses souvenirs ?

Comme Aomi, personne ne l’avait aidé à maîtriser son eau, hormis la guerrière pour empêcher qu’elle ne déborde. C’était la différence entre elle et les deux autres. Danaël et Mala s’étaient accompagnés, ils avaient appris ensemble, puis Lys et la Famille les avaient aidés à dompter leur seconde maîtrise. Lui, personne ne l’avait guidé pour développer ses capacités. Comme Aomi, il allait mourir.

— Je…

Il se retint à temps d’exprimer ce qu’il avait au fond du cœur. Il ne pouvait pas dire à Mala qu’il ne s’en sentait pas capable. La douce et calme Mala, la jeune fille qu’il avait crue empotée à leur première rencontre, avait tué sa déesse et était maintenant à la tête de sa communauté.

— Tu peux le faire, Peon. J’ai bien réussi, Danaël aussi. Il y a juste un prix à payer.

Mala leva la main pour lui indiquer un endroit, derrière lui. Il se retourna : sous un énorme arbre, des enfants jouaient avec innocence.

— Je suis incapable de m’approcher de l’arbre central, là-bas, le plus vieil arbre de la forêt. C’est là-bas que je l’ai tuée.

La curiosité de Peon se manifesta : comment avait-elle fait ? Par pudeur, il garda pour lui ses questions.

— Depuis, tout le monde m’appelle pour le moindre problème. Ils me voient tous comme une sorte de… libératrice.

Elle expira un souffle tremblotant.

— Je n’ai pas demandé ce rôle. Je viens juste d’atteindre mon seizième printemps, Peon. Je ne peux pas…

— Si, tu peux.

Elle avait tué une déesse, elle avait réussi à avoir une position solide au sein de la Famille, et elle contribuait déjà à bâtir une nouvelle base pour sa communauté. Bien sûr, qu’elle en était capable, pukra.

— Entoure-toi des bonnes personnes. Et si jamais c’est trop, organise les choses de façon à ce qu’ils choisissent leurs dirigeants. C’est ce qu’on fait, chez moi, on choisit le chef du clan ! Tu n’as pas à les materner. Les tiens doivent s’organiser.

Elle eut un petit rire alors qu’elle s’essuyait le coin des yeux.

— Tu trouves toujours des solutions simples…

— Parce que ça l’est.

— Tu crois ? Et ta mission, elle l’est ?

Peon ferma les paupières. La voix de son grand-père lui martelait l’esprit sans relâche.

— Je ne suis pas comme vous, murmura-t-il. Je ne suis pas aussi courageux.

— Je ne suis pas courageuse. Danaël non plus. Pas plus que ne l’était Aomi. Ce n’est pas une histoire de courage, Peon. C’est de la survie.


Texte publié par Codan, 3 novembre 2023 à 11h13
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