Quand elle était petite, Aomi avait toujours trouvé ça d’une normalité affligeante les privilèges dont elle jouissait. Elle possédait ses propres appartements. Elle disposait d’une gouvernante personnelle, aux petits soins pour elle. Le moindre objet qu’elle désirait, elle l’avait dans la journée. La seule chose qui lui était interdite, c’était de sortir seule.
Alors qu’elle jouait dans les jardins intérieurs, aspergeant d’eau son petit frère Haoru mécontent, sous le regard attendri de Kaoko, leur mère, un claquement sourd se fit entendre. Aomi reconnut immédiatement les portes d’entrée du palais des Za’i, et jeta un œil inquiet à Jia. Obéissant à l’ordre muet de la maîtresse de maison, la gouvernante s’empressa d’attraper Aomi pour l’emporter dans les couloirs, loin de l’entrée, à l’abri dans ses quartiers.
— Kaoko !
Une voix de femme, qu’Aomi ne reconnaissait pas, résonna dans tout le palais, amplifiée par les longs couloirs vides. Jia pressa le pas, alors que ceux de l’inconnue se rapprochaient des jardins qu’Aomi et Jia venaient de quitter. Haoru explosa en sanglots.
— Qui est-ce ?
— Personne, répondit sa nourrice avec anxiété, la pressant de monter l’escalier de service étroit. Les gardes auraient dû l’empêcher d’entrer.
— Kaoko, j’exige que tu me rendes ma fille !
— Ce n’est plus ta fille, Saori, et tu n’es plus la bienvenue ici ! Gardes !!
— On avait un accord, grande sœur, tu devais la protéger le temps que…
Les portes des appartements d’Aomi se refermèrent derrière Jia. La gouvernante esquissa un sourire rassurant alors qu’elle reprenait son souffle.
— Alors, quelle histoire voulez-vous que je vous raconte, zhatgai ? Les histoires de Faödel, le moine de Lan ? Celles du sorcier alayi Ayad ? Ou le diseur des montagnes ?
Derrière les murs insonorisés de ses quartiers, la jeune Aomi oublia bien vite ce qui se tramait dans les jardins.
— Le premier Grand Choix !
L’attente. Aomi s’était assise à même le sol pour méditer mais l’agacement l’emportait toujours sur sa volonté de faire le vide et les émotions contradictoires et explosives l’envahissaient.
Trois mois. Trois mois interminables où la colère ne cessait de monter. Trois mois d’enfermement et de frustration. Cette frustration d’être tenue à l’écart alors qu’il se passait quelque chose, là, dans les rues d’Urbaïs, en dehors des murs du palais de Laosha. Les rumeurs imprécises que les serviteurs se chuchotaient ne faisaient que nourrir son énervement. Aomi avait appris en tendant l’oreille que l’explosion avait détruit une bonne partie de l’Amphithéâtre et blessé des soldats postés aux entrées ainsi que quelques candidats. Elle espérait qu’il y ait des Filles de Laosha dans le lot. Cela n’avait pas suffi à étancher son besoin de savoir, de comprendre, et le manque d’information la faisait cogiter encore plus. Étaient-ce les personnes à l’origine des enlèvements ? Celles qui, selon Danaël et Mala, étaient censées les chercher eux, les mêlés ? Alors pourquoi était-elle ici, à la merci de sa déesse ?
Elle pesta : ses doigts venaient encore de brûler sa paume. La guerrière se leva et plongea sa main dans une bassine d’eau trônant sur la coiffeuse en bois laqué de sa chambre. Elle desserra le haut de son hanbok, carcan de soieries dont on l’avait habillée, et se dirigea vers la fenêtre condamnée. Elle avait plusieurs fois essayé d’ouvrir le mécanisme. Ni sa force, ni son eau, ni son feu n’avaient réussi à le faire céder. L’air frais lui manquait.
Ce n’était pas comme si elle n’avait pas cherché un moyen de s’évader : pendant les premières semaines, elle avait tout tenté. Elle avait même essayé de corrompre les jeunes domestiques pour qu’ils lui viennent en aide, mais l’exécution du seul d’entre eux qui avait osé discuter avec elle quelques minutes l’en avait dissuadée.
Chaque jour, des souvenirs enfermés au plus profond d’elle-même refaisaient surface, toujours plus près de sa conscience. Se retrouvant seule face à ses pensées, elle retournait les derniers événements qui lui avaient valu d’être enfermée ici, dans cette chambre trop précieuse pour qu’elle puisse se l’approprier. Trop identique au théâtre de son enfance.
Que devenaient les autres ? À l’écart du monde, Aomi ne savait pas où avait été emmené Peon, et se disait qu’il avait été lui aussi privé de sa liberté. Peut-être était-il dans le même état qu’elle : enfermé, isolé, comme un lion en cage. Quant à Danaël et Mala… Un sentiment étrange la prenait à chaque fois qu’elle les imaginait dans les décombres. Non, ils s’en étaient forcément sortis. Ils disposaient de beaucoup de ressources, en tout cas, Aomi tentait de s’en persuader à chaque fois.
Le miroir sculpté de dragons lui renvoya son reflet. Dans ses traits, elle voyait à présent les quelques infimes détails qui la différenciaient d’une Mushadin de sang-pur. Ses yeux légèrement trop grands. Ses cheveux aux imperceptibles reflets roux. Ses traits qui manquaient d’une certaine finesse.
Depuis que les dames de Zahiara avaient forcé sa mère à la sortir de sa cachette, Aomi savait qu’elle n’était pas noble. Elle ne devait sa survie qu’à la position de sa mère, Kaoko Za’i, maîtresse de la plus puissante cité des Terres du Désert, et à sa détermination à réaliser les travaux d’intérêt général dont on l’accablait pour qu’elle “mérite” de rester en vie.
Apprendre qu’elle était une mêlée, c’était chuter encore plus dans la pyramide sociale rigide que son éducation avait construite dans son esprit. D’un coup de poing aussi brutal qu’inattendu, elle brisa le miroir.
Le fracas fit accourir les deux soldates qui gardaient l’entrée de sa chambre. L’une d’elle resta près de la porte, tandis que l’autre évita les débris et attrapa la main d’Aomi, qui s’arracha à son contact. La soldate eut un soupir agacé.
— C’était le dernier miroir du palais à disposition.
Elle s’en fichait : elle n’en avait pas besoin. C’était bon pour les autres, ces poupées futiles qui se coiffaient et se maquillaient avec minutie, celles qui s’enfermaient dans le carcan du cérémonial sans réfléchir.
Aomi savait que Laosha connaissait son secret. La bassine, changée tous les jours, n’était pas qu’un accessoire d’hygiène : bien sûr qu’elle avait conscience qu’Aomi risquait de tout brûler si elle n’avait pas de l’eau en abondance. Toutes les nuits, Aomi marquait ses draps de traces de brûlures. Ce miroir, c’était un message de la part de Laosha : la déesse voulait la forcer à se regarder, à observer tous ces détails qui la rendaient à part, à se rendre compte qu’elle était mêlée et monstrueuse.
Aomi la fixa en silence, sans cligner des yeux. L’autre résista à son regard plusieurs longues secondes, avant de se courber en un salut respectueux, de reculer de trois pas et de glisser à sa collègue :
— Appelle des servants pour nettoyer ça.
Le cérémonial. Son nom, officialisé avec la sélection de Laosha, faisait d’elle une noble, mais personne n’était dupe. Si elles savaient à quel point la supercherie allait loin, Aomi aurait été exécutée.
Deux jeunes garçons à peine pubères pénétrèrent dans la chambre, tête baissée. Ils s’agenouillèrent pour ramasser les morceaux de verre avec une précaution extrême.
Tout était calculé, chaque geste était effectué avec une économie de mouvements frustrante. Immobile, Aomi les regarda faire en retenant l’envie de hurler qui lui prenait les entrailles. Le sang coula de sa main et s’écrasa sur le kimono bleu pâle de l’un des adolescents. Il releva le nez, croisa les yeux d’Aomi, puis se figea, conscient de son terrible affront : croiser le regard d’une dame noble, alors qu’on était un homme de basse extraction, était formellement interdit.
— Mes yeux n’ont pas la capacité de te tuer, se moqua Aomi.
Sa voix était éraillée par les trop longs silences qui pavaient son quotidien.
— Devons-nous appeler une soignante, zhatgai ? demanda une soldate postée à la porte.
— Non.
Aomi allait souiller quelques tapis précieux et autres draps soyeux avant de se soigner elle-même. Quand elle travaillait avec les gens du commun, dans la basse Zahiara, personne n’était aux petits soins.
Le pas qui résonna dans le couloir lui était familier. Les soldates, à la porte, s’effacèrent pour laisser entrer sa sœur aînée. D’un claquement de langue agacé, Zaora Za’i, Donneuse de Laosha, ordonna aux servants de quitter la pièce. Ils s'exécutèrent en rampant presque à terre, et refermèrent derrière eux.
Aomi ne baissa pas les yeux et affronta son aînée en silence. D’un coup de menton, Zaora désigna le miroir brisé.
— Pourquoi, encore ?
Aomi haussa les épaules.
— Pourquoi est-ce que je suis ici ?
— Pour ta sécurité.
Aomi eut un rire jaune.
— Je suis isolée des autres, dans une pièce sans issue, la fenêtre est impossible à ouvrir ou même à briser et même si je réussissais, j’aurais de grandes chances de me rompre le cou à cause de la hauteur du toit. Ne te sers pas de mon statut de Fille de Laosha pour justifier ma captivité.
Zaora commença à arpenter la chambre, les bras croisés, pour finalement s’approcher de sa cadette. Elle passa le bout de son doigt fin sur l'extrémité de la bassine de bronze. Le métal tinta.
— Tu es à part. Tu le sais depuis des années, tout le monde le sait. Laosha souhaite te garder au plus près d’elle.
— Pour ma sécurité ou pour la sienne ? siffla Aomi.
— Cesse de te faire remarquer. Tu as toujours eu le don de sortir du rang.
— Est-ce étonnant au vu de ma nature ? susurra Aomi.
Zaora ne répondit rien : elle se contenta de plisser les yeux et de la fixer. Aomi soutint son regard. Les deux sœurs s’affrontèrent en silence. Zaora s’approcha lentement sans la lâcher.
— Qui sont-ils ?
— Je t’ai déjà dit que je n’en sais rien.
— Ne me prends pas pour une idiote, tu as tenté d’aller dans le Plevraïki.
Aomi se rappelait très bien de la dernière discussion qu’elle avait eue avec ses coéquipiers : elle savait que ce quartier comptait beaucoup de mêlés. Les interrogatoires de Zaora avait confirmé une chose : que les personnes à l’origine de l’explosion de l’Amphithéâtre, et donc les personnes qui les cherchaient, avaient des liens étroits avec cet endroit.
— Je ne crois pas au hasard, Aomi.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Et tes coéquipiers ? On sait que certains sont… comme toi. Qu’est-ce que vous vouliez faire dans le Plevraïki, hein ?
Desquels parlait-elle ? Mala et Danaël ? Les petits jeux auxquels s’était adonné Lan, le dieu du vent et de l’été, lui revinrent en mémoire. Lui aussi avait passé son temps à leur envoyer des signaux. Il connaissait leur nature. Aomi espérait que personne n’était au courant pour Peon : s’il était enfermé comme elle, peut-être son traitement serait-il différent.
— Je sais pas, j’ai voulu visiter. J’ai eu un relent de nostalgie. Les quartiers pauvres, ça éveille de bons souvenirs chez moi.
— Et dire que je t’ai protégé tout ce temps,soupira Zaora en reprenant ses allées et venues.
— Attends, tu m’as protégée ?
Aomi la rattrapa avec fureur.
— Tu étais où quand on m’a balancée en travaux d’intérêt généraux alors que j’avais sept ans ? Quand je cherchais un coin abrité du vent et du sable pour dormir ? Est-ce que tu sais ce que c’est, la basse Zahiara, hein ? Ne me sors pas tes discours de grande sœur, tu es pire que les autres : tu es la chienne de Laosha.
La gifle s’écrasa sur sa joue et l’envoya valser. La puissance de sa sœur aînée n’était pas qu’une légende. Quelques débris de verre oubliés blessèrent la joue d’Aomi lorsqu’elle s’effondra sur le sol. Elle toussa, cracha du sang qui salit le tapis aux motifs compliqués tissés à la main.
— Un jeûne d’une semaine te fera réfléchir à ton attitude.
Aomi sourit : ses années dans la basse Zahiara l’avaient habituée à bien pire.
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