C’était un matin enneigé ordinaire peu avant la Noël. J’avais dû me lever tôt pour déblayer le trottoir. Ce n’était cependant pas pour me déplaire. J’ai toujours aimé creuser des tranchées dans la poudreuse fraîche.
Octave courrait partout autour de moi. Se roulait avec enthousiasme dans la matière blanche. Y fourrait parfois volontiers sa truffe curieuse pour y renifler je ne sais trop quoi.
Ce chien n’en était pourtant pas à ses premières neiges. Bien au contraire. Mais à chaque fois, à chaque promenade, c’était toujours le même rituel. À croire qu’en lui faisant ainsi la fête, il nourrissait le secret espoir d’en voir tomber encore plus. Une sorte de cérémonie. Peut-être une danse de la neige canine empruntée aux invocateurs de pluie indiens.
Je le laissais faire. Il courait devant moi, pour, arrivé au bout de sa foulée, me rejoindre au galop, la langue pendante. Peut-être espérait-il par ce manège, me motiver à presser le pas.
Nous avions quitté le village pour rejoindre la forêt. Octave s’était éloigné. Je ne le perdais cependant pas de vu. Des chasseurs, comme toujours en cette saison, rodaient. Le fusil à l’épaule et le cerveau dans la besace, toute occasion était bonne pour faire de nos bois un champ d’une odieuse bataille. Je n’aurais pas voulu qu’Octave leur servent de cible d'entraînement.
Soudain, je vis mon chien s’arrêter net au pied d’un groupe de sapins. Ils étaient verts, grands et toujours vigoureux en cette période de l’année. On aurait presque dit qu’ils attendaient là, prêt à se faire enguirlander.
Je préférais, pour ma part, le synthétique. C’est moins joli. Certes. Ça ne sent rien. Évidemment. Mais au moins, je n’ai pas le sentiment de contribuer à un massacre perpétré pour un plaisir tout éphémère.
La place des arbres, c’est en forêt. Ou tout au plus dans la cheminée. Pas à côté. Peinturlurés et décorés des pires fanfreluches. Déracinés. Privés de leur milieu naturel. En attente d’être jetés en dehors d’un foyer tel des malpropres parce que leurs épines privées de sèves se mettent à tomber.
Octave jappait et sautait autour d’eux. Il se retournait parfois comme pour me demander d’approcher.
Je m’exécutais. Qu’avait-il bien pu trouver ?
Plus proche, je ne voyais cependant pas pourquoi il faisait tout ce remue-ménage. Cependant, il insistait. Je me décidais donc à écarter les branchages.
C’est là que je la vis. Une luge. Pas celle faite en un vulgaire plastique moderne. Non ! Une vraie de vraie ! En bois. Avec une âme. Celle donnée par l’un de nos aïeuls. Elle était vernie, presque neuve et la matière des plus noble qui avait servi à la fabriquer était bien ouvragée. Un travail d'orfèvre, qu’aucun ébéniste n’aurait pu renier.
J’étais intrigué. Je me baissais tout en évitant de me heurter aux branches. J’approchais ma main gantée de sa structure.
- Pas touche, le nigaud ! Pop !
Une voix fluette et insultante venait de me dissuader de poursuivre mon entreprise.
- Quoi ? Qui me parle aussi mal ?
- C’est pas quoi ! C’est moi ! La fée des bulles ! Pop !
- La fée des bulles ? Mais les fées, ça n’existe pas !
- Et moi je suis quoi ? Plop ! Une licorne ? Plop !
- Ben je peux pas dire. D’abord, montre-toi et après j’aviserais.
- Ouais ben je ne montrerais, qu’à une seule condition ! Plop !
- Hein ? Et en plus tu es exigeante ! Tu veux quoi ?
- Manger des gâteaux de Noël, pardi ! Plip ! Tu promets de me conduire chez toi et de m’offrir toutes les succulentes pâtisseries que tu as et je me montre ! Pop !
- Des pâtisseries ? Chez moi ? J’ai rien de tout ça !
- Ah ! Tu vas pas me faire ton Pinocchio, toi aussi, hein ! Pip !
Elle se mit soudain à marmonner d’une façon qui me laissait penser qu’elle était en train de radoter des phrases trop souvent prononcées.
- Et je suis un vrai petit garçon ! Et j’ai déjà visité le ventre d’une baleine, moi ! Et pis j’aime pas les pieds de cochons, t’façon ! Et, gna gna gna ! Gna ! Plip !
À bout de son amertume, elle poursuivit d’une voix assurée.
- C’est Noël, quoi ! Tu as forcément des gâteaux chez toi ! Pop ! Et pis je sais de sources sûr que tu un excellent cuisinier ! Tu pourras même m’en faire plein d’autres ! Plop !
- Mais ? Mais ? C’est vrai ! Comment tu sais ça, toi ?
- C’est Ploum qui me l’a dit ! Pip !
- Ploum ? C’est qui ça Ploum, encore ? Une autre fée ?
- Mais non, nigaud ! Plop ! Elle me connaît bien, Ploum ! Plip ! Figure-toi qu’elle est en ce moment même en train d’écrire une histoire sur moi. Et ce n’est pas la seule ! Pop ! C’est de là que je tire mes forces magiques d’ailleurs ! Et que je connais tous tes petits secrets, le polichinelle ! Comme mon existence se partage entre plusieurs contes, eh ben je peux obtenir des informations des autres membres de l’Allée ! Pip ! Je suis quand même pas une fée des bulles pour rien, hein ? Pip !
- Quoi ? Des histoires ? L’Allée ? De quoi tu me parles ? Et d’ailleurs comment savoir si tu existes ? Je ne te vois même pas ? Oh non d’un chat ! Est-ce que je serais en train de devenir fou ?
- Mais non, tu n’es pas fou ! Ploup ! Tes yeux ne peuvent pas me voir, c’est tout ! Et c’est pas parce que je suis cachée, hein ! Y a qu’un seul moyen pour qu’un humain comme toi puisse poser mon regard sur moi. Plip !
- Ben lequel ? demandais-je, intrigué.
- Il suffit que tu humectes tes yeux avec de l’eau tiède ! Mais attention ! Pas avec n’importe laquelle ! Il faut que ce soit de l’eau d’un lac gelé que tu auras prélevé en son centre et réchauffé dans une marmite en vrai-argent, à l’aide de flammes blanches… Plip !
- Ah ben ça va pas être possible. Il n’y a pas de lac par ici !
- Tu ne veux pas y mettre du tien ? C’est ça ? Oh le vilain, grand méchant loup ! Il ne veut même pas que je vienne manger des gâteaux chez lui ?
- Qu’est-ce que j’y gagne moi de toute façon ?
- Ben outre le fait de rencontrer une vraie fée des bulles pour de vrai, croix de bois, croix de fer ; ce qui devrait être un honneur pour toi, et bien tu pourras prendre une photo de moi et de tous les membres de l’Allée et je vous la dédicacerai ! C’est un peu comme obtenir la photo d’une star, mais en beaucoup mieux… Une photo d’une féérie ! Avec ça tu pourras impressionner le monde entier ! Eh pan ! Peter ! Ploc ! Elle est pas belle la vie ? Plip !
- Ok… Je veux bien… y voir un intérêt… Euh... Même lointain... Cependant, sans lac gelé à proximité, je ne vais pas pouvoir faire grand-chose pour toi…
- Minute ! Y a bien une autre solution... Cependant, je doute que tu aies envie de l’entendre…
- Dis toujours !
- Ben, tu dois savoir que j'apparais aux mortels, les nuits de pleines lunes de pluies de météorites ! Sauf, qu’étant donnée ta condition d’humain, je ne pense pas que tu ai la patience d’attendre jusqu’à la prochaine… Tu n’as pas trop envie de te transformer en bonhomme de neige ? Je me trompe ? Plip !
- Grumph ! Attendre ? Par ce froid ? Tu as raison ! Je n’ai aucune intention de poireauter toute la nuit ici à espérer que tu daignes te montrer ! Sur ce, je te laisse à tes divagations !
- Attends ! Tu ne vas quand même pas partir comme ça ! Si tu ne veux pas faire l’effort d’avoir un lac gelé par ici, et pas la patience d’attendre jusqu’à la prochaine pluie de météorites, je ne voulais pas t’en parler, parce qu’ils sont protégés, mais il y a une technique encore plus simple…
J’étais de plus en plus désespéré. Elle ne semblait pas vouloir me lâcher. Je jouais le jeu une dernière fois en espérant qu’elle s’en lasserait avant moi.
- Ah oui ? Laquelle ?
- Je ne sais pas si j’ai le droit de te le dire, par contre… hésita la fée. Ça risquerait de m’attirer des ennuies… Hum… Plip !
La voix se tut quelques secondes avant de reprendre, moins hésitante.
- Allez, c’est décidé ! Après tout, la faim ne justifie-t-elle pas les moyens ? Ploc !
Son intonation se fit soudain plus faible, comme si elle s’appliquait à me murmurer un secret au creux de l’oreille qu’elle n’aurait pas voulu voir tomber en d’autres pavillons. Pourtant à part mon chien et moi, le lieu était des plus désert.
- Une demi-corne de bigfoot pourrait faire l’affaire… Plitch ! lâcha-t-elle
Les yeux écarquillés, je comprenais de moins en moins ce qu’elle voulait me dire. Aussitôt prononcée, aussi vite incomprise, l’information à la promesse de révélation ultime, s’était heurtée au mur de mon ignorance.
- Un bigfoot, c’est quoi ?
- Oh quel nigaud, vraiment ! Un yéti ! L’abominable homme des neiges, quoi ! Ton cerveau doit vraiment être fait des confiseries les plus flasques pour ne pas savoir une chose comme celle-là… Tu me fais d’ailleurs penser à cette maison en pain d’épices qui était totalement comestible... Oh ! J’ai tellement hâte de voir ce qu’il y a dans la tienne ! Plop !
- Mouais ! Tu peux toujours te sucrer, la fée ! Car je peux te dire que tu n’es pas près de rentrer chez moi ! Le yéti ! Pfff ! Et pourquoi pas le Père Noël tant qu’on y est ! Allez, ça suffit ! J’ai assez entendu d’idioties pour aujourd’hui !
Ma décision était prise. Ce n’est pas cette fée des bulles que je ne voyais même pas qui allait me gâcher la journée ! J’avais d’autres amis imaginaires à fouetter, après tout. Sans compter qu’il faisait de plus en plus froid. Il était grand temps de rentrer.
Avant de rebrousser chemin, j’avais néanmoins une dernière chose à accomplir. Une issue heureuse à donner à cette promenade hivernale. Je posais une main sur la luge et de tout mon poids dirigé vers l’arrière, je m’efforçais de la tirer à moi. Octave, jusque-là sagement assis à mes côtés, se dressa. De ses jappements enthousiastes, il soutenait mes efforts, à sa manière.
La tâche n’était pas aisée : sans doute abandonnée là depuis des années, la structure de bois verni était enchevêtrée dans les branchages drus des sapins. La végétation ne me donnait nullement l’impression de vouloir céder. J’étais cependant heureux de constater que malgré mon acharnement, l’engin de glisse ne semblait nullement avoir subi les affres du temps. Il tenait bon.
Mes premiers efforts furent d’abord vains. Je dus m’arcbouter et concentrer toutes mes forces afin de pouvoir obtenir un premier résultat. L’emprise de la nature commençait à se relâcher peu à peu.
Lorsque je parvins enfin à dégager l’objet de ma convoitise, la petite voix fluette s’adressa à nouveau à moi. Elle était cette fois emplie des reproches qu’on ferait à un enfant turbulent.
- Ah ben, voyez-vous ça ! Il partirait avec ma luge sans me donner rien en échange ! Plop ! Tu te sens prêt à défier la colère d’une fée des bulles, je suppose ? Ploup !
À cette menace ridicule, je haussais les épaules. Qu’avais-je réellement à craindre d’une entité que son invisibilité ne suffisait malheureusement en rien à atténuer le sentiment d’exaspération qu’elle provoquait ?
Sous l’oeil incrédule et les complaintes gémissantes du principal intéressé, j’entrepris de nouer l’extrémité de la laisse d’Octave autour de l’attache restée vide de ma nouvelle luge. Durant toute l’opération, je me forçais à ignorer les quolibets et les pathétiques menaces de la navrante créature bubullesque.
Enfin prêt, flanqué de mon fidèle compagnon à quatre pattes, je quittais à la hâte et non sans une certaine satisfaction, le groupe de mystérieux sapins. À notre suite, les patins de ma récente acquisition creusaient la neige immaculée de profonds sillons rectilignes.
Au loin, depuis les profondeurs du bosquet de conifères, la désagréable petite voix s’égosillait toujours.
Ce n’est que quand celui-ci fut parfaitement hors de vue et mes oreilles enfin soulagées du tintamarre d’une mélopée insupportable, qu’un vent violent se leva.
Pressentant que quelque chose d’anormal allait se passer, nous nous mirent à presser le pas.
Le ciel s’assombrit et une tempête de neige, comme je n’en avais jamais vu, se déchaîna soudain. Je n’y voyais plus rien à quelques centimètres devant moi. La progression était hasardeuse. Je tombais si régulièrement au sol que j’en fus rapidement trempé. Luttant contre le froid, l’humidité et le vent, à bout de force, seulement guidé par l’instinct d’Octave, je m’écroulais et me recroquevillais sur la surface inconfortable de la luge en bois. Je sentis un corps chaud me rejoindre. Apeuré. Inquiet pour moi. Mon chien venait de se blottir contre moi. Tous mes sens étaient engourdis. Bientôt, mes yeux s’assombrirent.
Lorsqu’enfin je repris connaissance, j’étais allongé sur le carrelage froid de ma cuisine, vautré dans une large mare d’eau. En bordure de flaque, l’écuelle d’Octave était renversée. Et au-dessus de mon visage, mon chien, satisfait de me voir enfin émerger, me recouvrait de sa bave affectueuse.
Je me relevais péniblement. Tous mes muscles étaient endoloris. Je jetais un œil à mon horloge. Il était presque midi.
Ainsi debout avec Octave à mes pieds, je pris le temps de la réflexion. Mes chauds habits d’hiver avaient disparu. Comment m’étais-je retrouvé là. Avais-je rêvé tout ceci ? L’odeur épicée et enivrante de ces petits pains festifs que j’étais en train de préparer la veille au soir m’avait-elle trop montée au nez ?
Dehors, il ne neigeait plus. Un soleil hivernal dardait sur mon visage de ses rayons lumineux. La neige fondait rapidement.
Plop !
Soudain j’entendis derrière moi le bruit intrigant d’une bulle de savon en train d’éclater. Ce bruit m'était étrangement familier. Trop familier. Il provenait du salon. Je n’osais pas me retourner. Pas m’y aventurer.
Pof ! Hihihi !
Cette fois j’avais distinctement entendu un rire. Celui que je pouvais aisément associer à une exaspérante petite créature.
D’un pas décidé, prêt à en découdre, je poussais la porte. Ce que j’y retrouvais de l’autre côté me glaça le sang. Partout sur le sol, et sur les meubles, friandises et gâteaux étaient étalés, à moitié dévorés par un goulu appétit.
Ainsi, malgré mes efforts pour éviter le pire, elle était tout de même parvenue jusqu’à moi. D’une voix incrédule je l’appelais.
- Fée des bulles ? Y es-tu ?
Clac !
Depuis la cuisine, la porte extérieure se mit à claquer.
Dans la neige les petites traces laissées par un minuscule humanoïde griffu se dirigeaient vers la forêt.
Jamais je ne la retrouverais, me dis-je.
J’espérais au moins y avoir gagné une luge. Je suivais ses traces. Elles me conduisirent vers ma remise où je ne l’y trouva point.
Si toi aussi, au détour de la découverte de sa luge enchantée, une fée des bulles s’invite à festoyer chez toi, propose-lui sans tarder tes meilleures friandises. Épargne-toi ainsi corvées de nettoyages inutiles. Elle trouvera de toute façon bien des manières de te les subtiliser d’elle-même.
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