Dehors, le concert de cris et de métal n’avait pas arrêté. Cathan l’avait rejoint dans la cachette qu’il occupait sous le lit de Zaya, si bien qu’ils étaient à l’étroit. Ils se serraient l’un contre l’autre pour se donner du courage. Devant la roulotte de la vieille aveugle, la voix aggressive d’un soldat de Waal demanda :
— Alors, où sont les gamins ?
— Lesquels ?
Le bruit d’un coup tira un gémissement à Zaya.
— Vous osez vous en prendre à moi ? Où est votre éducation pour maltraiter une vieille infirme, jeune homme ?
Le soldat ne répondit pas : il ouvrit avec violence la porte de la roulotte et y grimpa. Ses pas lourds firent bringuebaler l’habitacle. Lysandre plaqua ses deux mains contre sa bouche pour éviter de se trahir, le cœur battant une chamade angoissée. À côté de lui, Cathan tremblait. L’homme retournait tout et cassait toutes les babioles colorées de la guérisseuse. Il ouvrit tous les coussins et oreillers de son lit en arrachant les coutures. Son pied frappa la cloison qui refermait la minuscule cachette de Lysandre et Cathan.
— Qu’est-ce que c’est, ça ?
La main de Cathan se referma sur le bras du garçon avec violence. Lysandre sentait de nouvelles larmes de frayeur lui monter aux yeux.
— Le système d’attache de ma roulotte court en-dessous, justifia Zaya.
— Ouvre-moi ça.
La trappe en bois fin n’avait aucune ouverture apparente : Zaya l’avait refermée à l’aide de sa maîtrise.
— Mais monsieur, je n’y vois rien…
— Fous-toi de moi ! Comme si t’avais besoin de tes yeux pour…
— Ivanoff ! On en a trouvé !
Le soldat s’interrompit et s’éloigna de leur cachette.
— Avec des gamins ? Il nous faut les gamins !
— Akep ! Allez, faut qu’on emmène tout ce beau monde au trou !
Ivanoff cracha.
— T’as de la chance de pas être sur nos listes, kapom, mais si j’apprends que t’en es une…
Le soldat laissa sa menace en suspens et sortit de la roulotte rejoindre ses pairs qui s’éloignaient. Une éternité s’écoula avant que la vieille femme ne se traîne vers eux pour ouvrir la trappe.
— Oh mes petits…
De peur, Lysandre s’était uriné dessus. Le visage de Cathan était ravagé par les larmes qu’elle avait dû taire. Elle sortit la première, et se dirigea aussitôt vers la porte.
— Il t’a blessé, souffla Lysandre lorsqu’il vit le sourcil fendu de la guérisseuse.
— Il ne m’a pas tuée. Allez viens, wossa.
Il se releva à son tour, et tira sa chemise pour cacher ses culottes trempées. Sa maîtrise de l’eau n’était pas encore assez développée pour se débarrasser de ça. Cathan les attendait dehors, ses yeux allant partout pour détecter la moindre menace.
— Ne t’en fais pas pour ça, tu vas te changer, le rassura Zaya. Ce n’est pas grave.
Elle leur tendit les mains, et chacun en attrapa une. Lysandre la serra avec force, et regarda tout autour d’eux : leur campement avait été mis sans dessus-dessous. Leur chapiteau n’était plus qu’un tas de tissus informe qui prenait feu, leurs chevaux avaient été volés, les cerceaux, tabourets, balles de jonglages, tout leur matériel était en désordre, les coffres éventrés, les vêtements et costumes de scènes prenaient la boue, certaines roulottes étaient dévorées par les flammes.
— Ils sont partis, constata Cathan d’un ton anxieux.
Lysandre ne répondit pas. Ses yeux venaient de tomber sur le corps de Jaël, la gorge ouverte, les yeux vides, laissé comme un pantin désarticulé au milieu de la fange. Le cri d’horreur qu’il avait envie de pousser resta bloqué dans sa gorge. Cathan eut un haut-le-cœur et vomit.
— Venez les enfants, il faut vous mettre à l’abri.
— On peut pas le laisser là ! s’offusqua Lysandre. C’est Jaël !
La main de Zaya serra la sienne comme quand elle le grondait.
— Ma priorité est de vous mettre en sécurité. Les autres adultes ont été emmenés ou tués comme lui, je suis la seule qui peut m’occuper de vous.
— Ils ont été emmenés où ? demanda Lys.
— ZAYA !
La petite Liako se propulsa contre la vieille dame et enserra sa taille. Elle pleura à chaudes larmes, son petit corps tremblant de frayeur. Zaya lâcha les deux plus âgés pour la prendre dans ses bras.
— Tout va bien, je suis là, on va se mettre à l’abri d’accord ?
— Ils ont… Et Tamaël…
C’était le plus vieux des gamins de L’horizon : il avait douze ans. Cathan, qui en avait onze, lâcha :
— Ils l’ont pris aussi ? Mais…
— Ils l’ont inscrit sur leurs fichues listes de recensement il y a deux mois, quand ils ont vu sa maîtrise de l’eau.
Lysandre et Cathan se regardèrent. Le soir-même, ils devaient se produire à leur tour sur scène pour la première fois et révéler chacun deux maîtrises. Tamaël, lui, avait connu son premier grand soir quelques jours plus tôt. Zaya sécha les larmes de Liako, lui donna la main et fit signe aux deux autres de la suivre. Ils obéirent sans broncher. Sur leur chemin, la guérisseuse appela les prénoms des enfants plus jeunes, dont certains sortirent de leur cachette pour les rejoindre, avec la même terreur dans les yeux, les mêmes sanglots, la même histoire. Certains ne répondirent pas à leurs appels. Zaya refusait d’expectorer et de répondre aux questions angoissées. Elle chargea Lys et Cathan d’un groupe de petits chacun et ils s’éloignèrent enfin.
À la lisière du campement s’étalait un quartier sombre, boueux, puant et mal famé. Lysandre refusa de retourner les regards qu’ils s’attiraient. Une dizaine de gamins sales et en pleurs, chaperonnés par une aveugle, ne passait pas inaperçus.
— Alors ils l’ont fait, leur descente, hein ? Les salauds…
Un homme s’essuya les mains sur un tablier qui avait dû être blanc un jour et s’approcha d’eux.
— Je suis désolé. Quand je les ai entendus causer à mon bar, j’ai prévenu l’un des vôtres, Faëki, mais…
— Avez-vous des nouvelles de lui ? lui demanda Zaya.
Faëki approchait la vingtaine. Lysandre l’aimait bien : il ne mâchait pas ses mots et derrière ses dehors bourrus se montrait très tendre et affectueux, surtout avec eux, les enfants.
— Il doit traîner près du quartier rouge, répondit l’homme.
— Si je pensais qu’un jour, je serais soulagée qu’il y soit…
— Je vais le prévenir.
L’homme claqua des doigts et un petit gars, pas plus vieux que Lysandre, se releva aussitôt du jeu de billes entamé. Il détala dès qu’il eut ses ordres et la petite pièce de cuivre qui allait avec.
— Venez chez moi, j’ai des chambres libres.
— Merci. Et vous êtes…?
— Alareüs, madame. Faëki travaille chez moi pour rembourser son ardoise.
Zaya sortit la bourse qu’elle cachait dans son corsage.
— Non, non, gardez ça pour vous ! On va s’arranger plus tard. Venez. On va bien trouver de quoi les changer.
Lysandre et Cathan se regardèrent, percevant l’hésitation de Zaya. Quand la vieille aveugle rangea sa bourse et tendit le bras pour se faire guider, ils la suivirent, et tous les petits derrière eux.
Il faisait bon revenir dans le quartier général ces derniers temps. La petite vingtaine de jeunes gens qui avaient accepté de les suivre, après à leur défaite au Grand Choix, amenait un vent de fraîcheur sur les lieux et dans leur organisation. La Famille n’avait jamais aussi bien porté son nom.
Lys restait de plus en plus souvent pour partager les repas avec eux et écouter leurs derniers rapports. Beaucoup avaient réussi à intégrer les équipes des domestiques des palais des dieux. Leur statut d’ancien participant du Grand Choix, qui avait combattu pour l’honneur de sa divinité, leur conférait un crédit de confiance énorme et personne ne se méfiait d’eux. Ils étaient vite devenus un rouage essentiel pour glaner les informations dont la Famille avait besoin pour fonctionner.
Une gamine s’installa à côté de Lys, et lui adressa un grand sourire.
— Bonjour Baila.
— Bonjour Lys, répondit-elle de sa voix calme d’alayi. Zaya voulait vous dire plusieurs choses à Cathan et toi.
Cathan, assise de l’autre côté de Lys, se pencha pour la voir. Les informations de Zaya étaient essentielles : elle vivait dans le Plevraïki et captait tout ce qui s’y passait. Lys échangea un regard entendu avec Cathan, puis reporta son attention sur Baila.
— Les arrestations ont recommencé dans le Plevraïki, continua la jeune fille. Ils pensent que Peon s’y trouve et le cherchent partout.
Cathan renâcla.
— Comme si nous allions le laisser dans un lieu si exposé.
Tôt dans la matinée, Lys avait appris que Peon, Danaël, Mala ainsi que Talek se trouvaient chez Faëki à la petite Logowa. Sous les ordres de Cathan, la Famille s'activait déjà pour les rapatrier sans encombre.
— Cela fait enrager les habitant du Plevraïki, qui n’attendent qu’un signe de notre part pour lancer une révolte.
— Pas maintenant, lâcha Lys. Plus tard.
Cathan assentit, et ordonna :
— Tu diras à Zaya de les faire attendre.
— Très bien.
La cheffe des rebelles s’écarta, rejointe par Lys. Si auparavant, leurs interactions étaient très limitées, Cathan manifestait de plus en plus le besoin de s’entretenir avec lui. Elle avait difficilement confiance en quelqu’un d’autre.
— Comment ça se passe, au palais ?
Lys grimaça.
— L’empereur est faible. Ça ne va plus tarder, j’en ai peur…
— Le plus tard possible. Les gamins ne sont pas prêts. Leur seconde maîtrise n’est pas encore…
— Je sais, coupa Lys, mais il faut que tu te prépares à l’éventualité de continuer sans moi.
L’intensité du regard de Cathan se troubla quelque peu, mais à peine Lys vit sa faiblesse qu’elle la masqua aussitôt.
— Et dans les autres palais ? demanda-t-il. Des réactions face aux révoltes que les nôtres ont déclenché ?
— Un coursier est venu dans la nuit avertir Laosha de la fuite de Peon. D’après Denaoji, elle est rentrée dans une rage folle. Dans les Terres de l’Ouest, Waal commence à devenir impopulaire. Waal est de plus en plus impopulaire. Il se laisse emporter par sa rage et exécute à tour de bras des innocents. Innocents qui n'ont rien à voir avec la Famille... Le peuple gronde. Lan ne parvient pas à apaiser sa population et des explosions ont lieu partout dans les villes côtières pendant les fêtes. Quant à Gaïa, elle a perdu le contrôle d’une partie de sa population, elle ne parvient plus à entrer en contact avec certains clans, surtout ceux qui sont éloignés du centre de sa forêt. Il semblerait qu’ils bloquent l’accès à leurs pensées.
— Ils perdent du terrain, constata Lys.
— Leur répression ne fonctionnera pas, cette fois.
— Et dans les Terres du Désert ?
Cathan esquissa un sourire. Les Mushadins étaient des adversaires redoutables aux méthodes violentes. Laosha était la plus sanguinaire et intransigeante de la fratrie divine.
— Les familles nobles commencent à être envahies par les problèmes. Entre les sécheresses, la déesse qui ne revient pas et les révoltes de la Famille, il devient difficile de réprimer la moitié de la population. Les nobles ont besoin des pauvres pour les tâches ingrates et viennent de se rendre compte qu’il est compliqué de faire fonctionner leur système sans la base.
Lys posa sa main sur l’épaule de son amie. Elle ne répondit rien et se contenta de lui rendre son regard. Depuis quinze ans, ensemble, ils construisaient ce moment. Ils avaient bâti leur mouvement avec patience, brique par brique, accusant les échecs, à l’affût de la moindre piste qui pourrait les aider. Ils avaient fait preuve d’une ténacité que seuls ceux habités par le rêve et l’espoir pouvaient montrer.
— Il faut que les quatre donnent le coup de grâce. Tout dépend d’eux.
Et de moi, pensa Lys. Sans lui, jamais tout ceci n’aurait pu avoir lieu. Chilam lui vint en esprit, brièvement. L’idée de l’abandonner lui serrait le cœur. Lys secoua la tête.
— Ils nous aideront. Ils ont trop souffert par la faute des dieux… Comme nous, s’ils en ont la possibilité, ils voudront changer les choses.
— Je me préoccupe davantage de savoir s’ils réussiront…
— Nous n’avons plus le choix, maintenant…
Lys attrapa une précieuse carafe de cristal et fit couler l’eau dans un verre ouvragé qu’il porta aux lèvres usées de son maître. L’empereur déglutit, Lys essuya les coins de ses lèvres comme il l’aurait fait avec un enfant.
— Vous devez résister encore un peu, chuchota Lys.
De par son statut privilégié, Lys avait mis dehors tous les domestiques qui s’affairaient à garder Maëlan en vie pour pouvoir être en tête à tête avec son maître.
— Comment va ma ville, mon petit ?
Lys lui expliqua à voix basse tout ce qu’il venait d’apprendre. Les yeux de l’empereur ne le quittèrent pas, brillants d’espoirs.
— C’est pour ça que vous devez tenir.
Maëlan assentit d’un coup de tête lent et plein de fatigue.
— Je ne pourrais pas éternellement… Et je dois rester encore, le temps de…
— Je sais. Je serai là en temps voulu.
— Je ne fais confiance qu’à toi, Lys, chuchota-t-il dans un soupir fatigué.
Le jeune homme lui rendit son sourire et écarta une longue mèche de cheveux blanc du visage de son maître. Il posa un baiser sur ses lèvres, et recula juste à temps pour que l’empereur n’aspire pas toute son énergie vitale.
— Dormez…
Aussitôt qu’il eut prononcé ces mots, les paupières de l’empereur s’affaissèrent. Il attendit d’entendre son souffle s’alourdir avant de quitter la chambre. Assailli par la fatigue, il se massa les tempes, les yeux fermés. Adossé à la porte, il fit signe au soldat en faction, dont il sentait la présence, de le laisser.
— Bonsoir.
Lys sentit son cœur s’emballer et se tourna pour croiser un visage qu’il ne connaissait que trop bien. Il s’empêcha de sourire en trop grand.
— Bonsoir, Chilam.
— L’empereur sait ce que tu as fait ?
Les sourcils froncés, le murmure anxieux, les yeux ne cessant de fureter pour vérifier qu’ils étaient seuls, Chilam Fenrir avait peur. Il était de ceux qui avaient évacué les candidats, après l’explosion, il avait vu les conséquences de celle-ci, les blessés, la cohue, tout. Il avait même participé aux battues dans la ville pour attraper les fugitifs. Tout en préservant le secret de Lys. Pour lui, Chilam l’avait fait.
— Je ne fais que ce que désire mon maître.
La voix du soldat devint plus basse.
— Ton maître sait ?
Lys perdit son sourire, piqué par l’agacement.
— Tu ne trouveras jamais plus fidèle que moi à Maëlan. Contente-toi de le protéger.
— Tu devrais faire attention à toi. Si jamais ton implication avec les terroristes est prouvée, tu vas y rester.
— Ils feraient mieux de se dépêcher, car je ne suis pas promis à une longue existence.
Alors que Lys pivotait pour s’éloigner, encore piqué, Chilam lui retint le bras.
— Alors ne reviens pas ici.
La voix de Chilam grondait d’une colère tue, contrôlée, mêlée à une tristesse et une inquiétude qu’il n’exprimait jamais à voix haute. Tout cela provoquait chez Lys des frissons qu’il parvenait mal à maîtriser. Il expliqua dans un murmure :
— Si je ne reviens pas, il mourra avant l’heure.
Il plongea ses yeux dans ceux de Chilam, plein de douceur, d’impuissance, de rage même. Un mélange qui donnait à Lys l’impression d’exister pour quelqu’un, vraiment. D’être aimé, plus que désiré.
— Je suis le seul qui peut lui permettre de rester sur terre, et pour m’avoir consommé, tu sais à quel point mon énergie est exceptionnelle. Sa vie dépend de la mienne. Et sans lui, nous ne pouvons plus continuer.
— Je suis obligé de te faire confiance, de toute façon, non ?
— Ne t’inquiète pas. Je te protégerai.
— Et moi, que dois-je faire pour te protéger, toi ?
Lys esquissa un sourire triste.
— Ne te soucie pas de moi, d’accord ? Garde ce que tu sais pour toi, c’est déjà suffisant. Et fais attention à toi.
Chilam le regarda encore avec cette intensité qui le faisait frémir, puis le relâcha. Lys lui caressa la main et tourna des talons.
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