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tome 2, Chapitre 11 « Lys » tome 2, Chapitre 11

Lys se fraya un chemin parmi les rues toujours bondées du Plevraïki. Il bouscula avec impatience un duo de pauvres hères qui n'avançait pas assez vite à son goût et se fit arroser d’insultes. Soudain, les deux hommes virent l’insigne accroché à sa poitrine. Leurs yeux s’écarquillèrent et ils filèrent en courbant la tête. Lys ne se retourna pas : il avait enfin atteint la petite échoppe de la vieille Zaya.

Il passa le rideau de perles colorées qui chuintèrent pour l’annoncer. Ses yeux durent se faire à l’obscurité ambiante et aux fumets d’encens avant de constater qu’elle n’était pas dans la première pièce. Malgré son empressement, il fit attention de ne renverser aucun des nombreux grimoires, bocaux remplis au formol, et autres flacons de potion pour aller jusqu’à la chambre.

— Zaya, l’appela-t-il.

Quand il passa l’embrasure sans porte, la cliente qui s’était allongée sur le lit sursauta et se releva en rougissant. Zaya, assise sur son fauteuil défoncé, la fit se recoucher d’un geste autoritaire. Elle répondit, l’agacement perçant dans sa voix habituellement si calme :

— Je ne peux pas te recevoir, Lys.

— Tu te doutes que je ne viendrais pas te déranger si ce n’était pas urgent.

— En ce moment, tout est urgent pour toi.

Il inspira pour se calmer. Ce n’était pas comme s’il était sur le qui-vive depuis trois mois. Comme s’il devait tout faire pour éviter que les soupçons des autorités se portent sur les mêlés qu’il protégeait. Comme s’il devait organiser la suite de leur plan avec Cathan. Comme s’il devait former les petites maîtrises de Mala et Danaël…

— Où est-elle ?

Zaya tourna vers lui son regard aveugle. Gênée par sa posture, la cliente se releva sur les coudes. L’intérêt manifeste qu’elle exprima agaça Lys encore plus. Il sentit la présence de l’esprit de Zaya dans le sien, et le laissa éplucher ses plus récents souvenirs. Il vit le dos bossu de la vieille dame se redresser quelque peu sous le choc.

— Nous nous reverrons plus tard, Issandra, je ne te fais pas payer la séance d’aujourd’hui.

La femme se releva, resserra son châle autour de ses épaules et quitta les lieux, non sans avoir salué Lys avec une révérence gauche et maladroite qui le fit tiquer.

— Ta broche impériale est trop visible pour les gens d’ici, mon joli, lui répondit Zaya en passant devant lui.

Agacé, il tira sa cape pour la recouvrir. La nouvelle du suicide d’Issah et la disparition de Mala l’avait boulversé et il n’avait pas pris le temps de se changer.

— Je dois savoir si elle est en sécurité, il n’y a qu’elle qui est assez puissante pour...

— Je le sais, mon petit, je le sais. Laisse-moi juste me concentrer…

L’aveugle déambula dans la petite pièce avec aisance. Elle poussa quelques herbes sèches de son plan de travail pour découvrir une carte de l’empire où elle posa ses paumes à plat. Lys mordilla ses lèvres, essayant comme il le pouvait de retenir son angoisse.

— Cesse de t’agiter, tonna Zaya, ce n’est pas comme ça que je vais pouvoir la localiser !

Lys décroisa les bras et expira longuement. Elle pouvait la retrouver. Leurs esprits s’étaient déjà croisés. Zaya était capable de miracles, il devait lui faire confiance.

— Voilà, c’est mieux, commenta la vieille dame. Tu devrais savoir, depuis le temps, que peu de choses sont impossibles à mon esprit.

Il sourit. Il eut envie de lui répondre qu’il avait foi en elle, qu’elle était le pilier dont il avait besoin, que sans elle, il était perdu, mais il n’en eut pas besoin : son sourire ridé étendit les lèvres brunes de Zaya.

Ses longs doigts lourds de bagues et tordus par la vieillesse se mouvaient sur la carte sans qu’ils ne s’arrêtent à un endroit. Depuis Urbaïs ils s’étendaient en cercle concentriques de plus en plus loin, suivant le cours du fleuve Thanaïs. Sa main droite s’arrêta à la frontière avec les Terres de l’Est.

Zaya ouvrit la bouche, sa respiration se fit plus lourde et plus régulière au fur et à mesure que son corps tout entier s’immobilisa. Elle tentait de projeter son esprit vers celui de Mala. Lys surveilla la rue derrière le rideau de perles. Quand un livreur voulut entrer, il le fit rebrousser chemin d’un geste agacé et autoritaire de la main. Rien ne devait perturber la projection astrale de Zaya.

Une éternité s’était écoulée lorsqu’elle revint enfin dans son corps tendu par l’inertie.

— Alors ?

— Je l’ai rassurée.

Zaya appuya ses deux mains sur le plan de travail, épuisée. Lys lui frotta le dos, compatissant.

— Cesse un peu de sous-estimer ces enfants, Lys, ils sont beaucoup plus matures que ce que tu penses. Surtout elle. La déesse l’a trop faite souffrir pour qu’elle n’accepte pas son rôle.

Lys soupira. Une fois de plus, Zaya avait raison.

— Arrête de vouloir tout contrôler ! Et retourne au palais, ils vont bientôt faire appel à toi.

Il la remercia brièvement et prit le plus de raccourcis possible pour arriver au palais de Maëlan.

Il régnait dans la demeure de l’empereur une atmosphère pesante qui lui colla à la peau. Les rares domestiques étaient plus empressés que d’ordinaire. Lys se débarrassa de sa cape qu’il donna à un jeune garçon et monta le grand escalier d'apparat d’ordinaire largement plus fréquenté. Ses pas résonnèrent contre le marbre, amplifiant cette sensation de vide étouffant.

— Lys.

Il habilla son visage d’un sourire.

— Bonjour, Chilam.

Le soldat avait la mâchoire contractée.

— Ne fais pas ça, Lys, chuchota-t-il.

Lys ne répondit pas, et entreprit de continuer sa route, mais Chilam lui saisit le poignet avec force. Dans ses yeux brillait une colère désespérée.

— Je pourrais t’arrêter pour trahison à l’empire et au souverain, siffla-t-il.

— Ça ne fera que ralentir les choses et tu le sais. Maëlan me veut moi. Il trouvera toujours le moyen pour ça.

Chilam était inquiet, ce que Lys comprenait. Il posa la main sur la sienne et la caressa.

— S’il te plaît, laisse-moi passer.

Chilam lâcha un soupir erratique et leurs regards s’ancrèrent. Lys aurait tout abandonné pour s’enfuir avec lui, maintenant, et passer le reste de sa vie dans ses bras.

— Où est ce fichu maître chanteur ?!

La magie de l’instant fut rompue et Chilam lâcha son poignet. Il descendit à grand pas vers la porte d’entrée pour reprendre son poste. Lys ferma les paupières une seconde, le temps de réajuster son masque, et monta les dernières marches.

— Je suis là !

Le grand chambellan lui décocha un regard partagé entre le mépris et l’agacement. Malgré l’intimité qu’il partageait avec l’empereur, le chambellan n’avait jamais compris l’attachement de Maëlan envers lui. Cette créature qu’il jugeait insignifiante. Cette pensée arracha un sourire des plus provocateurs à Lys.

— L’empereur vous réclame depuis plus d’une heure. Où étiez-vous ?

— Mes activités ne regardent que moi et l’empereur, répondit l’espion avec impatience.

Le chambellan planta son index sur la broche impériale qui habillait la poitrine de Lys.

— Vous êtes au service de Sa Majesté, ne l’oubliez pas. Vous devez être disponible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

— Eh bien, je suis là. Que se passe-t-il ?

Le chambellan s’écarta de la porte qu’il surveillait tel un cerbère.

— Allez voir par vous-même.

Lys le dépassa et poussa la lourde porte en bois ouvragé. La chambre de l’empereur avait été assombrie par de lourds rideaux de velours tirés devant les fenêtres. Un domestique s’affairait à faire flamber un feu, une autre s’était assise au chevet de Maëlan et, avec une infinie patience, négociait chaque cuillère de potage fumant avec l’empereur. Ce dernier n’était plus qu’un vieil homme usé, affaissé contre les coussins de lit. Lys retint un haut-le-cœur : l’odeur de la mort régnait entre ces murs. Une mort contre laquelle Maëlan luttait depuis plusieurs mois, rongé de l’intérieur par cette énergie trop grande pour ce corps d’humain trop fragile.

— Bonjour, Votre Majesté.

Maëlan leva les yeux. Derrière les paupières tombant de fatigue, Lys reconnut cette lueur d’intelligence. D’un geste infime du poignet contenant toute son autorité intacte, il ordonna aux domestiques de les laisser seuls. Le silence s’installa entre les deux hommes.

— C’est le moment n’est-ce pas ?

Maëlan, trop faible pour parler, acquiesça. Lys ferma les yeux et inspira. Il avait encore plein de choses à faire, il n’avait pas prévu que ce soit aussi tôt. Il aurait dû récupérer Aomi, la former, puis l’envoyer, elle et les deux garçons.

— Tout n’est pas encore au point, Votre Majesté. Il va falloir que vous soyez prudent.

Maëlan hocha de nouveau la tête. Lys s’approcha lentement, le bruit de ses pas étouffé par le tapis, et s’agenouilla auprès de son maître. Dans quelques secondes, Lys allait perdre sa liberté. Plus jamais il ne trouverait le confort de la solitude, dans ses pensées, seul. Le monde de ses secrets allait être partagé. Lys prit la main de Maëlan et la serra. Leurs regards s’accrochèrent. Lys prit une longue inspiration, puis se pencha vers lui. et posa sur ses lèvres flétries un baiser.

Ce fut comme s’il était violemment projeté au fond de sa conscience et maintenu là de force. Par réflexe, il voulut fuir, mais il avait perdu le contrôle de son corps tout entier. Il était là, bien présent, mais il n’était plus aux commandes. Un esprit bien plus grand et bien plus puissant que le sien avait presque pris toute la place de son être, et semblait s’y étendre, comme s’il en testait les limites. Il se vit se relever avec une grâce démultipliée, chercher son regard dans le miroir surplombant la commode, et se sourire. Sa bouche se mouva et sa voix résonna sans qu’il ne l’ordonne, parlant à son reflet.

— Nous allons finir ce que nous avons commencé, mon petit Lys. Ensemble.

Il rêva pour la première fois, cette nuit-là, des rêves composés de souvenirs. Il avait donné l’autorisation à son maître d’éplucher sa mémoire, et l’esprit divin, jamais au repos, profitait du sommeil de son nouveau corps pour le faire.

Lys s’était revu avec ses parents, à L’horizon. Il avait revu sa fuite avec Zaya, Cathan et les autres, leurs premiers jours chez l’aubergiste Alareüs, les travaux qu’il avait dû faire en échange de son aide. Les mois, les années qui s’étaient écoulées, pleines d’obstacles mais aussi de chaleur.

Et puis, sa rencontre avec Chilam.

C’était un des jours où il mendiait pour pouvoir ramener quelques sous à Zaya. Il faisait froid, et il pleuvait. Peu de gens s'arrêtaient près de lui, préférant l’ignorer. Il s’apprêtait à rentrer bredouille, quand un homme s’approcha de lui. Il avait belle allure, sous son chapeau haut-de-forme, et inspirait confiance. Lysandre lui sourit.

— Combien, pour un peu de temps avec toi ?

Lysandre se figea.

— Pardon ?

— Ne fait pas l’innocent, susurra l’inconnu en se penchant vers lui. Tu sais ce que je veux dire.

Un instant, Lysandre fut tenté d’accepter : il devait ramener un peu d’argent. Mais l’idée le révulsa. Il chercha à s’éloigner : il en fut empêché. L’homme lui attrapa le poignet et le serra.

— Je ne préfère pas, s’il vous plaît…

— Tu crois vraiment que quelqu’un te prendra en pitié ?

Lysandre le repoussa avec force.

— Je ne veux pas !

— Si tu veux mon argent, alors…

— Alors quoi, monsieur ? le coupa un jeune homme.

Le nouveau venu se saisit du bras de l’homme et le força à lâcher Lysandre. S’il arborait les couleurs blanches et or des soldats de l’empire, son accent guttural, son teint mat et sa longue tresse trahissaient une origine orgoïe. Il avait tout de suite trouvé à Chilam une beauté incroyable.

— Si vous voulez un prostitué, allez dans les quartiers rouges. Il vous a dit non.

L’homme en haut-de-forme se dégagea d’un coup sec. Il regarda le soldat de haut en bas avant de tourner des talons. Lysandre poussa un soupir de soulagement.

— Merci, souffla-t-il.

Il passa une main sur son front pour y décoller les mèches de cheveux plaquées par la pluie. L’autre suivit son geste du regard.

— Avec plaisir, lui répondit Chilam. Tu ne devrais pas faire ça.

— Et qui es-tu pour me juger ?

Le soldat rougit de gêne.

— Chilam Fenrir, et je ne te juge pas. Tu as des raisons pour le faire. C’est juste que… tu es beau, c’est dangereux de faire ça pour les gens comme toi.

— Alors il n’y a que les gens moches qui peuvent mendier, selon toi ?

— Non j-je… Je veux dire… T-tu fais ce que tu veux mais…

Lysandre trouvait ce bégaiement adorable. Le garçon, qui devait avoir quelques années de plus que lui, beaucoup plus de muscles et quelques bons centimètres, perdait toute contenance avec des petites taquineries.

— Mais s’il m’arrive quelque chose à nouveau, tu viendras à ma rescousse, non ? C’est une bonne excuse pour continuer.

Chilam ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Lysandre lui sourit, et haussa les sourcils, joueur. L’Orgoï finit par rire.

— Si tu veux, bel inconnu.

— Lysandre.

— Le lys des cendres ? C’est joli, répondit Chilam avec un sourire solaire.

— Le lys des… quoi ? rit Lysandre. qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est une histoire de chez moi, tu ne connais pas ?

— Je veux bien être ton lys des cendres si tu me la racontes.


Texte publié par Codan, 29 octobre 2023 à 21h51
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