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tome 2, Chapitre 15 « Peon » tome 2, Chapitre 15

Danaël avait encore une fois de plus eu raison : peu de temps plus tard, Cathan envoya Peon à Logowa. Il avait dû tresser ses cheveux plaqués contre son crâne, et maquiller son visage pour qu’on ne le reconnaisse pas. Comme la dernière fois, le stratagème fonctionna. Liako ouvrait la marche devant lui en ce matin frisquet, et lui jetait de fréquentes œillades pour surveiller qu’il la suivait. Au milieu de la foule d’ouvriers et de travailleurs matinaux, il était facile de se perdre. Les fumées des usines avaient remplacé les fumets des boulangeries, les lampes à pétrole s’étaient espacées, et les bâtiments n’avaient rien de la régularité et de la blancheur des beaux quartiers. C’était ici que la ville avait installé sa gare, porteuse de bruits et d’odeurs inopportuns pour la population aisée d’Urbaïs.

Sans doute pour la dernière fois, Peon regarda cette ville dans laquelle il avait fondé tellement d’espoirs de gloire. Tout cela lui semblait dérisoire, à présent. Il y était entré en héros, il en sortait en fugitif. Son portrait était affiché partout sur les murs. À plusieurs reprises il crut qu’on l’avait reconnu. Plus ils s’approchaient de la gare et plus Peon devenait nerveux.

— Reprends-toi ou on va vraiment finir par se faire arrêter, lui chuchota Liako.

La foule était plus dense et il devenait difficile de circuler entre les travailleurs descendant des trains et rejoignant leurs usines. Liako joua des coudes. Elle finit par lui attraper le bras pour l’entraîner sans ménagement à sa suite. Enfin arrivés sur le quai, Liako lui fourra son billet et quelques pièces dans la main.

— C’est le train qui va vers l’Ouest. Attention à bien rester les voitures de tête, les dernières seront détachées en cours de route pour aller vers le sud. T’as un peu de sous pour te payer à manger. En cas de contrôle, tu es Jasp Harek et tu retournes chez toi à cause de la dissolution des équipes.

Le nom éveilla un souvenir chez Peon.

— C’est pas un autre concurrent ?

— T’inquiète pas, tu lui ressembles assez pour que ça passe inaperçu, et là où il est, il ne viendra pas t’enquiquiner.

Peon fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’elle sous-entendait ? Où était ce Jasp Harek ? Lui avaient-ils effacé la mémoire, à lui aussi ? Il n’avait pas demandé à Danaël. Danaël savait certainement… Où était-il ?

— Tu vas à Logowa, tu fais ce que Cathan t’a dit et basta. Ça roule ?

— Et si j’y laisse ma peau ? chuchota Peon.

Il pensait à Danaël et à sa promesse de le retrouver. Liako renâcla d’une façon qui lui rappelait Aomi.

— T’étais bien prêt à mourir pour la Divinité supérieure, non ?

Un sifflement retentit. Peon leva la tête et regarda autour de lui : le contrôleur annonçait le départ.

— Je devrais y… Liako ?

Elle avait disparu dans la foule sans un adieu.

En marchant près des rails, quelque chose attira son regard. Une voiture dont les rideaux avaient été tirés. Des soldates mushadines armées jusqu’aux dents en sortirent, et, avant qu’elles ne ferment la porte, Peon eut le temps d’apercevoir une silhouette connue.

Aomi.

Son cœur bondit dans sa poitrine. C’était bref, mais il était certain d’avoir reconnu son profil, sa façon de se tenir. Son premier réflexe fut de faire un pas vers elle, mais aussitôt, les soldates le lorgnèrent d’un œil mauvais au-dessus des cigarettes qu’elles se roulaient. Il fit demi-tour en tête de train.

Que faisait-elle ici, avec des soldates mushadines ? Était-elle toujours aux mains de la déesse ? Avait-elle la même mission que lui, que Mala et que Danaël ?

Comme à de nombreuses reprises lors de ces mois écoulés, elle lui manqua. Sa discussion, ses reproches, ses conseils, la façon qu’elle avait d’affronter son regard et de ne jamais baisser le sien.

Elle va s’en sortir. Si quelqu’un peut supporter tout ça, c’est elle.

Il n’aurait sans doute pas la réponse à toutes ses questions, mais il avait confiance en elle. Un sourire s’étendit sur ses lèvres à cette idée : lui, faire confiance à une Mushadine.

Le vent caressa son visage, lui rappelant le goût des baisers de Danaël.

Sur le quai d’en face, un contrôleur alerta après un coup de sifflet strident :

— Dernier rappel pour Halioes ! Le train part dans deux minutes !

Peon lança un coup d'œil en arrière, ramena son paquetage sur son épaule et traversa le quai pour grimper dans le wagon. Son pied en frappa le plancher.

Danaël avait besoin de lui.

Il s’installa sur une place vide dans un compartiment occupé par une famille agitée qui ne faisait pas attention à lui. Près de la fenêtre, il regardait le train avaler les rails dans un rythme effréné. Il repensa à son entrevue avec Cathan, la veille. Elle lui avait parlé avec une franchise déroutante, sans aucune diplomatie.

Tu es celui qui doit tuer Waal à l’endroit où il est descendu sur terre. Fais attention d’être seul et que personne ne soit à proximité de lui : il pourrait s’en servir de nouveau réceptacle et tu devras alors tout recommencer.

Il n’avait aucune idée de comment faire. La seule certitude qu’il avait, c’était qu’il devait réussir et qu’il n’aurait le droit qu’à une seule chance.

Une chance qu’il n’était pas prêt à tenter pour l’instant. Il devait retrouver Danaël. Le reste, il verrait plus tard.

Le train s’arrêta pour quelques heures, le temps que le conducteur orgoï se repose et de détacher les derniers wagons qui partaient vers les Terres de Sylve, au sud. Peon en profita pour se dégourdir les jambes. L’air frais des grandes plaines s’abattit sur son visage dès qu’il descendit du wagon. Il sourit : elles étaient loin, les rues étriquées d’Urbaïs et sa modernité clinquante, ici commençait la nature dans toute son immensité et sa noblesse. Le vent charriait des odeurs de printemps et la végétation était d’un vert que ses yeux d’Orgoï n’avaient jamais vu aussi intense. Il resta de longs moments hypnotisé par les prairies verdoyantes et les champs où de nombreuses personnes s’affairaient.

Peut-être que la mère de Danaël avait grandi ici avant de l’abandonner à Halioès, dans l’orphelinat du Haut Monastère. Peut-être que sa propre mère, Garhenae, était venue ici avec la troupe de L’horizon et qu’elle avait été frappée par l’immensité de ce vert et par la fraîcheur de ce vent. Jamais Peon n’avait été autant vers l’Est et pourtant, jamais il n’avait eu l’impression d’être à ce point en accord avec lui-même.

D’après les conversations autour de lui, il comprit que le trajet allait encore durer une bonne demi-journée avant d’arriver à Halioès. À chaque fois qu’il croisait le regard de quelqu’un, il s’efforçait de ne pas baisser le sien, même si l’angoisse d’être reconnu lui tenaillait le ventre. Il s’éloigna un peu lorsqu’un garçon d’environ son âge commença à l’observer avec trop d’insistance.

Danaël l’attendait.

Alors que le train s’engageait dans la gare, Peon nota un point commun avec celle de Logowa : elle n’était pas à Halioès même, elle se situait plus en amont. Dès qu’il posa pied à terre, le vent s’engouffra dans ses cheveux, charriant avec lui de lourds parfums iodés. Il plissa les paupières avant de s’habituer.

— Eh bah, l’Orgoï, c’est la première fois que tu viens ici ?

Un compatriote, le dépassant d’une bonne tête, lui sourit. Il y avait quelque chose d’avenant dans son sourire et dans la rondeur de son visage. Peon remarqua aussitôt que ses cheveux frôlaient à peine ses épaules : à son âge, ils auraient dû être plus longs.

— Oui, avoua Peon.

— Tu me dis quelque chose… On ne se serait pas croisé ?

Le cœur de Peon s’emballa. Il se rassura en passant la main sur ses cheveux tressés et plaqués contre son crâne.

— Je ne pense pas. Jasp Harek. Katak !

Peon frappa son poing droit sur le côté gauche de sa poitrine, au-dessus du cœur, à la manière orgoïe. L’autre fit de même.

Katak ! Darek Fenrir.

Un Fenrir. Peon pensa automatiquement à Olek, resté à Logowa, à son frère Chilam dans l’armée de l’empereur. Il fit de son mieux pour ne pas baisser les yeux.

— Tu es ici pour quoi ?

Il se rappela des nouvelles que lui avait rapportées Faëki et improvisa.

— J’ai appris que Lan donnait encore des fêtes pour son retour dans ses terres, alors je suis venu en profiter.

— Ah, fit Darek, tu fais bien. Beaucoup pensent que ce sont les dernières avant longtemps, il y a trop de réparations à faire à cause des explosions et des incendies. Ils risquent de se serrer la ceinture.

Peon hocha la tête. D’un geste, Darek l’invita à le suivre et ils avancèrent jusqu’à un escalier creusé dans la falaise.

— Et toi ? demanda Peon.

— Je suis marchand, je fais le voyage deux fois par an. J’ai l’habitude de cette ville et de ses mœurs. Je te préviens : rien ne ressemble à Logowa !

Les yeux de Peon s’attardèrent sur le haut bâtiment immaculé que l’on voyait à plusieurs dizaines de mètres sur leur droite, gardés par une demi-douzaine d’hommes armés.

— C’est le Haut Monastère. Des étrangers comme nous n’ont pas le droit de l’approcher, seuls les moines le peuvent.

Danaël a grandi là-dedans.

La vue de là-haut est sublime, Peon. On voit la mer, et tous ses reflets bleus. Tu as déjà vu la mer ? Tu verras, c’est superbe. C’est immense et infini.

— Woh !

— T’as le vertige, petit ? J’aurais dû te prévenir !

Halioès, la ville falaise, s’étendait sous leurs pieds. Plusieurs mètres en contrebas, les pêcheurs n’étaient que de simples silhouettes se mouvant près d’une énorme masse bleue aux reflets gris et verts, aussi agitée que les yeux de Danaël lorsqu’une idée faisait son chemin. Face au vent, devant cette immensité, Peon eut l’impression de respirer pour la première fois.

Darek descendit l’escalier comme s’il l’avait déjà fait mille fois. Peon s’accrocha à la balustrade et le suivit avec moins d’assurance.

— Tu sais où dormir, ce soir ? Je t’invite ! Ça va te faire du bien de parler orgoï !

Peon sourit. La convivialité de son peuple se vérifiait au-delà des frontières et cela le rassurait. Il fit taire sa méfiance et accepta l’invitation.

Évoluer dans Halioès demandait une certaine forme de patience : plus ils descendaient, et plus les escaliers et les paliers étaient encombrés de monde. Le bruit était partout, composé de rires, de discussions, de disputes… Et toujours présent dans le fond, le roulis des vagues. Darek s’arrêta au plus bas niveau, à quelques mètres du sol

— Ici, les plus aisés habitent en haut. L’odeur des poissons, c’est réservé aux étrangers et aux pauvres !

Quand Darek poussa la porte colorée d’une maison troglodyte, la chaleur de l’endroit frappa les joues de Peon. La lumière ne provenait que d’une petite fenêtre et d’une lampe à huile. Dans le fond, un rideau séparait la pièce en deux.

Katak Darek !

Katak Charak !

Darek prit une femme dans ses bras et lui frappa le dos, comme seuls peuvent le faire des gens de la même famille. La langue légère et ronde des Thaelins fut laissée de côté sitôt la porte fermée pour laisser la place à l’orgoï dur et sec.

— Tu es ?

La femme posa un regard doré et franc sur Peon. Elle était grande, musclée comme les femmes de son peuple, une cicatrice lui barrait la joue gauche en diagonale, frôlant de près son œil.

— Jasp Harek. Katak !

Elle ne lui rendit pas de suite son salut et l’observa une bonne minute, avant de frapper son torse du poing droit.

— Que fais-tu ici ? Tu es marchand, toi aussi ?

— C’est un gamin qui est venu pour les festivités de Lan. Il vient d’Urbaïs, je me disais qu’il pouvait nous informer.

— Ah ! lâcha Charak avec un sourire. Tu fais bien ! On ne sait pas quand Lan pourra de nouveau en faire ! Tu peux rester ici si tu veux, mais en échange, tu nous aideras. On doit ranger et organiser notre départ d’ici avant que ça finisse par chauffer et que notre chiffre d’affaires dégringole.

C’était le principe même chez les Orgoïs : lorsqu’on vous rendait service, vous deviez renvoyer la politesse.

— Sinon, comment ça se passe à la capitale ? lui demanda Charak.

Darek lui servit une chope de bière thaeline et quelques fruits secs. Peon le remercia d’un coup de tête puis prit une gorgée avant de commencer son récit. Il raconta brièvement ce qu’il s’était passé : le Grand Choix, l’explosion, la traque des résistants, le nouveau corps de la Divinité supérieure et le renvoi des candidats. Charak hocha la tête, le sourire aux lèvres.

— Ça a l’air de vous faire plaisir, nota Peon.

L’hôtesse fixa sur lui son regard doré.

— Je vais te confier un secret, nok Harek : profite des festivités de Lan. Ce sera sans doute les dernières qu’il organisera.

Peon fronça des sourcils et plissa les yeux.

— Je voulais vous demander : je dois retrouver quelqu’un, comment dois-je m’y prendre ?

Darek soupira :

— Si tu ne nous donnes pas plus d’informations, gamin…

— Un Thaelin, ancien participant au Grand Choix, il revient d’Urbaïs et il a dû arriver il y a quelques jours.

Peon se mordit les lèvres.

— C’est un grand blond… non brun, et... il boîte un peu.

Charak et Darek se regardèrent. Derrière eux, le rideau s’agita.

— Peon ?

Son souffle se coupa lorsque ses yeux tombèrent dans ceux, d’un bleu-gris ombrageux, de Danaël. Son cœur s’emballa une seconde, avant de s’apaiser, comme rassuré de se retrouver chez lui.

— Danaël, répondit-il.

Le Thaelin resta immobile, avant de traverser la pièce et de le serrer dans ses bras avec force. Peon glissa les siens autour de sa taille et nicha son nez dans son cou pour respirer son odeur.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? lui glissa le Thaelin dans l’oreille, refusant de le lâcher.

— Vous vous connaissez ?

— Il est de la Famille !

Danaël se détacha juste assez de lui pour le prendre par les épaules et l’observer. Dans ses yeux se disputaient l'inquiétude et la joie de le retrouver.

— Alors tu vas l’aider pour sa mission, gamin ?

Peon hocha la tête, le regard accroché à celui de Danaël.


Texte publié par Codan, 30 octobre 2023 à 10h32
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