Mala resserra le châle autour de ses épaules alors qu’elle descendait du bateau. Elle sortit les quelques pièces de la bourse que Zaya lui avait donnée la veille et paya le marchand thaelin pour l’escale. Il empocha l’argent, puis la salua. La culpabilité rongea Mala en songeant à la vieille aveugle, à son départ précipité, aux personnes qu’elle n’avait pas pu saluer une dernière fois.
— Au plaisir !
Il se retourna vers sa gabarre et hurla des ordres à son second pour remettre le navire à flot jusqu’à l’embouchure du fleuve Thanaïs, leur destination finale. Si Mala avait d’abord craint pour sa sécurité, elle avait vite découvert que tant qu’ils étaient payés pour le voyage et leur silence, elle ne craignait rien. Elle regarda la gabarre s’effacer dans la brume du fleuve, puis se retourna.
Elle réajusta le sac en bandoulière qui contenait ses provisions. Il lui restait un bout de chemin à parcourir avant de pouvoir atteindre Adeyabo. Devant elle se dressait la forêt, plus obscure que dans son souvenir. La jeune Alayi s’approcha du premier arbre et posa la main sur l’écorce en fermant les yeux. Le flux de vie en parcourait le tronc et pulsait contre sa paume. Au moins, cette sensation de bien-être n’avait pas changé.
Mala fit quelques pas de plus pour entrer dans la forêt, sans ne crainte de se perdre : elle restait une fille de la sylve. Elle repensa aux indications que Zaya lui avait confiées, d’esprit à esprit. Elle repensa à Baako. Son pas se fit plus vif.
Au fur et à mesure de son parcours, le soleil avançait sa course dans le ciel et réussissait à percer la canopée épaisse. En levant les yeux, Mala sourit. Cette ambiance lui avait manqué.
Au bout de cette journée de marche, elle réussit à atteindre le premier village alayi. Mala le contempla de loin un long moment. Ne pas s'arrêter, c'était ne pas attirer l'attention. Mais... Une Alayi que ne salue pas les siens est encore plus suspect.
— Ayii !
Aussitôt, quelques têtes d’enfants émergèrent des buissons. Ils se précipitèrent vers elle avec l’innocence et la confiance propre à son peuple.
— Bonjour, leur dit-elle dans leur langue. Y’aurait-il un endroit où je peux me reposer ?
Ils babillèrent tous en même temps, ce qui la fit rire, puis attrapèrent ses mains et la guidèrent jusqu’au centre du village.
— Ayii !
Les plus vieux du village la saluèrent avec de grands sourires. Un sentiment de bien-être envahit Mala. Enfin, elle se sentit chez elle.
— Quel est ton nom, woddi ?
Cette simple question la ramena à sa condition : celle d’une rebelle défiant l’autorité de sa déesse. Elle avala sa salive, avant de prononcer :
— Adija, fille de Ramaya.
Elle repensa à son amie calme et souriante et se demanda ce qui lui était arrivé. Si elle était encore en vie. Si elles étaient encore amies. Mala, fille d’Ossia, connue pour son honnêteté et sa franche diplomatie, n’était plus qu’une créature qu’Urbaïs avait forcée au mensonge.
Non, pensa-t-elle. Ma vie est un mensonge. Ma vie est un mensonge, parce que Gaïa en a décidé ainsi.
Peu habitués à ce qu’on dissimule des choses, les Alayis en face d’elle acquiescèrent.
— Veux-tu qu’on prévienne les tiens que tu es sur le retour ?
Mala ne devait pas être la première concurrente du Grand Choix à revenir, devina-t-elle. Sans doute avaient-ils fait passer beaucoup de messages par le biais de leur communication d’esprit à esprit. Surveillée bien sûr par la déesse. Mala sourit, mais personne ne sut remarquer la tristesse de ce geste.
— Je veux leur faire la surprise.
Qui plus est, elle n’était pas sûre qu’Adija ne soit pas déjà rentrée chez elle : le message aurait été étrange pour sa communauté, et aurait mis Gaïa sur ses gardes.
— C’est le genre de surprise qui fait plaisir, commenta une petite vieille en se levant.
Elle vint vers la jeune femme et, d’une main dans le dos, l’incita à avancer.
— Viens, installe-toi, les jeunes sont en train de faire à manger, tu vas rester avec nous cette nuit.
Mala sourit face à la simple coutume de son peuple qu’était d’accueillir à bras ouverts tout personne qui se présentait. La culpabilité de leur mentir et de les tromper lui envahit la gorge comme une bile amère, lui donnant envie de vomir.
Ils l’installèrent au milieu d’eux et se mirent à lui poser des questions sur les épreuves. Mala leur expliqua. Elle leur décrivit les autres peuples, les dieux et leurs Donneurs, leur dépeignit l’empereur et l’aura d’autorité et de puissance qui émanait de lui. Ils l’écoutèrent avec avidité, croisant ce qu’elle disait avec ce qu’ils avaient déjà entendu
— Est-ce vrai qu’on vous a forcé à être en… équipe avec des personnes des autres peuples ?
L’expression froncée des visages, mélange de crainte et d’indignation, lui indiqua la manière dont elle devait réagir. Elle prit une mine affligée.
— Oui… Je ne pense pas avoir vécu de pire épreuve que celle-ci.
L’homme le plus proche lui tapota le dos de manière compatissante. Son dégoût d’elle-même grimpa d’un cran alors qu’elle pensa à Danaël, son esprit aussi affuté que le sien et leurs longues discussions, collés au mur qui les séparait.
A l’heure du repas, tout le village se réunit sur la place, où des petites bougies furent allumées à chaque natte. Mala s’était installée à celle de la matriarche, la place de l’invité d’honneur. Un verre d’alcool de mûre fut levé à son honneur, puis l’on servit les plats. Mala regarda le ballet d’échanges de bols, de sourires, de pains, de rires. Jamais elle n’avait retrouvé cette convivialité à Urbaïs. Le sourire décoré de fossettes d’un jeune homme, lui amenant un bol de légumes cuits à la vapeur, alluma une douleur toujours tapie en elle, à l’affût de la moindre réminiscence.
Baako.
Les larmes surgirent sans qu’elle ne puisse les arrêter. Le jeune homme se confondit en excuses et chercha à la rassurer, sans succès. La matriarche, Dofija, l’éloigna d’un geste du bras et se pencha vers Mala.
— Qu’est-ce qui se passe, wossi ?
Mala ne réussit à surmonter la tristesse qui l’avait inondée qu’à coup de colère. Ce n’était pas sa faute. Gaïa ne l’avait pas protégé. Gaïa l’avait abandonné. Rien n’était plus comme avant.
Cette fois, elle choisit de ne pas mentir, de ne pas cacher la peine qui fit trembler sa voix.
— Mon jima lui ressemble. Je l’ai perdu à Urbaïs.
Les villageois partagèrent sa douleur comme s’ils l’avaient vécue. D’un accord tacite, plus personne ne lui posa de questions sur le Grand Choix.
Mala s’était endormie, repue de chaleur, dans la case que Dofija avait libérée pour elle. Rompue par sa journée de marche et par le voyage fluvial, elle trouva le sommeil sans difficulté. La forêt, ses bruits, ses odeurs, le contact de la natte sous sa joue… Une nostalgie immense s’empara d’elle. C’était comme si elle revenait dans un endroit où elle n’avait plus vraiment sa place,
Elle se réveilla avec la sensation d’étouffer. Elle s’assit, passa une main sur son crâne rasé où perlait la sueur et soupira. Dehors, tout était calme, le village entier était plongé dans le sommeil. Le ciel était noir, constellé d’étoiles et mangé par la canopé. Les branches ne bougeaient pas. Pour la première fois, l’humidité de l’endroit et la chaleur lui colla à la peau.
Elle se dirigea vers la clairière, se guidant à l’aide des lucioles, et s’appuya sur les troncs épais. L’inspiration qu’elle prit ne la calma pas. Il grondait en lui, la titillait, lui chatouillait les doigts. Elle ouvrit la paume et la retourna vers le ciel. Juste un peu d’air.
Une brise naquit entre ses doigts et grossit d’un seul coup. Malgré elle, Mala se sentit mieux. Elle sourit.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle détacha les yeux de sa paume pour croiser le regard horrifié de Baako… avant de reconnaître le jeune homme qui l’avait servie. Son cœur sombra et la panique explosa dans ses veines.
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