Mala resserra la broche qui refermait sa cape. Ils marchaient l’un à côté de l’autre, parfois Issah passait devant elle lorsque la foule devenait trop dense. Elle évitait chacun de ses regards en détournant les yeux, se forçant à garder les traits de son visage inexpressifs. Elle était pour l’instant incapable de tenir une conversation digne de ce nom avec lui.
Il lui avait caché des choses. Et même si elle aussi avait dû mentir, même si elle savait que l’idéal de vérité avec lequel on la berçait depuis l’enfance n’existait pas, Mala avait beaucoup de mal à l’idée que son père d’adoption lui avait menti. Lui, par-dessus tout. Il lui fallait du temps pour l’accepter. Objectivement, elle parvenait à comprendre ses raisons, mais elle mettait trop de cœur dans sa relation avec lui : elle était encore cette petite fille ayant besoin d’un abri.
Quand un groupe de soldats de l’empire les frôla, Mala se tendit. L’un d’eux salua Issah d’un hochement de tête auquel le guérisseur répondit d’un sourire. Il les connaissait ? Mala savait qu’Issah travaillait pour la Famille, mais elle ne connaissait pas les détails de son activité.
Ils rejoignirent sa petite boutique sans encombre, et sitôt qu’Issah noua son tablier autour de ses hanches, la clochette de l’entrée tintinnabula pour annoncer des clients. Mala disparut dans l’arrière-boutique.
Rien n’avait changé ici, pourtant. Elle regarda la trappe qu’elle n’avait jamais aperçue lorsqu’elle venait ici quelques mois plus tôt. Issah avait placé une armoire dessus, et une table à côté pleine de bocaux ou autres grimoires attiraient l’attention.
— Pourrais-tu me donner les racines de ginfah à côté de toi, s’il te plaît ?
Mala attrapa le petit sachet et le lui donna. Leurs doigts se touchèrent : elle sentit la chaleur émaner de la peau de son père adoptif. Il attrapa pilon et mortier et réduisit quelques racines en poudre qu’il jeta dans la bouilloire. Mala lui jeta un regard anxieux.
Il s’aperçut de son regard et lui adressa un sourire triste. Elle ne put le lui rendre, le cœur douloureux. La bouilloire siffla : Issah en filtra le contenu dans une tasse en grès qu’il tendit vers sa protégée.
— N’as-tu pas envie que je réponde à tes question, wossi ?
Elle se mordilla la lèvre. L’échoppe était vide, et les bruits de la rue étaient lointains.
— Je peux aussi respecter ton silence, mais quelque chose dans tes yeux me dit que tu as besoin que l’on discute.
C’était toujours la même personne, qui la connaissait presque mieux qu’elle-même. Il était toujours celui en qui elle pouvait avoir confiance. Elle prit une grande inspiration.
— Je… depuis quand tu connais Cathan et les autres…
Il régula le feu de son réchaud à gaz, s’essuya les mains sur son tablier et se tourna vers elle, une expression bienveillante habillant ses traits.
— Depuis que je suis venu ici pour retrouver les traces de ta mère. J’étais jeune et en colère, je voulais punir celui qui lui avait fait subir… ce que je pensais être un déshonneur. À la place de ce jeune homme, j’ai découvert une urne au colombarium avec des mots d’amour alayi écrits dessus. Il s’appelait Jaël, mais sur l’urne, il y avait marqué Pono’iha. Ossia l’appelait comme ça, d’après ce que m’a dit Zaya.
Racine, un mot pour exprimer l’amour, dans leur langue. Mala sentit les larmes lui piquer les yeux.
— J’ai rencontré Zaya, en revenant le lendemain. Je n’ai jamais su comment elle connaissait mon identité. Elle m’a expliqué l’histoire de ce garçon et de ta mère, et son histoire à elle. Je me suis douté de ce que tu étais, mais Zaya m’a fait promettre de ne rien te dire. Si je suis resté avec eux, c’est parce qu’elle pressentait que tu aurais besoin de moi, lorsque tu viendrais ici.
À l’idée qu’il ait choisi de rester dans cette ville, loin des siens, de cacher ce qu’il connaissait, de trahir les préceptes qu’il enseignait autrefois juste pour elle, Mala ne put retenir ses larmes.
— C’est pour ça que tu…
Tu m’as caché la vérité. Elle ne finit pas sa phrase au risque qu’un sanglot la surprenne. Il posa sa grande main chaude sur son épaule et ancra son regard dans le sien.
— Pour te protéger. C’est l’unique raison. Je t’aime comme ma fille, Mala.
Elle eut envie de se blottir dans ses bras et d’y déverser toute sa tristesse d’enfant forcée à devenir adulte, mais quelque chose l’en empêcha. Sans doute la pudeur, la volonté de ne pas poser un autre fardeau sur les épaules d’Issah. Il sécha ses larmes de ses pouces, comme l’aurait fait Baako.
Baako… Avait-il trouvé sa place, auprès des siens ? Avait-on respecté ses dernières volontés ? Pourrait-elle lui rendre hommage, une fois que tout ça serait fini ? Est-ce que tout ça finirait un jour ?
— Tu as eu des nouvelles de mon amie ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
Issah perçut son sous-entendu.
— Elle est très surveillée, et très difficile d’accès. Laosha sait que nous la cherchons et l’a isolée des autres. Je peux la voir uniquement parce que je la soigne.
— Elle est malade ?
— Laosha la bat, la prive de nourriture et même d’eau. Elle pense qu’elle sait qui nous sommes et où nous nous cachons, alors elle veut lui faire avouer.
— Il faut la tirer de là, s’exclama-t-elle en faisant tomber son tabouret.
Il fallait qu’elle aille dans les quartiers mushadins, il fallait qu’elle voie, qu’elle cherche une issue, il fallait qu’elle se rende utile. Issah la retint par le bras.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ? Elle est encore plus surveillée que l’empereur lui-même.
— Je vais bien trouver quelque chose, répliqua-t-elle en se dégageant.
Elle sortit de l’arrière-salle et traversa l’échoppe à grands pas.
— Mala, ne sors pas d’ici, c’est risqué !
— Ne t’inquiète pas, la rassura-t-elle en rabattant sa capuche sur son crâne nu, je reviens avant le couvre-feu.
Avant que Mala ne saisisse la poignée, le carillon de la porte tinta pour annoncer l’entrée d’un client. Mala s’arrêta d’un seul coup en découvrant ce dernier. Elle se retint d’ouvrir de grands yeux et entreprit de continuer son chemin, le cœur battant.
— Mala ?
La voix de Yago avait un relent de tristesse et de colère qui brisa le cœur de Mala. Cet ami avec qui elle avait partagé beaucoup de choses, qui lui avait reproché de changer… Cet ami qui lui reprochait la mort de Baako. Il ne fallait pas qu’elle se trahisse. Il ne fallait pas que Yago sache qu’il l’avait reconnue. Elle devait continuer.
Avant qu’elle ne puisse réagir, son ancien ami la bouscula pour se jeter dehors.
— Gardes ! Gardes !
Mala se figea. Le regard de Yago brûlait de fureur, et ses traits autrefois si beaux n'étaient plus qu’un ravage de haine. Des soldats en faction commençaient déjà à accourir vers lui.
— Viens !
Issah la tira avec une brutalité qui trahissait son angoisse. Ils se retranchèrent dans l’arrière-boutique qu’il ferma à clef. La seule porte de sortie, maintenant disponible…
— L’armoire !
Elle attrapa le meuble et ils la décollèrent du mur. Au sol l’échappatoire secret par lequel elle était passée, trois mois plus tôt, avec Danaël. Les mains tremblantes, Issah fit basculer le crochet de métal et tira la minuscule trappe de bois. Mala rata plusieurs marches et manqua de tomber.
— Retrouve la sortie, sous l’Amphithéâtre, et mets-toi à l’abri.
— Et toi ? lâcha-t-elle.
— Ne t’inquiète pas pour moi, wossi.
Puis il referma d’un coup sec. Elle l’entendit replacer l’armoire et le noir l’envahit une fois de plus. Le cœur tambourinant entre ses côtes, elle descendit à quatre pattes le reste des marches, jusqu’à ce que ses mains trouvent le sol de terre battue. Le souffle court, elle se remit debout en s’accrochant aux pierres humides et entreprit quelques pas mal assurés
Un bruit de vaisselle cassée, accompagné de coups et de cris de douleur, faillit lui faire faire demi-tour. Elle ravala ses pleurs : ce qu’Issah avait fait pour elle n’aurait servi à rien si elle se jetait dans la gueule du loup.
Il fallait qu’elle sorte d’ici. Ils avaient besoin d’elle. Malai était promise à autre chose qu’à mourir ici, dans un souterrain secret de cette ville immonde. Elle réussit à faire quelques pas de plus. Puis sentit le vent sur la peau de son visage, frais, joueur.
Mala prit une grande inspiration. Elle devait jouer avec lui.
Mala avait fait confiance à son vent, et il l’avait menée jusqu’à la sortie. Heureusement pour elle, celle-ci n’avait pas été obstruée par les nombreux gravats de l’arène. Cependant, le souffle de l’explosion l’avait découverte : plus de colonnades et autres pour la dissimuler. Des soldats faisaient leur ronde autour des ruines, juste au-dessus d’elle. Cela relevait du miracle qu’ils n’aient toujours pas remonté le passage secret jusqu’à l’arrière-boutique d’Issah…
Il fallait qu’elle trouve un moyen de passer sans qu’ils ne la voient. Mais déjà, un soldat se détacha de son groupe, et s’avança dans sa direction.
Mala se terra dans l’obscurité. Il allait tomber sur elle. Son cœur s’emballa, elle colla une main à sa bouche pour empêcher son souffle court de la trahir.
— Jeune homme !
Elle reconnaissait cette voix, ces accents éraillés et chauds, marqueurs du temps qui passe, et qui abîmaient un timbre autrefois certainement magnifique.
— Serait-il possible de m’aider à trouver mon chemin s’il vous plaît ? Je crois que je me suis perdue…
Le jeune soldat poussa un soupir.
— J’arrive madame !
Mala soupira de soulagement. Après avoir vérifié que les autres ne soient pas revenus, elle se hissa de son trou, se cacha derrière les restes d’une statue et jeta un œil discret vers celui qui avait failli l’attraper : il était aux prises avec une petite dame alayi, dont les yeux blancs affichaient sa cécité.
Zaya. Que faisait-elle ici ?
Va m’attendre dans l’auberge sur ta droite.
La même voix. Elle s’était projetée en un éclair dans sa conscience. Mala obéit, quitta les ruines aussi discrètement que possible et s’empêcha de se précipiter dans l’établissement. L’aubergiste ne leva pas le nez du verre qu’il essuyait pour lui demander dans son idiome natal :
— Des ennuis, woddi ?
— Je…
Devait-elle faire confiance à cet homme, un Alayi comme elle ? Devait-elle mentir pour se protéger ? Allait-il la dénoncer ?
L’entrée carillonna pour annoncer la venue d’une nouvelle cliente.
— Elle est avec moi, annonça Zaya. Sois gentil, Ramène-nous une infusion de swoli.
Mala la fixa alors que la vieille femme s’asseyait devant elle. Si ses yeux n’étaient pas couverts de ce voile laiteux, jamais Mala n’aurait deviné sa cécité par sa démarche ou quoique ce soit d’autre..
— Vraiment, soupira-t-elle, tu ne pouvais pas rester dans le fond de la boutique ?
— Vous… vous savez… ?
— Bien sûr, Issah m’a prévenue.
Elle ponctua sa phrase en tapotant sa tempe d’un doigt tordu par l’arthrite et lourd de bagues. Projection astrale.
— Comment va-t-il ?
— Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est toi. Le garçon a donné ton signalement. Ton portrait va être mis à jour et placardé dans toute la ville. Tu dois partir.
Son cœur tomba dans sa poitrine.
— Mais… Aomi…
— Chut ! Ne prononce pas son nom et ne discute pas ! la coupa Zaya dans un chuchotement crispé. Le destin s’accélère, mais tu dois l’accomplir. Retourne à Adeyabo et fais ce que tu dois faire.
Mala sentit la panique monter en elle et l’envahir.
— Comment ?
— Un navire de marchands sur la Thanaïs va bientôt partir vers Halioès. Tu descendras une partie du fleuve avec eux jusqu’à Jaofi, et tu feras le reste de la route à pieds. Il faut que tu sortes de cette ville le plus vite possible, avant que ton nouveau portrait ne circule.
Zaya lui fourra une petite bourse dans la main.
— Ne les gaspille pas. Maintenant file !
Zaya poussa sur son bras pour la forcer à se lever. Les jambes tremblantes, Mala resta figée à la regarder, incapable de remettre ses idées au clair. Elle n’avait pas prévu de le faire aussi tôt. Elle devait d’abord… Aomi… et… Zaya s’énerva et la frappa de sa canne.
— Allez !
— Qu’est-ce que je dois faire à Adeyabo ? demanda-t-elle, comme pour confirmer ses craintes.
Ce que Lys t’a dit. À l’endroit où la déesse est descendue dans notre monde. Il n’y a que toi qui puisses le faire.
Mala combattit la peur qui lui tenaillait les entrailles. Elle remercia la vieille dame dans un souffle, sortit de l’auberge et se dirigea d’un pas vif vers le port.
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