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tome 2, Chapitre 16 « Aomi » tome 2, Chapitre 16

Aomi regardait par la fenêtre les paysages défiler au rythme du roulis régulier du train. Chaque entrechoc des rails envoyait un pic de douleur à son dos et à ses côtes mais pour rien au monde elle n’aurait laissé transparaître sa douleur.

Elle partageait la cabine avec sa sœur et la déesse qui, imperturbable de froideur, n’avait pas posé le regard sur elle depuis qu’ elle l’avait menacée. Elle voulait la garder sous son contrôle direct, d’où la présence d’Aomi dans le compartiment de luxe. Zaora gardait son attention sur la porte, et sa main se posait sur le poignard effilé à garde de dragon.

Pour une raison qu’elle ignorait, Aomi savait qu’elle ne risquait rien tant que le train n’était pas arrivé à Zahiara. Arrivée dans sa ville natale, il faudrait qu’elle fasse vite. Quoi ? Elle ne le savait pas non plus, mais une voix dans sa tête lui hurlait que c’était important et faisait pulser son sang de rage. Son eau s’agitait, son feu pire encore.

Dérangée par une sensation de picotements, elle fronça les sourcils et tourna la tête : Laosha la couvait d’un regard plein d’ire et de haine.

Sitôt qu’elle sortit du wagon, la chaleur l’accabla. Malgré la distance respectée par les gens du peuple qui déchargeaient les affaires de la déesse, l’odeur de sueur rance et de poussière qu’ils portaient sur eux lui agressa les narines. Le visage de Laosha se pinça et elle porta à son nez un mouchoir en soie parfumé. D’un geste, elle incita sa cour à la suivre et à quitter le quai, puis monta dans une chaise à porteur en bois laqué. Aomi resta avec les autres de ses Filles, assemblées autour de la cabine de la déesse. Un espace tout autour d’Aomi, long d’un bras, s’était formé automatiquement. Elle sentait les regards couler sur son corps, sur son œil au beurre noir, sur la longue cicatrice qui s’étalait sur sa joue…

Elles traversèrent la ville en fanfare, suivant la chaise à porteur de la déesse qui avait refermé les rideaux pour ne pas être incommodée par la vue des quartiers pauvres, mangés par le vent et le sable qu’il y charriait. Les habitants se courbaient à son passage, menacés par les armes des soldates, mais Aomi remarqua chez d’autres une défiance et un dégoût qui n’avaient jamais autant éclaté au grand jour. Elle se souvint de Fogeng, un ami qu’elle s’était fait pendant les années où elle avait vécu dans la basse Zahiara.

Tu verras, un jour, la déesse reviendra, mais ça ne sera plus pareil. Un jour, on en aura assez. Il suffira d’un rien pour que le pays s’embrase et qu’enfin, on les renverse de leur piédestal, elle et ses foutus nobles.

Un sourire vengeur s’étira sur les lèvres d’Aomi.

Après une énorme et clinquante réception pour féliciter les concurrentes du Grand Choix de leurs prestations, Laosha les avait toutes renvoyées de son palais hormis Aomi. Un servant était venu la chercher pour la mener au centre du Gynécée, dans cet endroit où très peu de monde avait le droit de pénétrer : son jardin.

Après un labyrinthe de pièces, de couloirs et de portes coulissantes en papier, ils y parvinrent enfin. Océan de verdure et de couleurs, d’une fraîcheur qui lui chatouillait la peau, Aomi aurait presque oublié le désert derrière les murs blancs qui protégeait le Gynécée de la déesse. Des bruits d’eau attirèrent son attention : une rivière artificielle s’écoulait jusqu’à une étendue d’eau où des carpes koï nageaient paresseusement. Laosha s’y tenait au bord, seule. Le regard baissé vers les poissons, elle lança :

— Laisse-nous, Gaochen.

Le servant s’abaissa une nouvelle fois avant de fermer la porte coulissante derrière lui. Aomi resta sur la coursive jusqu’à ce que Laosha lève les yeux vers elle. La colère qu’elle éprouvait s’écrasa sur l’indifférence de la jeune femme.

— Approche.

Aomi suivit le chemin tracé de dalles d’ardoises et rejoignit Laosha. La déesse s’était changée, troquant son kimono de voyage contre un autre plus léger, dans une étoffe bleue qui paraissait aussi fine qu’un nuage. Elle avait allégé sa coiffure de quelques bijoux et même son maquillage semblait moins fardé.

— Je suis fatiguée alors je ne veux pas perdre mon temps avec toi. As-tu une dernière volonté ?

Aomi garda le silence. La déesse la gifla avec violence.

— N’as-tu donc rien appris ?! Je t’accorde une dernière volonté avant de te mettre à mort, et tu oses ne pas me répondre ? Que ta mère et ta famille entière soit maudites pour avoir protégé l’enfant d’un chien d’Orgoï sous mon nez !

J’aurais aimé que tu restes près de moi, mon enfant de l’amour.

Kaoko, qui l’avait protégée, qui avait sali sa réputation pour elle. Kaoko qui l’avait élevée au péril de sa dignité.

— Laissez ma mère en-dehors de tout ça.

— Une bâtarde passe encore. Une mêlée, c’est hors de question qu’elle ne soit pas punie.

Les ongles manucurés de la déesse la griffèrent alors qu’elle lui attrapa le menton.

— Elle sera au premier rang demain, lors de ta mise à mort, avant de passer elle aussi à l'échafaud.

Des tréfonds de son inconscient, Aomi entendit sa voix surgir comme un écho :

Vous voulez que je la tue ?

Elle se saisit le poignet de la déesse et le comprima

Oui.

Une flamme gigantesque explosa sur la peau d’Aomi sans la brûler. Elle se sentit puissante, aussi puissante que la colère qui grondait en elle. En quelques secondes, le regard de la déesse passa du choc à la douleur, avant qu’elle ne reprenne le contrôle, puisant l’eau de la rivière pour les en arroser.

— Qui penses-tu être, sale mêlée ? Je suis ta déesse !

Trempée, son maquillage coulant sur son visage encore jeune et déjà ridé, la déesse laissait éclater sa colère.

— Vous avez peur de moi, n’est-ce pas ?

D’une main, Aomi rassembla l’eau autour d’elle en une épaisse lance de glace et de l’autre fit naître une nouvelle flamme, plus grande encore.

— Vous ne maîtrisez que l’eau. Qu’arrivera-t-il à votre corps si je le brûle ?

Laosha claqua des doigts et la lance se brisa.

— Je suis une déesse ! Tu ne peux RIEN contre moi !

— C’est pour ça que vous refusez que votre sang se mêle, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas que quelqu’un soit plus puissant que vous.

— Tu penses franchement pouvoir me menacer ? Je suis la maîtresse de ces terres.

La déesse créa autour d’elle une bulle d’eau. Aomi retint sa respiration. Elle tomba à genoux.

— Il suffirait que je te noie. Ou…

La bulle éclata. Les doigts de Laosha s’arquèrent comme les griffes d’un oiseau.

— Que je retire toute l’eau de ton corps.

Chaque pore de sa peau transpira de grosses gouttes de sueur, qui créèrent comme un film d’eau tout autour d’elle avant de s’écraser sur le sol. Le regard vissé dans celui de la déesse, Aomi voulut parler, mais sa bouche desséchée en était incapable.

— Ce n’est pas assez rapide, décida Laosha

Ses doigts se crispèrent plus encore : cette fois, le sang d’Aomi dégorgeait de sa peau et s’écoulait en de longues traînées tout autour d’elle, dans l’herbe parfaitement taillée du jardin. Son cœur affolé ne parvenait à suivre la cadence, la tête lui tournait, elle s’étouffait bientôt sur son propre sang qu’elle vomissait. Les mains tremblantes, Aomi tendit les bras pour atteindre quelques touffes encore sèches, loin d’elle… et les embrasa.

Le feu se répandit à grande vitesse, en cercle autour d’elles, allant jusqu’à s’attaquer à la coursive de bois et aux portes en papier. Laosha défit son emprise sur le corps d’Aomi qui reprit sa respiration et se redressa. Des soldates s’amassèrent autour de la frontière de flammes et projetèrent de l’eau sans succès. Et les flammes attaquèrent : les cris d’effroi et de souffrance qu’Aomi entendit la firent sourire. Cela lui donna la force de se relever, d’affronter la fatigue de son corps pour lui demander un ultime effort. La déesse lança un regard choqué autour d’elle et leva les deux mains en l’air : un nuage se concentra au-dessus de leurs têtes. Aomi claqua des doigts : une flamme crépita sous les pieds de Laosha qui recula. L’orage éclata alors et la pluie tomba, couvrant les cris d’horreur.

De la main droite, Aomi fit de son mieux pour interrompre les trombes d’eau, alors que de la gauche, elle ravivait les flammes de l’incendie qui ravageait désormais la forêt de bambous. La maîtrise de l’eau de la déesse était plus puissante que la sienne : Laosha redoubla le rythme des pluies. Aomi serra les dents. Elle ne devait pas échouer. Son corps à bout menaçait de la trahir et de s’effondrer, mais Aomi poussa toute son énergie dans ses veines, jusqu’au point au point de non-retour.

Elle s’approcha de Laosha et lui décocha un coup de pied retourné. Malgré son étroit kimono, la déesse l’évita, attrapa sa jambe et la tira à elle.

— Parce que tu crois que j’ai choisi d’habiter un corps faible ?

Aomi sourit, lui frappa le front d’un violent coup de tête puis l’encercla entre ses bras avant que Laosha ne reprenne conscience. Bientôt, elle allait mourir et ne pourrait plus…

Maintenant. Maintenant.

Son feu jaillit de toutes les cellules de son corps, d’un seul coup, violent, vif, puissant, incontrôlable. Il réduisit absolument tout en cendres.


Texte publié par Codan, 3 novembre 2023 à 09h19
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