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tome 2, Chapitre 14 « Danaël » tome 2, Chapitre 14

– Alors c’est à ton tour de partir ?

Danaël leva la tête du sac de voyage qu’il était en train de remplir. Dans l’embrasure de la porte, Peon évita son regard et fixa le plancher de la chambre.

— Cathan pense que c’est le bon moment. L’empereur a trouvé un nouveau corps et beaucoup de nos concurrents sont en train de repartir chez eux.

— Et Lys, il en pense quoi ?

Danaël haussa les épaules. Lys n’était pas revenu au quartier général depuis la fuite de Mala et personne ne l’avait croisé depuis. Quand il avait osé demandé à la cheffe des rebelles, celle-ci s’était crispée et avait gardé le silence. Même le bavard Faëki n’avait pas voulu lui en dire plus. Ce silence frustrait Danaël.

Les lattes de poids craquèrent quand Peon avança vers lui. Il porta son regard sur le mur végétalisé, et évita de justesse une liane qui s’étendit pour le chatouiller. Danaël rit.

— Arrête ça ! se plaignit l’Orgoï, laissant transparaître son accent butant sur les consonnes.

Danaël renvoya la liane avec ses consœurs.

— Si tu avais été là, Lys aurait certainement aménagé une chambre-baignoire pour te forcer à ne pas te noyer.

— C’est vrai qu’il manie les quatre éléments ?

Peon avait chuchoté comme un enfant qui a peur de se faire gronder.

— Oui. Il est impressionnant. Tu verras, quand il repassera dans le coin !

Peon hocha la tête, les yeux continuant d’aller et venir sur les murs de la chambre sans qu’il ne les pose sur Danaël.

— Qu’est-ce que t’as ?

Les mâchoires de Peon se tendirent.

— Tu vas revenir ici ?

— Je ne sais pas.

Peon fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Danaël expira un souffle trop lourd pour ses poumons. Il se rappela des mots de Lys, ses mises en garde et ses conseils.

— Tu le sais.

— Alors vous venez me chercher, et vous me laissez là, tout seul comme un gland ? Déjà que Cathan a interdit qu’on aille tirer Aomi de là, je ne vois pas ce que je…

— Toi aussi, tu vas devoir partir, Peon, le coupa Danaël d’une voix douce. Tu vas devoir faire à Waal ce que je vais faire à Lan.

L’Orgoï s’immobilisa, ferma les yeux, et passa une main dans ses boucles folles. Danaël constata avec une certaine nostalgie qu’elles avaient poussé depuis la première fois qu’ils s’étaient rencontrés.

— Si tu… si jamais tu t’en sors, tu reviendras ici. Je ferai pareil. Je…

— D’accord, répondit le Thaelin.

Peon rouvrit les paupières et plongea son regard dans celui de Danaël. Ses grands yeux sombres semblaient hurler tout ce que sa bouche taisait.

— Tu vas me manquer aussi, murmura Danaël.

— T’as intérêt à revenir en un seul morceau, lâcha Peon.

— Tu ne peux pas t’empêcher de m’aboyer dessus chaque fois qu’on se parle.

— Et c’est toi qui me dis ça…

Peon le fixa encore quelques longues secondes, s’humidifia les lèvres comme s’il allait ajouter quelque chose. Avant qu’il ne fasse demi-tour, Danaël lui attrapa le poignet. Il se pencha vers lui, donnant le temps à Peon de se refuser, mais celui-ci s’inclina en arrière, le tira par le col et enroula un bras autour de ses hanches. Danaël prit son visage en coupe et l’embrassa. L’énergie de Peon coula dans ses veines, comme un fauve qui déploie ses muscles, tandis que la sienne le quittait à la manière d’une brise d’été. Peon mordilla sa lèvre lui arrachant un gémissement de surprise. Danaël rompit le baiser et lui décocha un regard interrogatif. Il eut juste le temps de distinguer la tristesse de son regard avant que Peon ne se blottisse contre lui, le visage dans son cou. Danaël le serra et passa une main dans les boucles brunes qui lui chatouillaient la peau.

— C’est l’heure, tonna Cathan en passant devant sa chambre.

Danaël jeta son manteau sur ses épaules, attrapa son sac et la suivit.

Il faisait nuit, mais les lampadaires à pétrole inondaient la rue de lumière. Danaël baissa sa capuche sur son visage. Droite, les talons des bottes de Cathan claquaient sur le pavé au rythme cadencé de ses longues foulées. Danaël fut heureux d’avoir avalé la potion de Mala avant de partir : il put adopter la même démarche sans que son genou ne le fasse souffrir.

Cathan ne décocha pas un mot durant tout le trajet. Elle les fit passer par les ruelles les plus étroites et les chemins les plus cachés pour éviter les soldats qui patrouillaient pour faire respecter le couvre-feu encore de vigueur.

Alors qu’ils arrivaient sur le port, Danaël remarqua que des dockers chargeaient une longue gabarre. Cathan aborda le propriétaire d’un salut de tête. L’homme, trapu et barbu, tira une bouffée de sa pipe en analysant Danaël de haut en bas.

— Alors c’est lui que je dois emmener ?

— Oui. Il ne rechigne pas à la tâche et tu pourras le faire travailler à bord.

— Tu fermeras les yeux sur mon prochain arrivage, hein ? C’est ce qu’on avait dit ?

— C’est ce qu’on avait dit.

Le marchand eut un sourire édenté.

— J’aimerais bien savoir pourquoi la plus rigoureuse et intraitable des stevedores se laisse corrompre pour un simple service…

Danaël se mordilla les lèvres. Cathan lui avait bien recommandé de ne pas faire allusion à sa participation au Grand Choix. Toujours en mouvements, les marchands n’avaient qu’une vague connaissance des récents événements de la capitale et pour eux, il n’était qu’un gamin voulant rejoindre sa patrie comme tant d’autres.

— Fais ce que je te demande. Le gosse a intérêt à arriver en entier à Halioès ou je me ferais un plaisir d’épingler ta cargaison d’alcool frelaté.

— Doucement ! Tu sais que je n’ai qu’une seule parole !

Cathan le fusilla de son regard perçant, puis s’adressa à Danaël.

— Cherche la maison des marchands orgoïs, des gens qui s’appellent Fenrir. Ils t’aideront. Tu fais ce que la jolie fleur t’a demandé. La réussite est la seule option que je t’offre.

Sans un mot d’encouragement, elle tourna des talons, laissant Danaël le cœur battant d’angoisse.

Danaël retira la capuche de son manteau de laine pour pouvoir laisser le vent du fleuve caresser ses cheveux. Il ferma les yeux. Plus ils progressaient vers l’est et plus l’air soufflait, charriant avec lui les parfums de la mer.

— Encore combien de temps avant d’arriver à Halioès ? demanda-t-il au marchand.

— Il faudra encore une demi-journée. On est bien chargé, je préfère prendre mon temps.

Une demi-journée. Ils étaient partis la veille, très tôt le matin. La boule d'anxiété grossit.

— Fais pas cette tête, tu risques rien avec moi. Palaïk n’a qu’une seule parole. Tu arriveras en entier à Halioès.

Danaël eut un sourire forcé. Il commençait à apprécier le marchand. Il ne parlait pas beaucoup, ne posait pas de question, et lui avait appris à manier la barre. Ils se relayaient pour pouvoir prendre un peu de sommeil.

— Tu viens de là-bas ?

— Oui, répondit Danaël.

— Alors tu dois comprendre ce que ça fait de la sentir qui se rapproche, la mer.

Palaïk prit une grande inspiration, les lèvres tendues en un sourire bienheureux. L’air iodé frappait leur visage, de plus en plus intense, le rire des mouettes s’approchait.

— J’ai beau avoir parcouru tous les chemins de l’empire, aucun ne me rend aussi heureux que celui-ci.

Danaël aurait dû lui aussi être heureux, mais tout ce qu’il éprouvait, c’était une peur panique et le sentiment de ne pas être à la hauteur.

En soirée, Palaïk les firent descendre le fleuve Thanaïs jusqu’à son embouchure, puis prendre la mer pour les quelques kilomètres qui séparaient la ville Faödaël de la capitale Halioès. Lorsqu’ils débarquèrent au pied de la ville falaise, celle-ci s’était habillée de lumières qui dansaient sur les façades colorées des maisons troglodytes. À l’oreille de Danaël, Les musiques de fête se superposaient aux rires, les odeurs de nourriture se mélangeaient pour former ce fumet si caractéristique et indescriptible que le jeune homme associait à son chez lui. Il pencha plus encore la tête pour embrasser le cadre du regard, ébloui par la beauté de sa ville, noyé par la nostalgie du retour, conscient qu’il ne serait jamais plus le même que lorsqu’il était parti.

Tout en haut de la falaise, d’une blancheur immaculée qui se découpait dans la nuit, le Haut Monastère semblait surveiller l’agitation qui se déroulait à ses pieds avec un calme olympien.

La solidité de la falaise dépend de la magie de Lan. Il l’a bénie en posant son céleste pied depuis le Monde d’En Haut lorsqu’il est descendu pour nous.

Quand ce fut au tour de la gabarre de Palaïk d’être déchargée par les dockers, le marchand tapota l’épaule du jeune homme.

— Tu préviendras Cathan que tu es arrivé en entier, hein ?

Danaël hocha la tête, même s’il ne savait pas s’il en aurait l’opportunité.

— Tu sais ce qu’on fête ? demanda Palaïk à un docker.

— Le retour de Lan ! Il est enfin revenu d’Urbaïs !

La nouvelle foudroya Danaël. Le dieu était parti d’Urbaïs quelques semaines plus tôt et s’était arrêté en chemin sur toutes les villes thaelines pour regagner son peuple grâce à des festivités sans pareille. A présent, ils étaient tous les deux de retour.


Texte publié par Codan, 30 octobre 2023 à 09h40
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