Danaël inspira à plein poumons. Le vent d’automne caressa sa peau et fit naître un sourire bienheureux sur ses lèvres. En arrivant à Urbaïs, jamais il n’aurait pensé que respirer l’air saturé de la capitale lui ferait autant plaisir.
Un coup de coude dans les côtes lui fit baisser le regard.
— Ta capuche, lui souffla Mala.
Il recouvra ses cheveux de la protection du tissu, et resserra les cordons argentés de sa cape pour la maintenir sur ses épaules. Ses cheveux avaient considérablement poussé : les plus longues boucles atteignaient maintenant ses épaules et lui tombaient devant les yeux. Avec une coloration naturelle concoctée par Mala, ils avaient à présent la couleur brune et mate d’une chevelure orgoïe. A l’inverse, Mala s’était rasé la tête quelques jours plus tôt : le changement avait été radical. Danaël ne l’avait pas au reconnue au départ. Pour modifier plus encore l’aspect de son visage, elle avait utilisé des stratagèmes de maquillage, basés sur un jeu de lumière complexe que Danaël ne comprenait qu’à moitié : ses pommettes avaient l’air plus saillantes, ses joues plus creuses, et ses yeux plus grands. Danaël avait en même temps appris que les Alayis, en plus d’être des experts en médecine, étaient des maîtres en cosmétique. Après tout, les deux étaient à base de plantes.
— Ce serait bien de ne pas réduire tous les efforts que la Famille a fait depuis trois mois, marmonna Talek.
— Je sais bien, répondit Danaël, un peu piqué d’être infantilisé.
Comme pour donner raison à leur compagnon, deux soldats vêtus de blanc et d’or passèrent à proximité. L’armée impériale. Danaël retint son souffle, mais ils ne se retournèrent pas vers eux, et le soulagement l’envahit. Mala releva ses grands yeux bruns vers Talek.
— Alors, on va où, maintenant ?
— Prochaine rue à gauche et on va tomber dessus.
Mala acquiesça, sa capuche d’un vert profond bruissant avec douceur sous son geste. Au milieu de la foule dense, dans la lumière tardive de la soirée, leurs trois silhouettes sombres passaient inaperçues. Une chape de plomb s'était abattue sur la capitale impériale, là où encore seulement trois mois en arrière la ville n'était que fête et couleurs. Ils n'étaient pas les seuls à jeter des regards anxieux vers les soldats. Toute la ville semblait se tendre sur leur passage. Lys et les autres n’avaient pas menti : les soldats étaient nombreux. Que ce soit l’armée de l’empire ou celle de Waal, beaucoup arpentaient les rues.
Alors qu’ils traversaient le marché, des haussements de voix brisèrent le calme tendu.
— Tu as encore augmenté tes tarifs !
— C’est ça ou rien !
Le marchand et sa cliente s’étaient à peine avancés l’un vers l’autre que les soldats les plus proches accoururent pour les rouer de coups. Danaël échangea un regard interloqué avec Mala. D’un hochement de tête, ils suivirent Talek et imitèrent les autres passants : ils ne s’arrêtèrent pas.
Ils s’éloignèrent petit à petit du centre pour gagner les quartiers les plus au nord. Les beaux immeubles blancs et immaculés rapetissaient de plusieurs étages, la pierre alternait avec le torchis et s'habillait de couleurs vives. La langue orgoïe, dure et pleine de consonnes, sonnait agressivement à l’oreille de Danaël, habitué à la légèreté de son idiome maternel. Les rires fusaient au milieu de discussions animées, et chacun avait une touche de rouge dans sa tenue. À côté de lui, Mala toussa, à cause des odeurs de viande que l’on faisait griller.
— Pas de doute, on est bien dans la petite Logowa, lâcha Danaël.
Plus ils avançaient vers le palais de Waal et plus ils attiraient les regards. Danaël enviait le flegme de Talek, qui évoluait sans s’en soucier. Mala partageait sa nervosité. Elle esquissa un sourire complice, que Danaël lui rendit. N’avoir qu’elle avec qui parler pendant des semaines lui donnait l’impression de la connaître depuis toujours. Autour d’eux, les soldats et leur uniforme blanc et or avaient cédé le pas à ceux de Waal, en livrée rouge.
— Lys ne plaisantait pas sur la surveillance, chuchota Danaël.
Quelque chose attira son regard. Il entraîna son amie avec lui : là, sur le mur en torchis, avait été collée une illustration gravée de leurs visages avec force de détails et beaucoup de ressemblance. L’ajout de la couleur rendait leur portrait encore plus réalistes et Danaël se voyait, les yeux d’un bleu gris orageux et les cheveux d’un blond sombre. Il échangea avec Mala un regard angoissé.
— Il n’y a pas de risque, on ne ressemble plus à ça.
— Nos têtes sont quand même mises à prix…
Mala lui serra l’avant-bras avec davantage de force. Talek les rejoignit.
— Je vous assure que personne ne vous reconnaîtra si on ne reste pas planté devant vos propres portraits.
Danaël lui lança une œillade agacée. Un dernier regard au garçon qu’il avait été, puis il suivit leur guide pour reprendre leur progression.
— Ça veut dire qu’on doit vraiment être une menace sérieuse s’ils veulent...
— Et ça veut aussi dire que ça va être une galère sans nom pour récupérer Aomi et Peon, soupira Danaël.
Comme pour confirmer ses dires, le palais de Waal se dressa devant eux. Il se détachait des autres bâtiments de par sa hauteur, et par l’aspect de sa pierre grisâtre. De petites tourelles le flanquaient et des douves l’entouraient. Les coursives étaient parcourues par une profusion de gardes rouges qui surveillaient pont-levis, entrée, et chemins alentours.
— J’espère vraiment que tes potions sont assez efficaces pour que vous puissiez entrer là-dedans ce soir, chuchota Talek.
— Où se trouve Peon ?
— Il est normalement gardé avec les autres, dans le bâtiment du fond, la grande salle de bal reconvertie en dortoir, répondit Talek.
— Soit carrément à l’opposé du pont-levis, constata Danaël.
Mala hocha la tête. Elle s’approcha de l’étal d’un artisan qui vendait des figurines de bois, et fit mine de s’intéresser à la reproduction d’un loup géant. L’artisan, occupé avec un de ses confrères, ne faisait pas attention à eux et était trop loin pour qu’ils puisse les entendre distinctement.
— Comment va-t-on rentrer ? chuchota-t-elle. Je veux bien compter sur les effets de la potion, mais je doute que ça suffise. Les soldats sont nombreux.
Danaël lui prit l’objet des doigts, et observa en coin le palais de Waal.
— Tu vois la végétation, autour des douves ? Ta maîtrise et la mienne peuvent s’associer pour nous faire une embarcation de fortune. Il faudra qu’on avance sous le pont pour éviter les regards des soldats en ronde sur la coursive. La douve traversée…
— Vos maîtrises sont si puissantes que ça ? s’étonna Talek.
— Tu crois que j’ai menti en disant que je me faisais étrangler toute les nuits par des fichues lianes ?
— Ensuite on peut contourner la muraille, les coupa Mala avant que cela ne dérape, en s’y collant pour ne pas se faire repérer.
— Bonne idée, chuchota Talek. Je peux essayer d’attirer l’attention des gardes ailleurs le temps que vous traversiez les quelques mètres.
— J’ai quand même peur pour les bruits qu’on va faire, tiqua Danaël.
— Y’a certainement des crapauds ou d’autres animaux là-dedans qui font déjà du bruit, avança Mala. L’eau ne reste jamais vide.
Danaël pouffa.
— Encore de la philosophie alayie…
Mala lui donna un coup de coude.
— Tu crois que c’est le moment ?
— Bon, on a vu ce qu’on voulait voir, maintenant on rentre, les bouscula un peu Talek alors que le marchand venait vers eux.
Danaël reposa la figurine de loup, le cœur serré : il avait l’impression que c’était Peon même qu’il laissait sur le côté. Avec la promesse de revenir, il suivit ses deux comparses.
Torturant une mèche de cheveux, Danaël lisait les notes laissées par Lys à son intention, pour lui résumer le climat d’Urbaïs et ajouter ses remarques à leurs observations du terrain Il avait pour ordre de ne pas sortir les feuillets du quartier général. Derrière lui, au-dessus du chaudron, Mala préparait l’onguent nécessaire au genou droit de son ami : grâce à ce remède miracle et à d’autres potions qu’il prenait tous les jours, Danaël réussissait à ne plus lui faire ressentir la douleur. Des odeurs épicées emplissaient la petite cuisine.
Le grincement des gonds de la porte incita Danaël à interrompre sa lecture. Grande et musclée, les cheveux tirés dans un chignon sévère, Cathan prit place à côté de lui. Le garçon déglutit.
— Comment s’est passée cette première sortie ?
Mala répondit la première :
— Elle s’est bien passée, nous avons appris des choses et commencé à réfléchir à un moyen d’entrer dans le palais de Waal.
— Comment ?
En tournant sa tête vers lui, Mala incita Danaël à expliquer leur plan. Tout en évitant le regard acéré de la cheffe rebelle, le jeune homme lui exposa leurs idées. Elle demanda plus de détails, trouva les failles et affina leurs ébauches. Danaël se força à retenir tout de mémoire : Cathan lui interdisait de noter au risque que son carnet tombe entre de mauvaises mains. Il avait dû en arracher plusieurs pages sur son ordre.
— Vous avez plus de nouvelles concernant Aomi ?
— Elle est isolée des autres et très surveillée. Laosha se doute que c’est elle que nous cherchons et nous la met hors de portée. Réussir à sortir Peon sera déjà une grande avancée.
Danaël reconnaissait l’esprit raisonnable et organisé de Cathan, mais avec les souvenirs qu’il avait d’Aomi et des regards que lui lançaient ses comparses, il ne put s’empêcher de ressentir comme une énorme vague d’injustice. Elle était méprisée au sein des siens. Danaël connaissait ce sentiment : il lui était difficile de laisser ouvertement quelqu’un le subir.
— Il nous faut juste un peu de temps, lui dit Cathan.
Bien sûr qu’elle avait vu son trouble, cette femme avait le même don étrange que Lys de lire dans le cœur de ses interlocuteurs. Bien qu’elle ait beaucoup moins de diplomatie et un langage un peu moins tortueux pour exprimer ce qu’elle pensait… Il se força à croiser le regard de la cheffe rebelle.
— Pourquoi avez-vous besoin de nous quatre ? demanda Danaël de but en blanc. Il n’y a vraiment que nous pour…?
Elle, elle lui répondrait. Elle n’était pas comme Lys.
Les traits de Cathan restèrent inexpressifs alors qu’elle analysait le jeune homme. Avec une élocution lente, comme si elle pesait chacun de ses mots, elle lui répondit :
— Il n’y a que vous, crois-moi, nous avons cherché. N’es-tu pas heureux d’avoir enfin un prétexte ? Tu vas pouvoir réaliser ce que tu rêves de faire depuis que tu n’es plus capable de marcher correctement sans drogue. Tu devrais nous remercier.
Sur ce, elle se leva et rejoignit son bureau, dans les combles. Danaël ne se rendit pas tout de suite compte que la remarque lui avait coupé le souffle. Avait-elle vu aussi clair en lui ? Comment savait-elle ? Il échangea un regard anxieux avec Mala, avant qu’ils ne retournent à leurs activités, mais les pensées de Danaël, toutes tournées vers le but de la Famille, ne parvenaient à se focaliser sur l’écriture de Lys. Si tout se passait comme l’espion et les autres l’avaient prévu, Danaël allait commettre l’un des premiers déicides de l’histoire. Ou mourir.
— Tu crois vraiment qu’on y arrivera ?
— Il le faut, souffla Mala en réponse. De toute façon, nous…
— Elle me fiche un peu les jetons, Cathan.
Danaël sursauta. Talek venait d’apparaître en face de lui, assis à la petite table de la cuisine.
— T’es pas censé rester dans la petite Logowa, jusqu’à demain, toi ? lui demanda-t-il d’un ton accusateur.
— Oh je suis de passage, j’y retourne dans une heure. Je dois faire les commissions pour le repas de demain, justement.
Il attrapa une pomme et croqua dedans, une moue appréciatrice sur le visage. Danaël se souvint de la manie qu’avait Peon de manger des fruits à tout moment de la journée.
— Mais on mange dans un quart d’heure !
— Woh, on se calme le Thaelin ! J’ai rien contre toi, je te trouve même assez mignon, mais tu me lâches la chemise ! Si tu as quelque chose contre moi, vas-y, dis-le maintenant et arrête de me les briser !
Danaël, estomaqué, ne put répondre. Depuis son chaudron, crépitant au-dessus du réchaud à gaz, Mala rit.
— Ça ira mieux quand Peon sera revenu, je t’assure.
— Si tu veux un conseil, dit Talek avec l’index en l’air, tu devrais lui dire qu’il te plaît. De mémoire, je crois qu’il aime bien les garçons en plus.
Danaël s’aplatit les deux mains sur le visage. Bien sûr, qu’il le savait.
— Je refuse de commenter ce que tu viens de dire.
— Tu connais Peon ? demanda Mala.
— Comme tous les Orgoïs. C’est un Krasny, l’une des plus anciennes familles. On peut retracer leur arbre généalogique avant même la descente de Waal. Son grand-père est une légende, comme à peu près toute personne qui porte ce nom. Y’a toujours eu des rumeurs qui traînaient sur Peon, comme quoi il était trop petit pour être Krasny, qu’on ne savait pas où avait traîné sa mère avant de revenir… D’ailleurs sa mère est morte en couches. Je connais pas ta famille, Danaël, mais lui il descend de la haute société orgoïe.
Une confidence, quand ils étaient ensemble, dans la gargotte thaeline, lui revint en mémoire. Tu sais, ma famille, c’est que des coincés, Dani. Ils ne m’aiment pas, et je les déteste.
Talek croqua de nouveau dans sa pomme qui juta sur son menton.
— Ça colle avec ce qu’on sait de lui, réfléchit Danaël.
— Tu vois, il t’intéresse trop pour qu’il ne te plaise pas !
Mala rit de l’intervention de Talek, tandis que Danaël haussa les yeux au ciel. Il essaya tant bien que mal d’habiller son visage d’un masque d’indifférence.
— Il a passé son temps à se ficher de moi et à me rabaisser, comment veux-tu que…
— Pas pendant les épreuves de Lan. Tu l’as beaucoup impressionné, je l’ai vu.
— Mala…
— C’est un Orgoï, continua Talek, qui plus est un Krasny. Il est encore moins bavard que nous. Son grand-père a la réputation d’avoir passé plus de temps dans les montagnes qu’au contact d’humains ! Si ça se trouve, Peon ne sait même pas comment te dire qu’il t’apprécie et te drague comme il peut.
Danaël grimaça.
— T’as loupé la partie où je t’ai dit qu’il m’insultait ?
— Et alors ? J’enquiquine toujours les personnes que je veux.
— Bah change de technique de drague, alors, soupira Danaël.
— Et toi, tu fais comment ?
Danaël haussa les épaules, refusant de croiser le regard noir de Talek. Il se sentit rougir sans pouvoir s’en empêcher.
— Je suis moine, je ne drague pas. C’est interdit.
— Je pensais que les Thaelins étaient plus amusants que ça…
Il serra les dents. Vraiment ? Il se réserve les plus beaux garçons ? Eh bien il se fait plaisir, le Lan ! Peon avait accompagné sa remarque d’un rire, son souffle exhalant l’alcool de framboise. Sa main avait frôlé celle de Danaël quand il avait repris son verre. Danaël s’était persuadé qu’il ne l’avait pas fait exprès.
— Les Thaelins, oui, mais pas les moines. On est au service exclusif de Lan.
— Était, corrigea Mala. Tu n’es plus moine.
Le cœur de Danaël loupa un battement. Il ne s’était jamais rendu compte jusqu’à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible. Plus jamais il ne pourrait passer des journées entières au scriptorium, près des oiseaux, à recopier et enluminer des manuscrits tout en goûtant à la fraîcheur du vent. Mala percevant son trouble, s’empressa de reprendre la conversation.
— Chez moi, nous avons un jima. C’est une sorte d’âme sœur, qui nous complète et qui nous aide dans tous les aspects de notre vie.
Danaël sourit. Qu’elle puisse parler de ça après ce qui était arrivé à Baako était une victoire.
— C’est pas chiant d’avoir un seul partenaire pour toute une vie ? demanda Talek.
Mala attrapa les fioles posées sur la table et versa le contenu de son chaudron dedans à l’aide d’une louche.
— Ce n’est pas qu’un partenaire c’est… c’est une partie de toi dans une autre personne, tu vois ? Et puis, nous pouvons avoir plusieurs partenaires. D’ailleurs, si j’étais encore à Adeyabo, j’aurais eu ma première cérémonie initiatique.
Talek mâcha sa pomme, une moue dubitative sur le visage.
— C’est quoi ?
— Nous célébrons l’entrée dans l’âge adulte par toute une journée de danse et de fête, qui se termine par la consommation collective de nos corps.
— Ah ouais, une orgie, carrément ?
— Les Alayis vivent en communautés et partagent absolument tout, commenta Danaël. C’est complètement logique pour eux.
— Tout à fait, ponctua Mala.
— Et du coup, le jima, c’est comme ton mari, sauf qu’il te partage au lit, c’est ça ?
— C’est à la fois mon époux, mon ami, mon frère.
— Et tu connais ça comment, toi, le Thaelin ? T’es allée chez elle ?
— Je suis… j’étais moine, je passais mon temps à recopier des bouquins ! J’en connais un rayon sur vos propres rites, d’ailleurs ! Et permet-moi de dire que certains sont assez barbares.
Talek ne répondit rien et posa sur Danaël un regard pétillant de malice, agrémenté d’un léger sourire.
— Quoi ? l’agressa presque Danaël.
— Rien. Dommage que ton cœur soit pris.
— Mon cœur n’est pas… oh et puis merde.
Le rire de Peon se manifesta une fois de plus dans son esprit. Tu sais pas mentir, le Thaelin ! Pas étonnant que je te batte à ton propre jeu !
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2835 histoires publiées 1284 membres inscrits Notre membre le plus récent est Les Petits Contes |