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tome 2, Chapitre 17 « Mala » tome 2, Chapitre 17

Chaque pas arrachait à son corps une série de complaintes. La douleur partait de ses pieds blessés pour remonter dans ses jambes, son dos, sa nuque... Le lien de chanvre qui attachait ses mains l'une à l'autre avait rongé sa peau jusqu'à la mettre à vif. Il avait été resserré quand elle avait tenté de s’enfuir, et ses mains étaient placées d’une telle façon qu’il était impossible d’invoquer ses éléments. Elle eut une petite seconde de pause entre deux pas : aussitôt, sous ses pieds, de petites ronces vinrent griffer ses chevilles. Un de ses gardiens avait pour mission de lui faire tenir le rythme coûte que coûte. Des jours qu'ils avançaient ainsi vers Adeyabo.

Elle avait été capturée par les siens sitôt son identité découverte, et une troupe la menait jusqu’à Gaïa qui la voulait vivante. Sa famille, les siens, l’emmenait aux pieds d’une déesse qui autrefois l’avait protégée. À la rencontre de leurs regards, Mala avait reconnu du dégoût.

Quand il ne fit plus assez jour pour continuer à avancer, la petite troupe installa son campement. Un homme corpulent prit le premier tour de garde pour surveiller Mala. La jeune femme se débrouilla comme elle put pour se coucher en réveillant le moins possible ses douleurs, mais peine perdue. Le sang coaguler autour de ses poignets et ne pouvait pas se soigner. Elle ferma les yeux pour méditer en espérant éloigner la douleur. Elle ne craignait pas qu’un autre esprit vienne lui rendre visite, car Lys lui avait appris à se protéger.

Alors qu’elle sentait les limbes du sommeil l’attirer, une main posée sur son épaule la fit sursauter et l’arracha à sa transe méditative. Son gardien fixait sur elle un regard qu’elle ne pouvait interpréter, et resta quelques secondes ainsi, immobile, les yeux plongés dans les siens. Il finit par briser leur échange, et d’un geste aussi doux qu’inattendu, il desserra le nœud autour de ses poignets. Mala fronça les sourcils. L’homme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers ses compagnons qui ne les regardaient pas, et lui souffla :

— Famoa.

Courage.

Ce simple mot, accompagné d’un coup de tête bref et volontaire, fit comprendre à Mala qu’elle n’était pas seule.

Lorsqu’ils franchirent les abords d’Adeyabo, Mala plaqua ses mains contre ses tempes. Un gémissement de douleur, le premier, roulant dans sa gorge. Cela faisait des mois qu'elle n'avait plus été au contact de la déesse. Depuis sa fuite... A coup de poing, Gaïa martelait les portes de sa conscience.

Tu devras te préparer à ça. Gaïa maîtrise mieux son mental que ses frères et sœur, et une fois que tu es son ennemie, elle n’hésitera pas à te blesser.

Avant le Grand Choix, Mala ne s’était jamais rendue compte de la violence que constituaient les visites de la déesse. À présent, elle comprenait que Gaïa se servait de ces visites pour espionner son peuple. Mala avait toujours pensé les siens plus libre que les autres…

Il était difficile d’avancer avec cette douleur lancinante dans sa tête, et chaque pas était une victoire. Lorsque Mala parvenait à fixer ses yeux sur les personnes toujours plus nombreuses qu’ils croisaient, elle les reconnaissait. Toutes. Les mines de surprise, de dégoût ou de pitié que Mala surprenait étaient autant d’aiguilles qui piquaient son cœur. Elle choisit de poser son regard vacillant sur la nuque de de son gardien, qui tenait la corde enserrant ses poignets.

Elle fronça les sourcils. Non seulement la déesse forçait la porte de sa conscience, mais elle n’était plus seule. Plus elle tenait, et plus la méfiance coulait sur elle à la manière d’un bain glacé.

Elle perdit conscience du temps alors qu’ils progressaient vers le centre d’Adeyabo, au cœur de la forêt, vers l’arbre le plus ancien et le plus gigantesque. Sa tête se balança en arrière pour en essayer d’apercevoir ses plus hautes branches, sans succès. Le vent n’agitait pas la cîme des arbres et les oiseaux ne faisaient aucun bruit. Elle n’aurait d’ailleurs pas été capable de les entendre : sa tête n’était plus qu’un vacarme assourdissant la moindre pensée. Son corps, fatigué par la marche, esquinté par le manque de soin et de nourriture, ne lui répondit plus. Mala s’évanouit de douleur et son corps heurta violemment le sol mousseux.

Quand elle reprit connaissance, Gaïa était assise en tailleur, entre les racines du grand arbre, son énorme ventre de femme enceinte touchant ses mollets. La déesse ouvrit les paupières. Autrefois, Mala voyait dans son regard marron chaud un océan de bienveillance. Cette fois, elle n’y croisa que de la dureté et du dégoût.

— Aurais-tu quelque chose à me cacher, Mala, fille d’Ossia ?

Même sa voix, qui avait toujours été pleine de douceur, était désormais aussi rêche qu’une écorce trop vieille. Mala regardait autour d’elles. Personne ne s’approchait, et un cercle vide de quelques mètres s’était formé.

— Tu vas mourir ici, et maintenant, selon ma loi.

Mala s’était préparée à être amenée aux pieds de Gaïa comme maintenant. Elle prit la parole, aussi fort que sa gorge sèche le lui permit.

— Chaque condamné à mort a le droit à un duel pour laver son honneur, n’est-ce pas ? Selon l’adversaire de son choix. Et sans l’intervention de personne.

Elle reprit son souffle pendant que Gaïa la scrutait, silencieuse, immobile.

— Et qui choisis-tu de combattre ?

Mala se releva prudemment. Même si chacun de ses muscles protestait, même si l’esprit de la déesse était de nouveau à la porte du sien, même si son cœur battait à tout rompre, elle ne devait pas fléchir.

— Vous.

La déesse souleva un sourcil.

— Tu ne repartiras pas d’ici, tu le sais ?

Et d’un seul coup, la douleur éclata à nouveau dans son crâne, comme un bélier s’enfonce dans la porte d’une enceinte. Mala poussa un hurlement guttural et s’agrippa la tête, pliée en deux.

— Tu peux me fermer ton esprit autant que tu veux, je sais ce que tu es. Mes enfants me l’ont dit.

Gaïa se leva, majestueuse dans sa quasi nudité, ses tresses dégringolant le long de son dos. Elle s’approcha à pas mesurés, tandis que Mala tentait de contenir la douleur.

— Tu t’es longtemps cachée parmi les miens, mais maintenant, tu vas cesser de nous mentir et de nous tromper.

— Et vous ? cria Mala pour couvrir la tempête de son crâne. Quand est-ce que vous cesserez de nous tromper ?

Mala sentit la surprise de la déesse au relâchement qu’elle effectua sur son esprit.

— Vous vous servez de nous pour combattre vos frères et votre sœur. Vous nous forcez à accepter vos règles sans réfléchir. Vous nous forcez à nous couler dans votre moule sans nous accepter comme nous sommes. Et vous vous dîtes notre mère ?! Qu’avez-vous fait pour vos enfants morts à Urbaïs ? Pour les disparus ? Qu’avez-vous fait pour ceux qui vous faisaient confiance et que vous avez abandonnés ?!

Les mots rugissaient. La colère lui brûlait la gorge. Baako. Son visage lui apparaissait aussi net que celui de Gaïa. Ses yeux révulsés par la peur, ses traits figés dans une mort affreuse. La douleur s’estompait peu à peu pour laisser place à la fureur. La terre se fendit alors à ses pieds. Mala perdit son équilibre, manqua de tomber dans le gouffre, mais se rattrapa de justesse, d’un seul coup plus légère.

Mon vent.

— Chacun d’entre vous a accepté les risques de cette compétition.

Face à ce déni, la colère de Mala explosa dans sa gorge, froide et monstrueuse.

— Baako a respecté vos règles, alors pourquoi s’est-il retrouvé sur l’arène ? Pourquoi est-il mort alors qu’il avait réussi les défis ?

Gaïa resta stoïque et sans un mouvement de sa part, la terre se fendit à nouveau. Les cris de stupeur dans la foule amassée autour d’elles retentirent. Une fois de plus, Mala parvint à sauter pour éviter d’être avalée par le vide.

— Il a accepté son sort. Il est mort dignement.

— Il n’aurait pas dû être parmi les éliminés ce jour-ci, et vous le savez ! Si vous aviez arrêté les disparitions des autres concurrents à temps, s’il n’avait pas dû prendre la place d’une de ses coéquipières, si vous n’aviez pas voulu nous cacher la vérité ! Ils ne savent rien de ce qui s’est passé là-bas, n’est-ce pas ?

Une ride se forma entre les sourcils de la déesse.

— Ils savent que tu m’as trahie et que tu as rejoint l’ennemi et que tu t’opposes à moi.

Elle leva les bras et des herbes hautes s’enroulèrent autour des chevilles de Mala. Avant qu’elle ne puisse s’en débarrasser, des lianes lui emprisonnèrent les bras et un cocon de verdure l’immobilisa Seul son visage était encore à l’air libre.

— Ils ne savent pas que vous nous sacrifiez pour un stupide jeu d’orgueil avec les vôtres, hein ? Personne ne connaît l’histoire de Baako ! De tous les autres morts sur l’autel des jeux !

De la mousse lui couvrit la bouche l’empêchant de poursuivre. Gaïa prit son temps pour s’approcher d’elle. Elle pencha son visage vers le sien, et Mala y lut l’expression d’une victoire savourée.

— Ils savent que tu es mêlée et que tu les as trahi à cause de ta nature corrompue et infidèle.

Elle se tourna vers la foule. L’esprit de Mala fut aussitôt envahi par les présences qui cherchaient à y pénétrer.

— Mes enfants, dit la déesse d’une voix douce, je suis consciente des sacrifices que vous avez dû…

Malan’entendait plus rien, trop occupée à repousser les consciences qui s’infiltraient dans sa tête. elle luttait pour sa liberté, elle luttait pour trouver son air alors que la végétation autour d’elle l’enserrait et l’étouffait.

Son air…

Elle ferma les yeux et l’appela. L’implora, à bout de force, à bout d’espoir, quand soudain, elle le sentit naître dans chacune de ses paumes, puis grossir, exploser le carcan végétal autour d’elle, enfler jusqu’à l’aveugler, croître encore pour devenir incontrôlable et destructeur.

Non !

Elle le retint juste à temps : Gaïa avait perdu l’équilibre et se protégeait le visage avec ses bras, les premiers rangs de la foule avaient été soufflés.. Un silence inquiet régnait dans la forêt. Mala observa la déesse, et leva la main dans sa direction : elle l’emprisonna dans une boule d’air à quelques centimètres du sol. Sur le visage de Gaïa, la peur laissa place à la surprise, puis enfin à la colère. Une ire déformait les traits si apaisés et maternels qu’elle présentait d’ordinaire aux siens. Elle cria, mais personne ne put l’entendre. La main toujours tendue pour la maintenir sous son contrôle, Mala brisa le silence de la forêt :

— Je suis mêlée. Mais je suis Alayi. J’ai grandi ici, avec vous, je suis pleine de valeurs de partage et d’honnêteté de notre peuple.

La crainte qu’elle inspirait forçait le silence et lui permettait de s’exprimer. Pourtant, cela brisa quelque chose en elle.

Soudain, une femme se leva pour l’insulter en alayi, pointant un doigt accusateur. Elle serra les dents.

— Laissez-la continuer !

Un homme s’était redressé : c’était celui qui avait desserré ses liens, la veille. C’était celui qui lui avait soufflé courage, celui qui lui avait permis de retrouver la force qu’elle avait perdu.

— La déesse que nous aimons et à qui nous avons rendu hommage n'est qu'une image. Fabriquée par Gaïa pour mieux nous contrôler. Écoutez-moi ! Réfléchissez, pourquoi aurait-elle besoin de vérifier nos moindres pensées si elle nous faisait confiance ?

Les mines défiantes commencèrent à se crisper.

— Moi, j’ai confiance en vous. Et je n’ai pas besoin de vous espionner pour cela.

Ils se regardèrent tous les uns les autres.

— Elle a peur de moi car je peux la réduire au silence et vous permettre à vous, de vous exprimer.

Le cœur de Mala battit à tout rompre.

— Elle a raison, finit par dire quelqu’un dans la foule. Une fois, j’ai juste pensé à voyager à Halioès, et j’ai été puni…

Les murmures se répandirent dans la foule, petit à petit, jusqu’à devenir des discussions enflammées. Une femme alpagua Mala :

— Tu crois que tu peux remplacer la déesse, c’est ça ? Tu te prends pour qui ?

Une tension palpable s’installa entre elles, jusqu’à faire faiblir les dialogues. Beaucoup fixèrent leur regard sur Mala et attendaient sa réponse, qu’elle mit longtemps à formuler, pour être sûre de ne pas faillir :

— Je pense que nous, les Alayis, n’avons pas besoin de déesse.

Les chuchotis reprirent de plus belle, quand un jeune garçon haussa la voix pour demander :

— Si nous n’avons pas besoin d’elle, qu’allons-nous en faire ?

Depuis sa prison, Mala vit Gaïa écarquiller des yeux. Elle avait compris.

— On peut la garder prisonnière.

— Et comment ? À part Mala, personne ne peut la contenir ! Elle va revenir dans nos têtes ! dit un homme en appuyant un index rageur sur sa tempe.

—Et si Mala nous apprend à…

Les regards qui se posèrent sur Mala furent plein d’espoir. Enfin, elle reconnut les traits de ceux avec qui elle avait grandi, ceux qui l’appréciaient, ceux qui avaient foi en elle.

— Il faudra trouver des mêlés qui maîtrisent l’air, et l’entreprise est longue, leur apprit-elle.

Lys, Cathan et la Famille en savaient quelque chose.

— Ce n’est pas impossible, non ? Comment faire ?

Gaïa profita que l’attention de Mala fut accaparée par les questions pour taper contre la bulle d’air. Mala flancha alors qu’un souffle d’effroi se répandit parmi les siens. Elle dirigea ses deux mains tremblantes vers la déesse pour maintenir sa prison.

— Nous devons nous débarrasser d’elle !

Un vieillard dépassa l’assemblée avec un morceau de bois noueux qui lui servait de canne.

— Comment ? Un dieu ne peut pas mourir !

— Non, mais son enveloppe, si.

Le silence retomba. Mala avait reconnu cette voix et la silhouette qui s’avança dans sa direction : sa vieille tante Retha.

— Son corps est le lien qu’elle a avec notre terre : si on tue son enveloppe et si on ne l’autorise pas à en prendre une nouvelle, alors elle partira rejoindre sa place.

Quand Retha parvint à la hauteur de Mala, elle lui saisit les poignets pour l’aider à le maintenir. Elle lui sourit.

— Tu as la grâce de ton père, wossi.

Puis Retha se retourna vers l’assemblée et déclama :

— Nous pouvons mener notre propre vie sans le contrôle de la déesse. Sans la peur qu’elle nous donne des autres peuples. Notre identité d’Alayi est forte, nos valeurs sont puissantes, et nous n’avons pas besoin de nous cacher dans nos forêts comme Gaïa nous incitait à le faire. Il est temps pour nous de nous afficher aux yeux du monde tels que nous sommes.

Un moment de flottement passa dans l’assemblée où tous se regardèrent, se jaugèrent, quand enfin :

— Vas-y Mala !

Au départ isolée, cette incitation fut reprise et grossie par la foule. Toujours soutenue par sa vieille tante, Mala regarda la déesse dans sa prison d’air : la mâchoire serrée, les yeux écarquillés, le visage dur, la peur à présent déformait ses traits.

— Libère ton peuple, Mala, lui chuchota Retha.

Alors Mala vida l’air de la bulle. Gaïa ferma les yeux, avant de porter la main à sa gorge et d’ouvrir la bouche en grand. Les voix se turent et les râles de suffocation de la déesse résonnèrent dans la forêt. Les mains de Mala tremblèrent dans la ferme poigne de sa tante.

Mala sut qu’elle entendrait très longtemps l’agonie de cette femme redevenant mortelle, pendant de longues nuit d’insomnies.


Texte publié par Codan, 3 novembre 2023 à 09h47
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