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tome 2, Chapitre 18 « Danaël » tome 2, Chapitre 18

Le soleil commençait à peine à poindre quand Danaël prit sa première inspiration du matin le nez dans les cheveux de Peon. Sans ouvrir les yeux, il resserra le bras qu’il avait passé autour de la taille de l’Orgoï. Danaël n’avait pas rêvé. Peon l’avait rejoint.

C’était contraire aux plans de Cathan, et cela allait avoir des conséquences, mais pour l’instant, tout ce dont Danaël se souciait, c’était la sensation de l’avoir dans ses bras après avoir abandonné l’idée de le revoir à nouveau.

Peon lâcha une plainte, tandis que son corps se tendit. Danaël lui caressa le bras et posa un baiser sur sa nuque, mais cela n’eut aucun effet : les cauchemars de Peon étaient trop puissants. Danaël resserra son étreinte quand l’Orgoï s’agita.

— Peon, tout va bien, glissa-t-il dans son oreille, je suis là.

Il l’entendit prendre une goulée d’air à la manière d’un noyé, puis respirer de manière erratique.

— Je suis là, répéta-t-il.

Peon se retourna pour lui faire face : ses grands yeux noirs étaient encore plein de frayeur alors que son souffle s’apaisait.

— C’était quoi ? chuchota Danaël.

Peon secoua la tête, refusant de répondre. Ils se contentèrent de boire le souffle de l’autre, alors que les cris et bruits du port leur parvenaient de manière lointaine. Dans la maison, aucun son : Darek et Charak étaient sans doute en train de récolter leurs informations, dehors.

— Tu as un plan pour la suite ? demanda Peon.

Danaël serra la mâchoire. Le retour à la réalité était violent.

— Depuis que Lan a quitté Urbaïs, il fait le tour des grandes villes de ses terres et multiplie les festivités pour apaiser les tensions. Il a prévu de terminer en grande pompe à Halioès.

Peon posa sa main dans le cou de Danaël et caressa sa mâchoire du bout du pouce.

— Comment tu vas... ?

— J’ai besoin de toi pour détourner l’attention. Ensuite, il va sans doute être mis à l’abri au monastère… J’espère que…

— Je serais là. Je vais t’aider. Et on va y arriver.

Ses prunelles sombres avaient retrouvé leur éclat farouche. Il l’embrassa, longtemps, presque agressivement, de cette façon franche et sans artifice.

Leurs respirations revenaient à la normale et le baiser de Peon se faisait plus tendre. Danaël le lui rendit avec paresse, ne sachant plus reconnaître le goût de sa propre énergie de celle de son compagnon tellement elles étaient mélangées. Les lèvres de Peon s’étaient posées sa peau qui vibrait : son cœur battait encore la chamade. Danaël caressa son dos dans de lents mouvements tendres.

— Ta jambe ? souffla Peon.

Danaël la plia sans difficulté, émerveillé de la facilité avec laquelle il effectuait ce geste. Il sentit le sourire de Peon s’élargir contre son cou et sa paume effleurer le bas de sa cuisse. Un cocon de bien-être et de calme dans leur quotidien agité. Un moment en dehors du monde. Il aurait pu le laisser s’endormir, mais quelque chose le taraudait. Et Danaël n’aimait pas laisser une idée tourner trop longtemps dans son esprit. Alors à contre-cœur, il osa lui murmurer :

—Je peux te demander quelque chose ?

Peon marmonna une réponse à peine intelligible.

— Qui est Kenysh ?

Le corps de Peon se tendit. Des pointes d'inquiétude percèrent les nuages de sérénité de Danaël.

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

— Tu… tu m’as appelé comme ça, tout à l’heure.

Il ne vit pas la réaction de Peon, mais entendit son soupir troublé.

— C’est pas quelqu’un, c’est… sérieux, je te pensais plus cultivé !

Peon se détacha de lui d’un seul coup, et passa des mains frustrées dans ses cheveux. Danaël retraça des yeux les muscles de son dos.

— Parce que tu crois qu’il existe un traité de vos langages vernaculaires à Halioès ? Vous êtes trop occupés à vous faire la guerre pour…

— Kenysh, le coupa Peon, ça veut dire “mon loup”.

Il ne se retourna pas, ne laissant pas Danaël analyser son expression.

— Et ? Le loup est un animal sacré chez vous, mais…

— T’es idiot, lâcha Peon en se relevant.

— Mais explique-moi !

Danaël lui attrapa le poignet. Son compagnon lâcha un soupir de frustration, céda et s’asseya sur le bord du lit. Danaël se redressa avec précaution pour embrasser sa nuque entre deux boucles brunes et l’entourer de ses bras. Il sentit Peon frissonner, se lover dans son étreinte.

— “Mon amour”, chuchota l’Orgoï. Ça veut dire ça.

Danaël perçut toute l’appréhension de Peon, toute sa difficulté à se livrer et à se mettre à nu. Sous l’effet du feu de joie qui lui brûlait les entrailles, il lui embrassa le cou, l’arête saillante de sa mâchoire, lui mordilla le lobe. Sans réfléchir.

Un geste vaut souvent mille mots, lui avait dit Peon la veille. L’ancien moine copiste qu’était Danaël n’avait pas tout de suite compris. Depuis son enfance, il avait toujours appris à raffiner de plus en plus son vocabulaire afin d’être le plus précis possible. Mais là, la peau contre la sienne, les bras emprisonnant son corps dans un vain espoir de fusion, la sagesse de ces mots le percuta.

Peon relâcha son souffle qu’il retenait, puis doucement, tendit la main en arrière pour fourrager dans les cheveux de son compagnon, tourna son visage vers le sien et joignit leurs fronts.

— Kenysh, répéta Danaël contre ses lèvres.

Peon pouffa.

— Accentue le K, et raccourcis tes voyelles, elles sont trop longues.

Danaël se prêta à l’exercice, et Peon le récompensa d’un laconique “Mieux” avant de l’embrasser à nouveau.

— Et comment on dit, ici ?

— Aliapaël, souffla Danaël. Difficile à traduire, mais alia, c’est l’air, la liberté. La personne qui me rend libre, je pense.

Peon recouvrit la main que Danaël avait posé contre son ventre et emmêla leurs doigts, un sourire apaisé sur le visage.

Contre le gîte et le couvert, Peon et Danaël aidaient à Charak et Darek : la maison des marchands étrangers étant tout en bas de la falaise et les quartiers commerçants tout en haut, il fallait des bras pour transporter les marchandises. Les ascenseurs projetés par l’air étaient réservés à l’élite.

— Et si on le reconnaît ? leur demanda Peon en désignant Danaël du menton.

— Avec ma teinture et le fait que je ne boîte plus, tout le monde me prend pour un Orgoï.

Peon fronça les sourcils, peu convaincu. Darek lui tapota la tête.

— Assure-toi de pas nous faire griller, et tout se passera bien !

Charak s’approcha de lui en le fixant d’un œil méfiant. Par réflexe, Danaël attrapa l’épaule de Peon et chercha à l’écarter, mais il rencontra la résistance entêtée de son compagnon.

— D’après ce que j’ai appris hier soir, Peon Krasny est censé être à Logowa.

Danaël s’interposa.

— Il va m’aider, ne t’inquiète pas… Et je l’aiderai pour sa mission ensuite.

Peon le poussa.

— En quoi ça te regarde, de toute façon ?

— Ça regarde toute la Famille, mon petit. Nous prenons tous des risques pour que vous réussissiez. Ne sois pas égoïste et fais ce qu’on te demande.

Avec force, elle lui logea dans les bras une cargaison de fourrures orgoïes et sortit de la maison avec plusieurs sacs passés à ses épaules.

— Un Orgoï sur deux a un caractère épouvantable, lâcha Danaël.

— Je n’ai pas un caractère épouvantable !

— Et dans le déni, en plus.

— Eh !

L’heure du déjeuner était déjà bien avancée quand enfin, ils prirent une pause. Darek et Charak discutaient du reste de leurs stocks, tandis que Peon regardait le monde autour d’eux d’un air absent. Danaël s’installa à côté de lui. Aussitôt, l’Orgoï lui décocha un sourire affectueux. Il posa la main sur le genou blessé de son compagnon et le pressa doucement.

— Ça va ?

Danaël assentit.

— Elle m’a dit quoi, la fille, tout à l’heure ? J’ai l’impression qu’elle se fichait de moi…

— Que tu étais mignon, et qu’elle aimerait te croquer.

La tête de Peon exprima une surprise teintée d’horreur presque comique.

— Et t’as rien dit ?

— Elle n’était pas sérieuse.

Pour autant, il avait signalé à la vendeuse par une main sur la nuque de Peon que celui-ci n’était pas disponible. Mais il n’était pas prêt de l’avouer à son compagnon.

— Tu veux que je te fasse goûter à un truc ?

L’intérêt de Peon alluma ses yeux noirs. Danaël se releva et l’entraîna à sa suite, la main dans la sienne pour ne pas le perdre dans la foule dense et colorée d’Halioès. La nostalgie lui secoua le cœur lorsqu’il vit l’enseigne de la boulangerie de Lilya. Il se glissa dans la file d’attente, encore fournie malgré l’heure tardive.

— C’est le meilleur endroit que je connaisse pour les brioches à la viande. On est beaucoup à lui en avoir piqué, mais comme on était moines, elle faisait semblant de ne pas voir.

— Tu pouvais descendre de là-haut ?

— Seulement quand on avait des missions d’intérêt général en ville. Quand les gens ont besoin d’aide, ils peuvent demander au monastère de leur fournir des bras.

Peon leva la tête vers lui.

— Moi qui pensais que tu n’étais bon qu’à potasser de vieux livres poussiéreux… Tu m’en as caché, des trucs !

— T’as jamais demandé !

Peon entremêla leurs doigts avec une simplicité déconcertante.

— Tu regrettes ta vie d’avant ?

De sa main libre, Danaël tenta de lisser une mèche de cheveux de Peon et de la passer derrière son oreille.

— Je regrette de ne pas t’avoir croisé plus tôt.

Peon le fixa quelques secondes avant de détourner les yeux, resserrant l’étreinte de leurs mains. Danaël remarqua que la pointe de ses oreilles rougit, mais préféra ne rien dire.

— Et toi ?

Peon émit un soupir faussement agacé.

— Tu crois que je serais ici, à l’autre bout du monde, entouré de gens qui parlent une langue bizarre si je regrettais ?

Danaël essaya en vain de retenir le sourire candide qui menaçait de tendre ses lèvres.

— Kenysh, chuchota-t-il près de l’oreille de Peon, qui lui donna un léger coup de coude gêné.

— J’aurais jamais dû t’apprendre ça…

— Il revient ! Il revient !

Des cris de joie commencèrent à se répandre dans la foule. Danaël échangea un regard intrigué avec Peon avant qu’un homme près d’eux ne pointe la mer du doigt. Il eut un haut le cœur en reconnaissant la voile chamarrée de la frégate divine.

Lan était de retour.

— Il ne sait pas ce qui l’attend, lâcha une voix féminine en thaelin.

Danaël tourna la tête pour essayer de l’identifier, mais impossible : il y avait trop de monde.

La foule compacte, en liesse, était difficile à traverser. Danaël sentait le poids de sa capuche, lourde. La transpiration trempait les cheveux de sa nuque, et la main qu’il avait dans celle de Peon était moite. On le bouscula à plusieurs reprises sans faire attention à lui. Alors qu’autrefois, tous les regards se portaient sur lui, maintenant personne ne le reconnaissait .

Quand le cortège de Lan fut en vue, remontant les plus grands escaliers de pierres de la ville, Danaël se tourna vers Peon. Du pouce, il caressa sa main avant de la lâcher. Il se sépara de la foule avant de rejoindre un autre réseau d’escaliers, moins peuplés, d’où il put grimper plus facilement jusqu’en haut.

Arrivé au milieu de la falaise, Danaël se permit de jeter un regard vers la mer. Les couleurs des lanternes s’y reflétaient dans un patchwork désordonné, les habitants d’Halioes se mêlaient dans des danses endiablées sur les terrasses, le port était inondé de monde. Le vent charriait des parfums iodés, agrémentés des odeurs qui, en d’autres circonstances, auraient donné faim au jeune homme. Il se résigna à continuer leur ascension.

Au dernier tiers de sa montée, les badauds étaient plus rares et les regards se coulaient plus fréquemment sur sa haute silhouette encapuchonnée. Par réflexe, il massa son genou d’ordinaire incapable d’un tel effort, mais il avait ingurgité les dernières doses du remède de Mala. Penser à son amie lui donna la force de continuer.

Il accéda enfin à la dernière marche et grimpa sur le haut de la falaise. À quelques dizaines de mètres s’élevait le Haut Monastère, noble, toujours égal à lui-même. Danaël aurait presque pu entendre les rires étouffés de ses camarades de chambre lors de leurs discussions nocturnes formellement interdites par le couvre-feu des maîtres. En temps normal, quelques moines armés gardaient la terrasse pour empêcher quiconque n’appartenant pas au Haut Monastère de fouler des pieds la terrasse divine. Tout le monde était amassé autour de Lan, et la surveillance autour de lui était maximale.

Il arriva jusqu’à l’entrée du monastère sans encombre. Les grandes portes étaient fermées par un mécanisme compliqué. Une suite de mouvements de l’air et de percussions dans un ordre précis, avec différentes forces. Ses frères le lui avaient enseigné, mais Danaël ne l’avait jamais mis en œuvre. Il caressa la serrure de métal et prit une grande inspiration. S’il se trompait, une alarme alerterait les gardes. Ses mains tremblaient lorsqu’il les amena à la serrure. S’il ne parvenait pas à les contrôler, la force de son air ne serait pas exacte et…

La voix de Peon, dans ses bras, le matin-même. Tu sais ce que tu fais, Dani. Tu sais toujours ce que tu fais.

Il entama la combinaison, lentement, puis de plus en plus rapidement. La seconde qui s’écoula avant que le déclic mécanique s’enclenche fut la plus longue de sa vie.

Le rez-de-chaussée du Haut Monastère était une belle chapelle, percée de vitraux colorés, composée d’une grande nef entourée d’arcades dessinées par de hauts piliers. Dans le fond, derrière l’autel et le grand trône, deux couloirs rejoignaient une cour intérieure.

Danaël avait grandi ici. Il connaissait ces lieux par cœur, et pourtant tout lui semblait étranger. Le bruit de ses pas résonna plus fort que celui, étouffé, de la foule et de la fête.

Soudain, un bruit d’explosion. Le cœur de Danaël accéléra, et il se mit à courir. Au grand jamais, il n’avait couru en ce lieu. Il longea le chœur pour emprunter un passage derrière la sacristie, poussa la lourde porte de chêne, traversa le couloir, dépassa le cloître et se rendit dans le couloir des dortoirs. Sans appréhension, il grimpa les marches quatre à quatre pour se rendre au tout dernier étage. L’étage de Lan.

Il eut à peine le temps de se dissimuler dans une grande armoire qu’il entendit du bruit dans les escaliers. Quelques minutes plus tard, la porte de la chambre s'ouvrit à volée.

— Restez en sécurité, monseigneur.

— Tu ne restes pas pour me protéger, Axiliam ?

La voix du dieu donna presque envie de vomir à Danaël.

— Je dois lancer les recherches.

La porte se referma, et Danaël perçut un soupir de la part du dieu. Puis Lan s’écroula sur son lit. Après plusieurs longues respirations, Danaël sortit de sa cachette. Au milieu de ses oreillers, le dieu n’eut aucun geste.

— C’est toi, Danaël, n’est-ce pas ?

Danaël ne répondit rien. Quand il atteignit le pied du lit, Lan daigna enfin se relever. Habillé de voiles et de tissus chamarrés, ses cheveux blonds parés de multiples bijoux clinquants, le dieu du vent et de l’été posait sur lui un regard amusé et arborait son éternel sourire moqueur.

— Je savais que c’était toi. Mais j’aurais parié que tu n’aurais jamais eu le courage de le faire.

Danaël serra la mâchoire. Il faut que tu sois seul avec lui.

— Approche. Ton genou ne te fait pas trop souffrir ? Grâce à l’odeur du petit Orgoï que je sens sur toi ?

Danaël sentit une vague de colère et de dégoût envahir sa gorge. Sa seule satisfaction était d’avoir éloigné Peon en le chargeant de déclencher la bombe. Il était hors de portée du dieu. Lan rit, de cette manière chantante et désagréable.

— Allons donc, mon petit, je trouverai une nouvelle manière de me rappeler à toi.

Il se leva dans un bruissement de tissus, contourna les voiles de son ciel de lit et s’approcha de lui. Danaël garda ses poings fermés, ses ongles s’imprimant dans ses paumes.

— Ma fratrie et moi, nous savons ce que toi et tes amis avez prévu de faire. Nous nous sommes dit qu’il fallait vous éliminer. Mais vois-tu, j’ai d’autres projets pour toi.

Il avança un doigt manucuré vers le visage de Danaël qui s’écarta. Le sourire du dieu s’agrandit.

— Tu vas servir d’exemple. Je vais t’enchaîner à moi et t’empêcher de faire appel à tes éléments pour le reste de ta vie. Tu vas montrer à tous ce que vaut une vie sans pouvoir et sans liberté. Tu as choisi de me défier, n’est-ce pas ? Eh bien tu le payera cher.

il referma sa main d’un geste sec. Danaël ouvrit la bouche en quête d’air, tandis que ses yeux se parsemèrent d’étoiles. Il chercha à arracher la main invisible, affolé, le manque d’air empêcha son cerveau de fonctionner, si bien qu’il se vit mourir.

— Tu es venu ici sans rien, juste avec l’envie d’en découdre ? Tu as oublié que je suis un dieu.

Le vent de Lan projetta Danaël contre une armoire qui se renversa sur lui et déversa son contenu sur son corps recroquevillé. Le garrot qu’il avait posé autour de la gorge de Danaël se défit peu à peu. Il se déconcentrait. Danaël saisit sa chance. Une colère, sourde fourmillait au creux de son ventre. Elle répondait à la vie d’humiliations inflgées par Lan. Une volonté d’en finir. Maintenant. De trouver une liberté qu’il n’avait jamais eu le droit d’avoir. Sa paume se tourna vers la plante qui poussait dans un pot ouvragé et ses racines grossirent pour ramper jusqu’aux chevilles du dieu. Lan les trancha d’un coup d’air vif.

Une lueur vicieuse s’alluma au fond de ses yeux.

— Tu es fier de ton sang impur ? Tu penses que ta misérable terre va te sauver ? Toi qui n’a jamais su maîtriser ton air, tu le trompes avec cet élément obscène ?

Lan éclata de rire. Le jeune homme reprit sa respiration et dirigea son autre main vers le sol. Cette fois, malgré la hauteur qui la séparait de Danaël, la terre elle-même gronda, interrompant le rire du dieu. Danaël sourit.

— Vous m’avez sous-estimé, mon dieu. Comme toujours.

Un craquement sourd et horrible retentit : la terre se fendait.. En bas bas, des cris d’horreur et de stupéfaction retentissaient. Le dieu se précipita à la grande fenêtre. Il écarquilla les yeux. Danaël profita de sa surprise pour se relever, dans son dos, mû par la jouissance perverse de le faire souffrir. Jamais depuis que Lan y avait posé le pied, la falaise n’avait ne serait-ce que craquelé. Danaël venait de peindre une grande balafre sur le visage d’Halioès.

Lan courut vers lui, l’attrapa pour le soulever et le fixa quelques secondes. Il n’avait plus envie de rire.

— Qu’as-tu fait à ma ville ?

— Votre magie n’est-elle pas censée la protéger ?

Lan le projeta de nouveau au sol avec force.

— Pour qui te prends-tu ? Tu n’es qu’un vulgaire mêlé, un impur, et jamais je n’aurais dû t’autoriser à entrer au monastère.

— Vous ne pouviez pas refuser un orphelin, c’est votre règle. Cela aurait nui à votre image.

— Tais-toi !

Lan tenta de nouveau de l’asphyxier, mais l’air de Danaël le contra dans un claquement. Face à cet échec, Lan y mit davantage de force, ses traits déformés sous l’efforts, les muscles de ses bras saillaints sous sa peau diaphane. L’air vacillait autour d’eux. Danaël le déconcentra à l’aide des racines de la grande monstera qu’il fit grimper jusqu’à ses mollets. Lan s’en libéra, mais entre-temps, Danaël se remit debout.

— Je suis celui qui vous tuera.

Lan éclata de rire.

— Je suis immortel.

— Votre âme, oui. Mais il lui faut un réceptacle. Un réceptacle consentant. Et nous sommes sur l’endroit de votre naissance terrestre.

Les yeux de Lan se révulsèrent. Il envoya une nouvelle bourrasque, puissante, mais l’air de Danaël se dressa en un bouclier protecteur, doublé par la végétation dense mobilisé par sa terre.

— Tu n’as pas le pouvoir de…

— Vous savez que si. C’est pour cette raison que vous ne voulez pas des mêlés. Parce qu’ils peuvent se dresser contre vous. Lorsque vous avez compris que j’en étais un, vous avez voulu me briser .

Lan ricana.

— J’aurais pu te tuer à de nombreuses reprises, mais je ne l’ai pas fait. Ne te prends pas pour plus important que tu ne l’es.

— Mais vous avez préféré me regarder souffrir, pour vous amuser, plutôt que juste me tuer.

Lan ne répondit rien, mais son sourire le fit pour lui. Danaël ordonna à la terre de se fendre. Lan vacilla avant de retrouver son équilibre. Danaël retint sa main, quelque chose dans son attitude avait changé et le perturba. Lan leva les mains vers lui dans un signe apaisant.

— Attends ! Attends ! Imagine, mon petit, ce que nous pourrions faire ensemble ! Je te propose de me rejoindre. Si mes frères ne sont plus et si mon père quitte lui aussi ce monde, nous serions alors…

— Passer ma vie près de vous équivaut à être enchaîné. Et s’il y a une chose que vous m’avez apprise, c’est d’être libre.

Le sol trembla et s’ouvrit comme une coquille d’œuf qu’on écale. Danaël envoya des morceaux de racines nouer les chevilles et les poignets du dieu. Il se débattit, mais de l’autre main, Danaël le projeta dans la fenêtre qui se brisa sous son poids. Les cris de terreur des habitants s’élevèrent jusqu’à lui alors que Lan sombrait, la terreur déformant son visage marqué par les rires et la fête. Danaël ressentit une vague de liberté s’abattre sur lui alors qu’Halioès s’écroulait.


Texte publié par Codan, 3 novembre 2023 à 10h04
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