— Eh ben, t’as de très bonnes bases, le félicita Liako.
Peon se rengorgea. En début d’après-midi, il avait quitté l’appartement de Faëki sous la garde de cette Mushadine, qui testait son eau. Liako avait tout de suite plu à Peon. Il aimait son sourire, ses manières franches et sans détour, complètement en dehors des cadres mushadins. Elle lui rappelait Aomi, en plus petite et plus musclée.
— T’as appris ça tout seul ?
Il passa une main sur son front pour essuyer la sueur qui y perlait, un instant déconcerté de ne plus y sentir ses cheveux. Ils avaient été tressés à la mode alayie, plaqués contre son crâne, afin de changer la forme de son visage et de passer inaperçu dans les rues.
— Aomi m’a donné des astuces au départ, répondit-il, pour éviter que je lâche mon eau en pleine épreuve. Et ça fait trois mois que j’essaie de passer les douves en les gelant mais…
Liako lui tapota l’épaule, arborant un sourire flamboyant.
— T’inquiète, on va faire en sorte que tu en sois capable d’ici quelques jours.
L’assurance de la jeune femme redonna confiance à Peon. Il lui rendit son sourire.
— Ramène-toi, faut qu’on se requinque un peu.
Ils sortirent de la chambre, aménagée en salle d’entraînement, et descendirent les escaliers grinçants jusqu’au rez-de-chaussée. Il lâcha sur un ton qui se voulait nonchalant :
— Mala et Danaël étaient ici, ces trois derniers mois ?
— Ouais ! On leur a aménagé des chambres pour qu’ils puissent travailler leur petite maîtrise même en dormant. J’ai cru que Mala allait mourir de froid avec les courants d’air qu’elle créait, et Danaël a failli plusieurs fois se faire étrangler dans son sommeil par les lianes de Lys.
Elle traversa la pièce de vie pour aller dans la cuisine, au fond. Il la suivit en regardant tout autour de lui. La maison était remplie de meubles de seconde main, le papier-peint passé se décollait du mur, les trous du plancher avaient été réparés et les murs isolés avec un tapis végétal pour garder la chaleur.
Si tout s’était déroulé comme prévu, c’était ici qu’il aurait dû vivre, avec Aomi, Danaël et Mala,. Peut-être qu’il aurait pu se rapprocher davantage d’eux. Peut-être qu’il aurait eu plus de moments de complicité avec Danaël, comme il en avait eu un peu plus tôt. Il repensa au grand Thaelin, casé dans le fauteuil de Faëki, à éplucher un livre inintéressant au possible comme s’il s’agissait d’un trésor.
Il regarda Liako fouiller dans les placards à la recherche de tasses avec le sentiment de ne pas avoir sa place ici.
— Je comprends pourquoi vous m’avez ramené, je suis un mêlé de première génération et tout ça mais… Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Elle le regarda par-dessus son épaule, avec l’air de celle qui doit expliquer à un enfant pourquoi il est essentiel de respirer. L’estime que Peon se portait en fut abîmée.
— T’es un élément essentiel pour notre lutte. La lutte pour notre place dans la société. Pour qu’on puisse s’afficher au grand jour. Pour qu’une Orgoïe comme ta mère puisse tomber amoureuse d’un Mushadin et donner naissance à des petits mêlés comme toi sans qu’on cherche à t’abattre avant ton premier anniversaire.
Peon déglutit. Le fantôme de sa mère semblait le suivre comme une ombre depuis qu’il avait mis les pieds à Urbaïs. Pourtant, il n’avait aucun souvenir d’elle, aucun visage à mettre sur son nom, juste un prénom que son grand-père avait prononcé quelques fois, par mégarde.
— Tu… tu la connaissais ?
— J’étais petite quand ça s’est passé. Lys et Cathan étaient plus vieux que moi, c’est eux qui ont retrouvé votre trace à tous les quatre. Avec Zaya, tu sais, cette voyante alayie aveugle…
Peon fronça les sourcils. Il ne savait pas de qui elle parlait, et cela ajoutait à sa sensation d’être étranger à ce monde
— Ah non, tu ne l’as pas encore vue ? T’inquiète, quand tu vas la croiser, ça va te faire tout drôle, rigola Liako.
— Qu’est-ce que je vais devoir faire ? demanda Peon.
Elle s’apprêta à lui répondre, mais la porte d’entrée grinça. Liako attrapa le poignard accroché à sa ceinture. Ses doigts se décripsèrent lorsqu’elle constata que ce n’était que Faëki, de retour avec Danaël. Danaël attrapa une serviette pour retirer les traces de maquillage à la mode mushadine qu’il avait sur le visage.
— Issah n’est pas là ?
— Je sais pas, répondit Liako en haussant les épaules, y’avait personne quand on est arrivés. Pas d’embrouilles en route ?
— M’en parle pas, un marchand de plaisir mushadin qui voulait m’embarquer le gosse à cause de ton merdier de fard…
Liako rit et frappa l’épaule de Danaël qui, le rouge aux joues, ne semblait pas trouver ça drôle du tout.
— C’est vrai que les nobles aiment bien les grands gars comme toi pour s’amuser, j’avais oublié ça, s’esclaffa-t-elle.
Danaël lui fit de gros yeux gênés. Peon éclata de rire à son tour, s’attirant les foudres du Thaelin.
— Non mais, un moine qui se fait draguer, je trouve ça drôle ! ricana-t-il.
— Je ne suis plus moine, lâcha Danaël.
Il baissa les yeux et le rouge de son visage s’intensifia. Peon aurait voulu trouver quelque chose à lancer, une pique, une blague, n’importe quoi pour détendre l’atmosphère, mais il ne put que le fixer en retour.
La bouilloire d’eau chaude siffla et Liako s’attaqua à la préparation d’un thé revigorant.
— Bonjour à tous.
Tous sursautèrent. Faëki soupira, la main sur le cœur :
— Bon sang, Lys, faut que t’arrête de faire ça, ça me fout les jetons à chaque fois…
— Préviens, merde ! lâcha Liako.
Mais le nouveau venu n’avait d’yeux que pour Peon. Lys était un jeune homme au visage fin, agréable, aux yeux d’un bleu presque blanc, avec une chevelure à faire pâlir d’envie une dame de cour mushadine, et à la superbe peau métisse. Peon essaya de le rattacher à une des quatre ethnies, mais n’y parvint pas.
— Enchanté de te rencontrer enfin, Peon. De près, tu ressembles énormément à ta mère.
Peon rougit. Dans la bouche de Lys, cela sonnait comme un compliment.
— Je suis désolé de devoir interrompre ce moment de convivialité, mais l’heure est grave. Issah s’est fait arrêté et Mala est sur les routes.
— Quoi ? souffla Danaël.
Il avait pâli d’un seul coup. D’instinct, Peon posa une main dans son dos avec compassion.
— Zaya l’a croisée et l’a envoyée à Adeyabo. Elle a été reconnue, elle doit quitter la ville.
— Mais… balbutia Danaël.
— Et Issah ?
La mâchoire de Lys se serra. Il secoua la tête. Les épaules de Liako s’affaissèrent, et Faëki jura en orgoï.
— Tu n’aurais pas moyen de…
— C’est trop tard, il s’est empoisonné quand ils l’ont arrêté.
Danaël lâcha un gémissement, et Peon grimaça. Il ne le connaissait pas beaucoup, mais il lui avait fait l’impression d’un feu réconfortant après une journée de chasse hivernale.
— Tu sais où est Mala ?
— Dans un navire marchand qui a quitté la ville il y a une heure. Allez prévenir Cathan, je dois retourner au palais.
— J’m’en charge, dit Faëki
— Je retourne en poste, voir si je glane des informations, dit Liako.
— Et nous ? demanda Peon.
Lys se retourna vers lui, l’air grave.
— Pour l’instant, vous restez sagement ici.
Sa voix avait perdu sa chaleur et la consistance de miel qu’il avait jusqu’alors adoptée.
— Vous êtes notre carte maîtresse, vous ne devez pas être mis en danger. Ce qui s’est passé au palais de Waal ne doit pas se reproduire.
Concluant l’échange, il disparut à la suite de ses deux compagnons. La serrure de la porte d’entrée cliqueta, et Peon se retrouva seul à seul avec Danaël une nouvelle fois. Le Thaelin s’écroula sur une chaise à la peinture écaillée et se prit le visage dans les mains. Décontenancé, Peon se mordilla les lèvres en cherchant quoi dire.
— On se retrouve de nouveau tout seul, toi et moi… On doit y voir un signe du destin, tu crois ?
Danaël eut un hoquet qui ressembla à un rire. Peut-être qu’ils étaient bien amis, après tout… Peon promena une main tendre dans les cheveux de Danaël. Le Thaelin leva vers lui des yeux brillants de larmes. Peon enroula ses bras autour des épaules du jeune homme, si vacillantes, et le pressa contre lui.
— Elle va… Après c’est nous qui…
— Chut, souffla Peon dans ses cheveux.
Danaël lui rendit son étreinte, agité de sanglots silencieux.
Sur le petit lit d’une chambre envahie par les lianes, Peon tenait la grande silhouette de Danaël enroulée autour de lui. En bas, les autres jeunes recrutés parmi les perdants du Grand Choix étaient rentrés de leurs missions. Danaël n’avait pas envie de les rejoindre. Alors, Peon ne bougeait pas, et passait une main lente et réconfortante dans son dos.
— Si on m’avait dit qu’un jour tu me prendrais dans tes bras, lâcha Danaël.
— Tu l’as bien fait cette nuit avec moi.
— Oui, mais tu n’étais pas… bien.
— Et alors ? Toi non plus t’es pas bien, là.
Les bras de Danaël se raffermirent autour de lui. La végétation qui tapissait la pièce atténuait les bruits du rez-de-chaussée et créait un cocon autour d’eux.
— Pourquoi on doit partir ? osa Peon.
Danaël soupira.
— Parce qu’il faut qu’on retourne chez nous, à Halioès pour moi, à Logowa pour toi. Qu’on trouve les dieux à l’endroit où ils sont descendus dans notre monde. Et…
Danaël baissa la voix pour lui confier la suite. Peon se glaça. Il se détacha légèrement de lui.
— T’es sérieux ?
Mais sur les traits de Danaël, il n’y avait qu’une tristesse infinie. Il hocha la tête.
Peon sentit son cœur se fissurer. Alors, parce qu’il n’aurait peut-être pas d’autre occasion, parce qu’il se sentait impuissant et désemparé, il se pencha vers Danaël et s’arrêta juste avant que ses lèvres ne touchent les siennes. Leurs souffles se mêlèrent. D’un coup de tête un peu maladroit, Danaël parcourut le reste de la distance et écrasa ses lèvres sur les siennes. Ce fut bref, mais intense : Peon fut balayé par un vent d’été chaud et vif.
— C’est ton énergie, ça ? souffla-t-il.
— Euh… je sais pas… j’ai pas...
Il ricana face à l’air complètement perdu de Danaël. Le Thaelin roula des yeux, mais le rouge qui enflammait ses joues lui donnait un air plus attendrissant qu’agacé. Peon avança de nouveau son visage vers le sien et cette fois ne s’arrêta pas. La bouche de Danaël s’ouvrit pour accueillir la sienne, et son énergie envahit Peon à la manière d’un souffle de vent qui balaie une clairière ensoleillée, avant de faire chanter les branches des arbres environnants. Il n’avait jusqu’alors embrassé que des Orgoïs et n’avait jamais goûté l’énergie d’un autre peuple. Il glissa une main dans le cou de Danaël pour approfondir le baiser, et comprit pourquoi c’était si facile de tomber amoureux d’un étranger. L’énergie de Danaël lui répondait et se mélangeait à la sienne avec une facilité déconcertante. Le souffle s’était chargé en tempête et affrontait la lave en fusion qui s’échappait des veines de Peon.
Quand il s’arracha aux lèvres de Danaël, il se rendit compte qu’il avait basculé au-dessus de lui. Peon s’écroula à côté de lui en fermant les yeux, reprenant une respiration saccadée.
Il sourit et tourna le cou pour le voir. Danaël fixait le plafond avec un sourire bienheureux, les cheveux en désordre.
— T’as l’air d’un drogué, lâcha Peon.
— Quoi, ça t’a pas fait cet effet toi ?
— Si…
De bout des doigts, il caressa la mâchoire de Danaël, qui pivota pour le regarder.
— Talek avait raison, t’as une façon bizarre de draguer.
Peon lui pinça le menton, puis revint à califourchon sur ses hanches.
— Tu crois que c’est le moment de parler de lui, là ? Hein ?
Danaël rit. Cette nuit-là, Peon fit en sorte qu’il ne s’arrête pas de rire une seule minute.
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