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tome 2, Chapitre 12 « Aomi » tome 2, Chapitre 12

— Mimi !

Aomi se tourna en direction du chef de travaux. Elle n’avait pas dit son vrai nom : la particule “ao”, signe de sa noblesse, la trahirait, et les nobles n’étaient pas bien vus ici. Elle lâcha sa brouette et le rejoignit.

— Quoi ?

Son chef Ji’ki lui donna un verre d’eau. Être sous les ordres d’un homme ne la dérangeait plus, au bout de quelques années. Elle défit son chèche, qui la protégeait du sable du désert, et but d’une traite.

— Ça te dit, une partie de ko’il, ce soir ? Y’aura Taforu, Kowin, Gatsu, Fogeng…

— Je vais vous laminer.

Ji’ki rit.

— J’en attends pas moins de toi. Allez, file.

Il serra son épaule nue un peu plus longtemps que d’habitude, puis Aomi réenroula son voile autour de sa tête, et reprit sa place. Son collègue la pressa de rapporter le mortier dont il avait besoin pour renforcer l’enceinte. Voilà comment les nobles se protégeaient du sable du désert : en exploitant les basses classes.

Elle avait trouvé sa place dans cet univers de forçats et de repris de justice. Elle avait dû se défendre à la force de ses poings et de son eau. Le respect que ces hommes lui prouvaient, elle l’avait gagné à son mérite. Pas grâce à son nom. Pas grâce à son genre.

Quand la nuit tomba, Ji’ki rompa les rangs et ils rentrèrent dans la ville. La basse Zahiara, de nuit, était colorée, pleine de bruits et d’odeurs. Les quartiers des forçats bordaient l’enceinte, à la rencontre de tous les marginaux. Ici, l’argent n’était plus vraiment le maître : les forçats n’étant pas payés, leur seule monnaie d’échange étaient leur propre corps. Contre une soirée de jeux et d’alcool chez Makobe, certains faisaient de petits travaux, d’autres couchaient avec elle. Aomi avait vite trouvé comment rembourser ses pintes.

La nuit avait bien avancé et les gars, après avoir bien joué, commencèrent à l’appeler.

— Mimi ! Mimi ! Mimi !

Elle se laissa désirer un peu avant de se lever de sa chaise et de recevoir les applaudissements. Makobe ordonna à ses gars d’apporter une bassine d’eau à toutes les tables. Un silence respectueux s’était fait. Aomi remonta l’eau d’un léger mouvement de la paume, dessinant une cascade depuis sa main. Tous l’imitèrent.

Les nobles avaient tort : les pauvres aussi pouvaient manier l’eau. Il suffisait de leur apprendre, et Aomi était une bonne professeure. Au bout de plusieurs heures, Aomi clôt la séance en les applaudissant. Elle se faisait contaminer par la bonne humeur ambiante.

— Merci de nous apprendre tout ça, Mimi, lui glissa Fogeng quand elle reprit sa place à côté de lui.

Elle haussa les épaules et descendit une chope de bière.

— Des nouvelles des révoltes à Umao ? lui demanda-t-elle dans un murmure.

— Réprimées, lui répondit Fogeng sur le même ton. Laosha s’y est pointée et le calme est revenu.

Un silence. Il regardait le fond de sa chope, une colère réprimée dans sa moue dégoûtée.

— Tu verras, un jour, la déesse reviendra, mais ça ne sera plus pareil. Un jour, on en aura assez. Il suffira d’un rien pour que le pays s’embrase et qu’enfin, on les renverse de leur piédestal, elle et ses foutus nobles.

Aomi se garda bien de lui dire que le sang qui coulait en elle, lui aussi, était noble.

Le claquement de sa porte réveilla Aomi de ce demi-sommeil. Les soldates l’attrapèrent par les bras, sans ménagement. Un coup violent dans les côtes lui coupa le souffle et la dissuada de se débattre.

— Où est-ce que vous m’emmenez ?

Chaque mot la faisait souffrir. Sa gorge, abîmée par le mutisme et le manque d'eau, la brûlait.

Shi te.

La ferme. La déesse voulait sans doute se débarrasser d’elle… Après tout, l’empereur avait trouvé un nouveau corps. Les autres filles de Laosha avaient été renvoyées chez elles. L’empereur n’ayant plus besoin des candidats, son autorité sur eux s'effaçait et la règle normale était de nouveau en cours : Laosha avait de nouveau droit de vie ou de mort sur elle.

La nouvelle s’imprima dans son esprit sans provoquer chez elle le moindre remous. Elle allait mourir.

Alors qu’elles atteignaient le hall d’entrée décoré de teintures luxueuses, Aomi fut surprise de ne pas aller au sous-sol. Elle s’attendait à être exécutée dans la pénombre d’une cellule, sans bruit, mais peut-être que Laosha en avait décidé autrement. Après tout, elle était une mêlée : sa mort devait être mise en scène pour servir la justice.

Elles passèrent une porte coulissante donnant sur une vaste salle de réception. La déesse et sa Donneuse, statufiées, fixaient sans ciller un homme qu’Aomi n’avait jamais vu.

— Eh bien, je t’aurais attendue longtemps, Aomi Za’i.

Les yeux d’un bleu presque blanc se fixèrent sur elle, et tout à coup, elle fut submergée par le pouvoir ambiant qui alourdissait sa langue, par l’autorité forçant sa nuque à se courber en un salut réglementaire.

Bien sûr qu’elle l’avait déjà vu. Depuis sa tribune d’honneur et sous les traits d’un vieil homme. Elle aurait donné son corps pour lui.

— La voilà.

Laosha était contrariée, plus que d’ordinaire, mais Aomi ne lui accorda pas le moindre regard. Son attention toute entière était dirigée vers cet être magnétique qu’elle ne pouvait rattacher à aucune ethnie.

— Très bien, très bien. Je souhaite m’entretenir seul avec elle.

Les mains gantées d’acier des soldates abîmèrent l’étoffe précieuse du hanbok d’Aomi.

— Non, rétorqua Laosha.

L’empereur eut un beau sourire, qui rappela à Aomi celui de Lan lorsqu’il regardait Danaël, une éternité plus tôt.

— Tu sais très bien que je n’attends pas ton accord, chère enfant.

La déesse ne contenait pas sa colère : sa tempe battait, ses lèvres étaient serrées et lorsqu’elle se leva, sa main frappa la table basse avec force. Elle quitta la pièce en faisant claquer ses précieux souliers sur le parquet. Zaora prit la peine de saluer son souverain avant de suivre la déesse.

— Cela vaut aussi pour vous.

Les soldates se courbèrent et se retirèrent à leur tour, refermant la porte coulissante derrière elles. L’empereur l’analysa de haut en bas, avant de l’inviter d’un geste du bras à s’installer en face de lui, à la place laissée libre par sa fille. Aomi resta debout.

— Le thé du condamné ?

Elle toussa, peu habituée à parler.

L’empereur lui sourit.

— Tu ne vas pas mourir. Pas aujourd’hui. Pas de ma main ni de celle de ma fille. Maintenant, pourrais-tu t’asseoir, s’il te plaît ? J’ai à te parler.

Aomi hésita encore une seconde. Il aurait pu la forcer, comme il venait de le faire, mais il avait choisi de la laisser libre de ses mouvements. Cette constatation la fit céder et elle obéit, les jambes en tailleur. Ce charisme qui émanait de son ancien corps semblait être démultiplié. Aomi s’était toujours méfiée des gens charismatiques. Il lui servit une tasse de thé selon le cérémoniel mushadin et la poussa dans sa direction . Elle regarda le breuvage d’un vert clair, regarda l’empereur, et ne fit aucun geste.

— J’ai besoin de toi et tu es la seule à pouvoir réaliser cette tâche.

D’une simple torsion de l’auriculaire, elle fit sortir le thé de sa tasse en une petite vague fumante. Manier son élément, après des semaines de privation, lui fit un bien fou. L’empereur, loin de se sentir menacé, la regarda avec une bienveillance intrigante. Il claqua des doigts : une flamme jaillit de son index. Aomi perdit le contrôle et le thé se répandit en une flaque sur la table basse vernie. L’empereur approcha la flamme d’elle, jusqu’à quasiment atteindre ses yeux. Par réflexe, Aomi s’en protégea en emprisonnant le doigt enflammé dans sa paume. Lorsqu’elle ouvrit la main, la flamme avait triplé de volume.

Angoissée, elle chercha les yeux de l’empereur, chercha dans son visage la moindre trace de stupeur ou de haine. Mais elle ne vit qu’un large sourire étendre ses belles lèvres rouges.

— Fascinant. Comment t’es-tu entraînée pour maîtriser ton feu ?

Elle lorgna vers la porte coulissante.

— Pas d'inquiétude. Nous sommes seuls. Alors ?

[ elles sont plongées dans un rêve éveillé et ne pourront rapporter que ce que j’aurais décidé à leur maîtresse, qui est incapable de fureter dans mon esprit. ]

Aomi avala le peu de salive qu’elle avait dans la gorge. L’empereur lui servit une nouvelle tasse qu’elle but d’une traite.

— Je ne me suis pas entraînée.

— Un joyau brut alors ! Il va falloir que tu sois prudente. Laosha connaît tes origines et il m’a fallu déployer beaucoup d’arguments pour qu’elle te laisse en vie, au moins jusqu’à votre retour à Zahiara. Là-bas, dans son fief, je n’aurais plus qu’une autorité illusoire et elle ne m’obéira plus. D’ici là, tu dois te méfier de ton feu et le contenir lorsque tu ne seras pas en sécurité.

Aomi fronça les sourcils.

— Pourquoi me laisser repartir vers la mort, si vous avez besoin de moi ?

— J’y viens. J’ai besoin de toi là-bas, à Zahiara. Tu accompagneras Laosha dans sa suite. J’ai besoin qu’elle revienne chez elle, à l’endroit précis où elle est descendue sur terre, est-ce que tu sais où cela se trouve ?

Aomi acquiesça : la déesse y avait construit son palais, et un jardin luxuriant symbolisait le lieu de sa naissance terrestre.

— Écoute-moi bien, Aomi. Tu dois être seule avec elle, à cet endroit précis. C’est le seul endroit où son âme pourra remonter dans le monde d’En Haut, à sa place, pour fermer la boucle. Il est important que personne ne soit autour de vous et ne puisse la toucher au moment où tu feras ce que je te demande. C’est aussi l’endroit où ses pouvoirs sont les plus puissants...

Les mots de l’empereur avaient éveillé sa curiosité sur les cendres de ses émotions éteintes.

— Et que voulez-vous que je fasse ?

— Tu le sais. Tu rêves de le faire depuis une éternité, et plus encore depuis qu’elle t’a enfermée ici.

Aomi avala sa salive. Sa voix était étrangement déterminée lorsqu’elle dit simplement :

— Vous voulez que je la tue ?

Le sourire de l’empereur prit une teinte triste.

— Oui.

Il posa sa main sur la sienne. Aomi n’évita pas le contact, alors que l’empereur ancra son regard vers le sien.

— Pour des questions de sécurité, je vais devoir modifier ta mémoire pour que la conversation que nous venons d’avoir ne puisse pas être aperçue par une visite de l’esprit de Laosha. Je vais l’inscrire au plus profond de ton inconscient, pour que tu réalises cette tâche sans que tu te souviennes de ma visite et de notre échange. Aie-je ton consentement ?

Aomi n’hésita pas une seule seconde. Quelque part, elle fut même touchée qu’il lui demande son autorisation.

— Faîtes donc.


Texte publié par Codan, 30 octobre 2023 à 08h15
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