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tome 2, Chapitre 7 « Aomi » tome 2, Chapitre 7

Aomi avançait lentement dans un brouillard qui se dissipait au fur et à mesure de ses pas. Elle était jeune. Très jeune. Ses yeux s'habituèrent à son environnement. Elle le reconnaissait. C'était une époque où Zaora lui faisait confiance, et voulait faire d’elle une Za’i. Elle l'emmenait partout. C’était l’époque où les anciennes ne connaissaient pas encore sa condition de bâtarde, où Aomi n’avait pas été chassée des beaux quartiers pour prouver sa valeur dans la basse Zahiara. C’était l’époque où elle pensait encore avoir un destin d’exception

Il y eut un cri. Des cris. Des ordres aboyés, brefs et durs. Le silence en retour. A nouveau des cris.

— Ne ferme pas les yeux.

Sous ses yeux d’enfant, une femme se faisait torturer.

— Qu’a-t-elle fait ? osa demander Aomi à mi-voix.

— C’est une mêlée, cracha Zaora. Elle insulte notre déesse en implantant ses idées pernicieuses dans l’esprit de la plèbe. D’autres propagent ce discours, nous devons les dénicher.

Elle est mêlée. C’était suffisant pour la petite Aomi.

Un claquement de porte la réveilla en sursaut. Le cœur battant, Aomi observa les alentours. C'était à l'extérieur de sa chambre… Aomi releva la tête de ses oreillers pour écouter les bruits derrière la porte close. Les premières lueurs du soleil lui indiquèrent qu’il était trop tôt pour que le ballet des domestiques ne commence. Le sifflement qui vrombissait dans son crâne, entretenu par la fatigue, ne lui permettait pas de distinguer grand-chose. La soif rendait sa gorge sèche, mais elle devait économiser son eau : on ne lui en donnait plus qu’une fois tous les trois jours.

Des pas vifs et rapides claquèrent dans le couloir. La porte de sa chambre s’ouvrit à la volée. Laosha, déesse de l’eau et de l’automne, se tenait devant elle, sa nuisette à peine recouverte d’une robe de chambre en soie doublée de fourrure de fennec du désert. Ses cheveux lâchés et libres, autour de son visage sans maquillage, la rendaient étrangement humaine. La fureur qui déformait ses traits complétait le tableau.

Pour la première fois de sa vie, Aomi crut se reconnaître en elle. Elle esquissa un sourire moqueur. Laosha traversa les mètres qui les séparaient, sans aucune élégance, et lui décolla une gifle qui résonna dans toute la pièce.

— Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu sais que ce sont eux ?

Aomi ne savait pas du tout de quoi Laosha parlait, mais rien que par rébellion, rien que pour voir jusqu’où la fureur de la déesse pouvait la rendre si misérablement humaine, elle répondit :

— Oui.

Une autre gifle vint s’imprimer sur sa seconde joue.

— Qu’est-ce que vous avez prévu ?

Aomi redressa la tête. Son sourire ne s’était pas éteint.

— Vous le savez.

L’ire finit de consumer la déesse qui tira Aomi du lit, l’écrasa à terre et la battit de ses petits souliers de soie. Aomi serra les dents et ferma les yeux, ne laissant aucun gémissement de douleur satisfaire Laosha. Cela renforça la colère de la déesse dont les coups gagnèrent en vigueur. Après plusieurs minutes sans aucun répit, essoufflée, Laosha recula. Seules ses expirations lourdes emplissaient le silence de la pièce. Elle se recomposa et ordonna aux gardes de sa voix froide :

— Appelez un médecin.

Aomi ouvrit les paupières juste à temps pour voir Laosha s’éloigner. Elle cracha son sang sur les précieux tapis.

— Pourquoi ne me tuez-vous pas ? la retint Aomi d’une voix enrouée.

— Et subir les sanctions de mon père ? gronda la déesse sans se retourner.Tu ne mérites pas que j’aille aussi loin pour toi, dàofai.

Enfant de catin. S’il y a quelques mois, l’insulte l’aurait mise dans une rage folle, à présent, Aomi ne s’en souciait plus. Laosha disparut derrière la grande porte double de la chambre.

Aomi se recoucha sur le sol et sombra dans l’inconscience à nouveau.

Les fers mordaient la peau de ses poignets et aspiraient son énergie vitale. Aomi avait soif. Entravée comme elle l’était, elle était incapable de manier l’eau et cela augmentait sa frustration. Ses co-détenues regardaient ses tenues de soie brodées avec un œil méfiant et ne s’approchaient pas d’elle. Cela sentait l’urine. Habituée aux jardins de sa mère, Aomi n’avait jamais été aussi proche de ces gens du commun, avec qui elle n’avait rien à voir. L’agitation parcourut les geôles.

— Toi, la désigna la garde. Allez.

Elle déverrouilla la serrure dans un cliquetis métallique et attrapa le bras d’Aomi avec rudesse. Quand la porte s’ouvrit, la lumière l’aveugla. Elle fut forcée de se mettre à genoux sur le marbre bleu, au milieu d’un arc de cercle formé par de hauts fauteuils. Sur chacune d’entre eux, une matriarche, les épaules lourdes d’étoffes précieuses, le cou lourd de colliers, les cheveux lourds de peignes et de bibelots. Sur la toute dernière, la quinzième, sa mère, Kaoko, qu’elle reconnut du coin de l’œil.

Aomi referma tant bien que mal son kimono, se sentant mal à l’aise devant autant de richesses. Elle était sale : depuis son arrestation, elle n’avait pas pu se laver, et encore moins se changer. Les fers à ses poignets la fatiguaient, Aomi n’avait jamais eu autant de difficulté à garder sa position droite.

Les yeux baissés en signe d’humilité, elle fixa une nervure du marbre pour tenter de rester concentrée. Elle savait ce qu’elle risquait, elle ne s’y était pas encore résolue, mais elle devait rester digne. Pour sa mère. Pour ne pas lui faire honte. Une héraldesse lui lut sa sentence :

— Aomi, fille de Saori reniée des Za’i, vous êtes accusée de corruption de sang. Vous êtes condamnée à rembourser le prix de votre vie dans la basse Zahiara, à effectuer des travaux pour la communauté.

Incrédule, Aomi releva la tête vers sa mère — elle refusait que ce ne soit pas sa mère. Elle était bâtarde. Accusée de corruption de sang, le crime le plus grave en dehors des mêlés. Elle aurait dû être exécutée. Sa mère également, et leur famille toute entière.

Avant qu’elle ne puisse croiser le regard de Kaoko, des gardes l’attrapèrent sous les épaules et l’éloignèrent sans ménagement.

Aomi ouvrit difficilement les yeux pour trouver à son chevet un homme alayi qui la regardait avec bienveillance. Elle eut du mal à reconnaître cette émotion : personne ou presque n’en avait manifesté à son égard. Cela provoquait chez elle un mélange de méfiance et d’incompréhension.

— Aucun Mushadin ne voulait s’occuper de toi, alors l’empereur m’a envoyé ici.

Le guérisseur avait une voix chaude et apaisante. Il lui fit signe de se redresser.

— Allez, bois ça.

Il lui présenta une tasse en grès d’une simplicité qui détonnait dans cette chambre emprunte des ridicules préciosités mushadines. Le breuvage coula dans sa gorge, doux et sucré. Le miel qu’il contenait fit un bien fou à sa gorge.

— Aomi, c’est ça ?

Elle acquiesça.

— Je m’appelle Issah.

Aomi remarqua l’imperceptible mouvement de ses yeux vers la porte close. Issah posa ses paumes chaudes, incroyablement douces, sur les bandes qui lui comprimaient le torse.

— La déesse t’as brisé plusieurs côtes, il va falloir que tu te tiennes tranquille plusieurs jours.

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne croule pas sous l’activité ici.

Issah eut un petit rire si naturel et si humain que cela la surprit.

— Tiens-toi tranquille et arrête de la provoquer, chuchota-t-il. Il faut que tu résistes encore.

Ces derniers mots éveillèrent quelque chose en Aomi.

— Pourquoi vous me dîtes ça ? murmura-t-elle à son tour.

Une hésitation, un coup d'œil vers la porte close…

— Mala et Danaël sont allés chercher Peon cette nuit. Il a noyé une demi-douzaine de soldats de Waal dans les douves du palais du dieu. Ils sont recherchés dans toute la ville, mais dès que la situation s’apaisera, nous essaierons de te tirer de là.

La main d’Issah serra la sienne avec douceur tandis qu’il accrocha son regard au sien, chaud, plein de gentillesse. Les yeux d’Aomi s'emplirent de larmes.

Elle reconnut enfin ce qui venait de renaître en elle : l’espérance.


Texte publié par Codan, 29 octobre 2023 à 16h52
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