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tome 2, Chapitre 3 « Mala » tome 2, Chapitre 3

Mala essaya de ne pas s’effondrer sur le sol. En face d’elle, Lys ne donnait aucun signe de faiblesse. Il venait de plus en plus souvent tester son air dans cette petite chambre percée de partout et secouée par le vent dans laquelle elle était enfermée depuis plus de trois mois. Mais à présent, Lys ne verrouillait plus la serrure derrière lui : depuis leur discussion, elle était autorisée à sortir.

— Tu es encore trop lente à y faire appel, et pas assez rapide pour le retenir. Ton vent explose et tu ne parviens pas à le maîtriser.

Elle acquiesça, consciente de ses faiblesses. L’état de fatigue dans lequel Lys la plongeait, de par son entraînement et les conditions de son enfermement, réveillait sa maîtrise plus instinctivement, mais puisait dans ses dernières ressources d’énergie. Il la forçait, inlassablement, à recommencer les mêmes exercices, en variant l’intensité, en poussant son corps bien au-delà de ses limites. Elle en ressortait dangereusement vidée. Depuis l’explosion, elle avait l’impression qu’elle ne ressentait plus que de l’épuisement. De l’épuisement et du froid.

Le vent n’était pas un élément qui se laissait dompter. Quand elle pensait pouvoir le manipuler, il s’échappait. Cet élément n’avait rien de la douceur que la terre lui faisait ressentir. Dans une de leurs longues discussions, Danaël lui avait confié l’inverse : sa terre ne se laissait pas faire, elle non plus.

Lys ouvrit la bouche, comme pour continuer ses remontrances, mais finit par esquisser une moue compatissante : il la rejoignit en quelques enjambées et s’assit en tailleur en face d’elle. La reconnaissance envahit Mala en même temps que le soulagement : elle était incapable de se lever à ce moment.

— C’est beaucoup mieux que lorsque tu es arrivée.

— Mais ce n’est pas encore ça.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Lys. Elle ne parvenait pas à se défaire de la fascination étrange qu’il exerçait sur elle : le mélange des quatre peuples était si lisible sur ses traits que c’en était déconcertant.

— Il faut que tu t’imagines parler avec ton élément. Chacun a une personnalité propre et une façon de répondre qui est différente. Une personnalité qui ressemble d’ailleurs beaucoup à la divinité qui l’a façonnée. Essaie de poser des mots sur ta terre, essaie de trouver ce que tu lui dirais si elle était en face de toi.

Elle ferma les yeux. Lys l’avait cernée très vite et savait comment l'emmener là où il voulait en venir.

— Elle est douce, répondit Mala. Elle accepte de se laisser faire à condition que je sois honnête avec elle.

Il n’était pas question de secret la terre : elle devait être honnête avec elle, honnête avec ses émotions, et ne pas se mentir. Toujours affronter la moindre situation sans se trouver d’excuse, faire face au moindre problème avec le cœur pur.

— La seule et unique fois où je n’ai pas respecté cette règle, j’étais enfant. Nonnan m’avait mise en colère et je ne voulais pas l’admettre…

Le souvenir de la réponse de sa terre, violente, lui revint : ses chevilles avait été emprisonnées dans le sol pendant de longues minutes.

— Et maintenant, ton vent, qu’en-est-il ?

Mala fronça des sourcils. La réponse fut plus longue à venir, parce qu’elle n’était pas naturelle, parce qu’elle le connaissait moins, parce qu’elle le voyait encore comme un étranger qui s’imposait à elle.

— Capricieux. Il se joue de moi.

— Le vent joue, oui. Tu dois lui montrer que tu es plus forte que lui. Que c’est toi qui pose les règles. Ce n’est que lorsque tu lui auras montré que tu es digne de jouer avec lui qu’il se laissera faire.

Elle rouvrit les paupières. Les yeux bleus de Lys la fixaient avec cette curiosité qu’elle voyait souvent chez lui.

— Quel est l’élément que tu as maîtrisé en premier ? lui demanda-t-elle.

— L’air. L’air m’aime et aime jouer avec moi.

Il parlait des éléments comme on parlait de compagnons, d’amis, et c’était une vision que Mala appréciait de plus en plus. Elle correspondait à sa façon d'interagir avec sa terre. Et bientôt, son vent.

— Allez ! Va manger quelque chose.

Mala hésita. Elle repensa à Danaël, la veille, qui ne cessait de se tourmenter sur la suite du projet. Danaël, qui n’avait qu’un but : aller libérer leurs deux compagnons.

— Quand est-ce que nous pourrons aller chercher Peon et Aomi ?

— J’attends quelques petites précisions, histoire de ne pas vous envoyer à l’aveuglette. Cela ne devrait plus trop tarder, tiens-toi prête.

Mala hocha la tête. Alors qu’il descendait les marches, elle continua ses questions : Lys était d’humeur à lui en dire plus que d’habitude.

— Il n’y a que nous pour accomplir ce que la Famille attend ?

Lys se retourna vers elle. Il avait un air déterminé sur ses traits, mais aussi une teinte triste qui pointait dans ses yeux.

— Oui, parce que vous maîtrisez leur pouvoir, et le pouvoir qui leur est opposé. Et vous êtes les seuls mêlés de première génération que nous avons réussi à retrouver.

— Il y en a d’autres ?

— Tous ceux dont j’ai le souvenir ou dont j’ai pu remonter la trace ont été abattus.

La gorge de Mala se serra. D’un seul coup, elle n’avait plus faim.

— Il n’y a vraiment aucune autre solution que de les tuer ? On pourrait… Les convaincre de sortir de leur hôte…

— Cela ne fonctionne pas dans ce sens. Une fois que le corps est habité, les liens entre l’hôte et la divinité sont trop étroits, on ne peut les défaire. Il faut le sacrifier. Tu sais, c’est pour ça qu’ils changent de corps avant que celui qu’ils occupent ne se meurent : leur âme serait emportée avec lui. C’est un mal nécessaire.

Mala regarda ses mains. Elle avait du mal à se dire que bientôt, celles-ci allaient tuer une déesse qu’elle avait passé presque toute sa vie à prier.

— Et les autres mêlés de première génération, que leur est-il arrivé ?

— Abattus par l’armée de Waal dès qu’une maîtrise se réveillait chez eux. Certains n’ont même pas fêté leur premier anniversaire.

La jeune femme se rappela de la fierté de sa grand-mère lorsqu’elle disait : « Mala avait six mois quand elle a fait pousser sa première liane, vous vous rendez compte ? » Si sa mère n’était pas rentrée à Adeyabo pour lui donner naissance, si elle avait grandi dans le Plevraïki sous les yeux de l’armée de Waal, alors Mala aurait été de ceux-là.

Malgré son estomac noué, Mala suivit Lys dans la grande pièce de vie où plusieurs personnes se trouvaient déjà. Comme d’habitude, sa présence attira l’attention des autres jeunes gens recrutés dans les rangs des perdants du Grand Choix. Mala esquissa un sourire un peu gêné. Lys en appela plusieurs pour écouter leurs rapports : il les envoyait souvent surveiller les rues d’Urbaïs à la recherche d’informations concernant de près ou de loin Aomi, Peon et les faits et gestes des divinités . Talek, qui était une version plus grande et moins râleuse de Peon, avait appris à Mala que son portrait et celui de Danaël étaient affichés partout dans la ville.

Une pomme voleta devant son nez. Elle l’attrapa, un peu surprise, avant qu’une tête barbue n’apparaisse depuis la porte donnant sur la cuisine et lui clame :

— Toute fraîche du marché, mademoiselle je-ne-mange-pas-de-viande !

Elle sourit et rejoignit Faëki en cuisine. Elle s’adossa au comptoir et le regarda cuisiner le repas du soir avec des gestes maîtrisés. Les légumes doraient dans la poêle et leurs grésillements rappelèrent à Mala les soirées festives de son enfance.

— Si tu veux autre chose, tu me dis hein.

Elle hocha la tête et observa la pomme sans y croquer. Elle savait qu’elle ne retrouverait pas le sucre et l’acidité de ceux de sa chère Adeyabo.

— Issah m’a dit de te donner ça aussi. Paraît que c’est pour ta fatigue. Enfin, moi j’y connais pas grand-chose aux plantes…

Issah. Le cœur de Mala se serra lorsqu’elle tendit la main vers la gourde que lui désignait Faëki. En ouvrant son goulot, elle reconnut des effluves de yonole, une fleur rare aux puissantes vertus énergisantes.

— Il est passé il y a longtemps ?

— Oh il est toujours là ! Il apprend à ton copain comment éviter de changer sa chambre en forêt vierge…

Elle n’avait pas réussi à échanger plus de trois mots avec Issah depuis trois mois. Elle ne parvenait toujours pas à encaisser le fait qu’il lui ait caché autant de choses. Mala le soupçonnait même de l’avoir manipulée : c’était bien lui qui l’avait poussée à aller voir Zaya, la vieille aveugle, non ? Et c’était à partir de là que tout avait commencé…

Faëki sentit son trouble. Il retourna ses légumes d’un habile coup de poignet : grâce à son air, ils sautèrent dans la poêle en un élégant ballet. De son autre main, il réduisit le feu. Mala aimait voir comme il pouvait mobiliser ses deux éléments en même temps, avec une simplicité si déroutante qu’elle le jalousait même un peu. Sans la regarder, lui dit :

— Ne sois pas trop dure avec lui. S'il t’avait dit dès le départ que tu étais une mêlée, tu l’aurais pas cru, non ? Et t’aurais fini comme ceux qu’on a dans la cave.

Mala but une gorgée du breuvage, dont les bulles picotèrent dans le fond de sa gorge.

— Qu’est-ce que vous faîtes, s’ils ne veulent pas collaborer ?

Faëki renâcla d’une façon qui lui rappela Aomi.

— Tu veux pas le savoir, mio daëg.

Les recherches entreprises avec Danaël aux Archives lui revinrent en mémoire avec la force d'un ouragan : le nombre d'inconnus… le nombre d’inconnus sans souvenirs retrouvés dans le Plevraïki à chaque Grand Choix.

— Vous vous en débarrassez dans le Plevraïki, n’est-ce pas ? Danaël…

— Danaël et toi êtes de sacrés fouineurs !

— Certaines pertes sont nécessaires pour le combat qu’on doit mener, dit Lys, qui venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte.

Il s’approcha de Mala avec sa grâce mushadin et la fixa avec intensité. Comme souvent, elle fut prise au piège dans son regard et était incapable de s’en détourner.

— Nous ne sommes pas les gentils de l’histoire, mais nous sommes ceux qui te permettront de survivre dans ce monde.

Il attrapa sa main libre et la serra, cachant dans sa douceur une autorité dont Mala n’était pas dupe.

— Tu as un rôle à jouer dans notre combat.

— Et pas un petit, lâcha Faëki, presque amusé.

— Et si tu allais avec les autres, à côté ? Je dois parler à Faëki.

Mala n’obéit pas de suite : elle n’aimait pas la manière dont cette simple injonction l’infantilisait, comme si elle n’était pas capable d’entendre et de comprendre ce qu’ils avaient à dire. Et puis, les autres jeunes l’observaient toujours en coin et la faisait se sentir encore plus à part. Après tout, eux n’avaient pas été enfermés comme Danaël et elle, ils n’étaient pas entraînés par Lys lui-même. Ils n’étaient pas des “mêlés de première génération”.

Mala finit par s’exécuter tout de même et sortit de la pièce, sans pour autant traverser le couloir et se rendre dans la pièce à vivre. Elle passa sa main dans le tapis de lianes et d’herbes folles qui insonorisaient la maison et s’assit en bas des escaliers menant à aux étages supérieurs, attendant son ami. De là, elle parvenait à écouter la conversation de Lys et Faëki.

— Tu as des nouvelles des Terres de l’Ouest ?

La voix de Lys lui parvenait même si légèrement masquée par le bruit ambiant de la salle de vie.

Akep, j’en ai pas mal, et de plus en plus souvent. Depuis que les Fenrir sont avec nous, c’est plus facile de faire passer les informations entre les différentes poches de résistants. Comment t’as fait ton coup ?

— C’est un secret.

— En tout cas, je peux te dire que ça s’agite. Waal ne sait plus où donner de la tête.

— Sa popularité est toujours aussi importante ?

— Elle baisse, mon petit. La Famille n’a pas grand-chose à faire, il s’enfonce lui-même avec sa répression, il court partout en abattant au hasard. Il nous facilite les choses.

Derrière Mala, les marches de l’escalier craquèrent. Surprise, elle sursauta, mais se calma lorsqu’elle constata que ce n’était que Danaël. D’un doigt sur les lèvres, elle l’intima au silence, et l’entraîna dans la salle à manger.

— Il est venu nous chercher jusque sous le nez de Laosha, on est forcément importants, lui dit Danaël, affalé sur sa chaise.

Son entraînement l’avait lui aussi épuisé. Issah avait beau être un enseignant plus doux que Lys, il n’en était pas moins exigeant. Le garçon mangeait au ralenti, perturbé par ses pensées. L’estomac noué, Mala avait donné le reste de son assiette. Depuis le début du repas, elle fuyait le regard d'Issah qui tentait d'accrocher le sien depuis l'autre bout de la table.

— Peon et Aomi doivent l’être aussi s’ils veulent les récupérer…

— Ouais, approuva Danaël entre deux bouchées. Un pour chaque divinité.

Un silence s’installa. Mala analysa les coupures sur les mains de Danaël, encore rouges et pour certaines assez profondes. La terre de Danaël se montrait aussi coopérative que le vent de Mala...

— Tu crois qu’ils font quoi, en ce moment ? demanda-t-il..

— Aomi doit résister à l’envie d’étriper les autres Filles de Laosha, rit Mala. Quant à Peon, enfermé dans le palais de Waal…

Elle se rappela les longues discussions qu’elle avait eues avec Danaël à propos du garçon, du secret qu’il lui avait partagé et de son sentiment d’être complètement perdu à ce sujet.

— Ils te manquent, pas vrai ?

Danaël ne répondit pas. Il répondait rarement lorsqu’on faisait appel à autre chose qu’à sa logique. C’était un être bourré d’intelligence, mais qui cloisonnait ses émotions. Sa voix perdit cette assurance vive et implacable quand il lui demanda :

— Tu crois qu’on va réussir à les ramener ? Lys a dit que la sécurité des palais a été renforcée…

— J’en sais rien, mais j’en peux plus d’être ici. J’ai hâte de maîtriser ce fichu vent et que Lys nous laisse enfin sortir.

— Et moi, ma terre… tu sais que j’ai failli être étranglé dans mon sommeil ? C’est un truc de dingue, comment vous faîtes pour vivre au milieu de la jungle ?

Mala rit. Elle réajusta son châle sur ses épaules.

— C’est parce qu’elle te sent hostile ! Je te l’ai déjà dit, Il faut que tu sois honnête avec elle.

— Ce truc veut de me tuer, tu penses vraiment que c’est ma priorité ? Être honnête ?

Elle repensa à la discussion qu’elle avait eue avec Lys.

— Imagine que la Terre, c’est moi. Moi, je ne te veux aucun mal.

Et si son air était un Danaël qui voulait échanger avec elle… S’il cherchait à interagir juste pour le plaisir de réfléchir, comme le jeune homme ? Pourrait-elle l’amadouer ainsi ?

— Issah m’a bien aidé aujourd’hui, avec notre séance de méditation. Ses remèdes sont incroyables, regarde !

Mala se pencha pour regarder la jambe de Danaël. Elle était pliée !

— Bravo !

Il lui avait confié comment il avait eu cette blessure : Lan, jaloux de la relation fraternelle qu’entretenait Danaël et son Donneur, Axiliam, l’avait poussé depuis l’une des tours du Haut Monastère d’Halioes. Il avait essayé de lui décrire les falaises, la mer, la hauteur, mais les images mentales qu’elle posait sur ses mots étaient beaucoup trop floues. Elle avait juste compris que la chute avait été vertigineuse et Danaël ne devait son salut qu’à la puissance de son vent qui l’avait empêché de s’écraser au sol. Mais sa jambe droite n’avait pas été prise dans le bouclier d’air protecteur : elle avait été fracassée contre un rocher. Les os avaient mis une éternité à se ressouder, et le genou n’avait pu être récupéré. Elle comprenait mieux la crainte mêlée de haine que ressentait Danaël à l’égard de son dieu.

En échange, elle lui avait raconté son enfance à Adeyabo. Le lien qui l’unissait à Baako, son jima, avec qui elle aurait dû partager sa vie d’adulte. Sa sensation d’être trompée quand il avait été désigné pour remplacer sa coéquipière enlevée, d’être trahie par la déesse qui l’avait laissé se faire tuer. La colère qu’elle ressentait pour elle, qui aurait dû le protéger.

— Oh ! Bonsoir Cathan ! lança un jeune homme qui leva la tête de son jeu de cartes.

La cheffe des rebelles, de cette Famille comme ils aimaient s’appeler, entra dans la pièce. Mala lui trouvait des airs de guerrière mushadin avec ses cheveux tirés en chignon, ses mouvements rigides et son allure martiale. Elle avait la même froideur qu’Aomi, les mêmes silences et cette façon de parler sans détour. Elle s’installa en bout de table, en face de Mala et la transperça de son regard avant d’ordonna un sec :

— Talek, viens-là.

Le garçon quitta aussitôt la partie de cartes qu’il était en train de jouer. Il s’installa de l’autre côté de Danaël, qui lui jeta un œil furtif et se tendit. De près, la ressemblance avec Peon n’était pas si frappante, constata Mala.

— J’ai besoin de vous trois pour faire sortir Peon Krasny du palais de Waal.

— Peon, le petit-fils de Madder ? demanda Talek. Leur coéquipier ?

— Parce que y’a plusieurs Peon Krasny ? s’agaça Danaël. À ton avis ?

— Toi, ça fait longtemps que tu ne t’es pas disputé avec un Orgoï, s’amusa Mala.

Danaël, le teint rosi, s’apprêta à répondre, mais Cathan les coupa :

— Assez.

Elle étala les plans du palais de Waal devant eux. À la couleur jaunie du papier et au crayonné bleu, Mala devina que c’était les originaux.

— Talek, où sont postés les gardes ?

Le garçon posa son doigt à divers endroits : devant le pont-levis baissé au-dessus des douves, de l’autre côté, et sur chaque tourelle de la muraille.

— Des rondes sur les coursives ? demanda Cathan.

Talek assentit.

— Un changement de garde toutes les cinq heures.

— Où est gardé Peon ?

— Les Enfants de Waal sont gardés dans cette grande salle, ici, qui a été changée en dortoir, expliqua Talek. Mais c’est assez compliqué de garder des Orgoïs enfermés, et les soldats ferment les yeux sur les escapades nocturnes, tant qu’ils ne vont pas au-delà des douves.

— Peon doit être du genre à sortir toutes les nuits, pensa Danaël à voix haute.

— Tu sembles bien le connaître, pour quelqu’un qui ne l’aime pas, commenta Talek.

— C’est plus compliqué que ça, avança Mala.

— Mais y’a rien de compliqué, lui et moi on ne s’aime pas !

— Pouvons-nous rester concentrés sur votre prochaine mission ? s’agaça Cathan.

— Les douves sont la partie la plus compliquée à traverser, reprit Talek en se penchant à nouveau sur les plans, mais je peux essayer de faire passer un truc dans le vin des soldats pour qu’ils baissent leur garde.

— Ils te font confiance ?

— Je travaille là-bas depuis trois mois, bien sûr qu’ils me font confiance !

— Issah va…

— Je peux le faire, avança Mala. Un remède contre la constipation, sans odeur et sans goût, on pensera qu’ils ont eu une intoxication alimentaire et que la viande n’était pas fraîche.

Cathan posa sur elle son regard intense. Elle semblait la jauger du regard. Bien décidé à jouer son rôle et à prouver qu’elle n’était plus une gamine, Mala ne cilla pas. Après un long moment, Cathan finit par acquiescer.

— On pourrait aller sur place pour voir comment passer les douves ? tenta Danaël.

Il avait besoin de prendre l’air. La cheffe fronça des sourcils et resta muette plusieurs secondes, pesant le pour et le contre.

— Je vais les accompagner, ajouta Talek. Ils cherchent deux individus, pas trois. Et en changeant quelques trucs sur leur visage, on peut brouiller les pistes.

— C’est d’accord, lâcha Cathan. Mais ne traînez pas. Et évitez les soldats. J’ai besoin de vous.

Elle s’apprêta à se lever, mais Danaël la retint avec une question :

— Pourquoi nous confier cette mission alors que vous nous garder enfermés depuis trois mois ?

Cathan haussa un sourcil, comme surprise qu’on lui demande d’expliquer les ordres qu’elle donnait.

— Peon ne fera confiance qu’à vous.

Danaël la regarda partir avec sur le visage une expression indescriptible.

— Ça va, vous allez réussir à vous entendre ? demanda Mala dans un sourire.

— Cela ne tient qu’à lui ! l s’emportaTalek. C’est lui qui m’aboie dessus dès que j’ouvre la bouche.

Danaël roula des yeux, fit racler sa chaise sur le sol et débarrassa son assiette. Mala tapota l’épaule de Talek.

— T’inquiète pas, quand il aura retrouvé son partenaire de joutes verbales favori, ça ira mieux.

— Mala !

La voix agacée de Danaël arracha un sourire de connivence à Mala et Talek.

La chaleur d’Adeyabo enveloppait sa peau avec la douceur de la nostalgie. Elle devait avoir six ans. Assez mâture pour s’ouvrir au monde, pas assez pour le comprendre. Un homme revenait de la capitale, et amenait avec lui des tonnes d’objets qu’il distribuait autour de lui. Il rapportait aussi dans ses bagages beaucoup d’histoires. Mala aimait les histoires. Assise près de lui, elle l’écoutait religieusement parler des couleurs qu’elle ne connaissait pas, de saveurs qu’elle ne pourrait jamais goûter, des langues que son oreille n’entendrait jamais.

— Le monde est grand, wossi.

Sa voix était douce et chaude, son regard était plein de bienveillance et chacun de ses gestes provoquait une émotion chez elle.

— Et les gens ? Comment ils sont les gens ?

Elle ne savait que peu de choses sur les trois autres peuples qui composaient cet empire trop loin d’elle pour être réel. Il lui avait souri. Et il lui avait expliqué. Comment fonctionnaient leurs maîtrises. Et il avait baissé la voix.

— Il y a certains d’ailleurs qui en maîtrisent plusieurs. Parce que ce sont des mêlés, et qu’ils sont libres.

Mala avait ouvert de grands yeux.

— Gaïa n’est pas fâchée ?

Il s’était penché vers elle.

— Ils se fichent de Gaïa et des autres divinités. Ils sont libres.

Puis il avait posé un doigt sur sa bouche, un rire dans la gorge.

Quand elle se réveilla, ce rire sonnait encore dans ses oreilles, émergeant des tréfonds de sa mémoire.


Texte publié par Codan, 29 juillet 2023 à 16h25
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