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tome 1, Chapitre 3 « La dernière fois » tome 1, Chapitre 3

Son esprit littéraire aurait pu juger cette nuit propice à l’inattendu. Et son âme lyrique s’interroger sur cette légère palpitation que l’étonnement infligeait à son cœur, si prompt à réagir à la moindre passion. Le poète ne pouvait, en toute honnêteté, se déclarer surpris. Surtout quand, une fois encore, son frère se tenait sur le pas de la porte, vacillant sur ses jambes, et que de larges taches de sang avaient éclos sur son costume clair.

À ce moment, Léo aurait dû éprouver les affres de l’inquiétude, mais les répétitions ne sont jamais très bonnes pour l’inspiration. En proie à une lassitude à présent coutumière, il s’effaça pour laisser entrer son cadet, en tendant la main pour l’inviter à accepter son soutien. Le journaliste accueillit son aide, peut-être plus pour le bien de son aîné que pour le sien : il avait toujours manifesté une effroyable indépendance. Aussi épuisé qu’il pouvait paraître, il n’en avait pas pour autant perdu son habituelle faconde :

« Léo… Désolé de te déranger à cette heure de la nuit, mais je ne pouvais pas troubler Angélique ! J’ai besoin de garder un profil bas quelques jours. Si cela ne te met pas dans l’embarras, cela va de soi ! »

Léo préféra se taire : même s’il avait eu de la compagnie, intime ou non, il aurait donné priorité à son frère.

L’appartement du poète ressemblait à un temple élevé en l’honneur de la beauté : il n’y avait pas un seul espace, dans ces quelques pièces encloses entre les murs solides d’un immeuble haussmannien, qui ne renvoyait de chaudes nuances dorées ponctuées d’un soupçon d’autres couleurs, ou sublimées par un délicat relief : étoffes, tableaux, sculptures se dressaient à chaque endroit visible. Et Léo lui-même, drapé dans une robe de chambre de riche velours mordoré, ses boucles blondes négligemment lâchées sur ses épaules, aurait pu en faire partie. Pourtant, son apparence était à des lieues de ses pensées tandis qu’il passait un bras autour de la taille mince de son frère. Il guida Henri vers le salon, mesurant son allure à celle de l’homme épuisé.

Le poète installa son visiteur dans un fauteuil confortable ; il fronça les sourcils en le voyant s’enfoncer dans le capiton moelleux, les yeux clos dans son visage pâle. Léo écarta le revers de la veste de lin, découvrant sous l’étoffe déchirée de la chemise et le bandage hâtif une profonde estafilade qui partait de l’aisselle pour mourir au-dessus de l’abdomen. Si le sens pratique ne constituait pas sa qualité essentielle, il possédait un instinct très sûr et de bonnes connaissances quand il s’agissait de soigner. Le temps de se procurer le nécessaire auprès de ses domestiques, et ses mains tout à la fois douces et assurées de musicien s’affairaient déjà à panser la blessure de son frère. Il œuvrait en silence, en s’efforçant de garder le contrôle sur son caractère volatil. Son patient se soumit sans un mot, la mâchoire crispée ; ses inspirations saccadées et ses frémissements contenus témoignaient de ses tentatives pour ne rien laisser paraître de la douleur. Hélas, même les gestes attentifs de Léo ne pouvaient l’en préserver.

Une fois cette tâche finie, Léo se percha sur un tabouret avec un verre de vieux cognac, son regard ambré fixé sur son cadet. Henri était confortablement installé dans une ottomane, devant la cheminée, engoncé dans l’une des robes de chambre de Léo. Son visage semblait un peu moins pâle, mais peut-être était-ce la lueur chaude du feu qui jouait sur ses traits minces et spirituels. Le poète n’avait pas l’habitude de voir son frère aussi silencieux : Henri possédait un véritable don quand il s’agissait de faire la conversation, que ce fût pour trouver des sujets, pour les entretenir ou pour les relancer, entremêlant les paroles en longs fils d’argent qui se lovaient autour de ses interlocuteurs. Le jeune homme gardait le regard plongé dans les flammes de l’âtre, le front barré d’un pli soucieux sous sa mèche rebelle. Léo sentit l’impatience le gagner : la colère qu’il avait si bien refrénée menaçait de s’échapper avec violence.

« Ce n’est pas un simple travail de journaliste qui t’a valu cela ! », lâcha-t-il brusquement.

L’intéressé sursauta légèrement ; il baissa légèrement la tête, sans se tourner vers son frère aîné :

« Je diversifie un peu mes activités… »

En dépit de cette légère pirouette, l’humour qui teintait ces paroles ne représentait qu’un pâle reflet de l’esprit charmeur et désinvolte d’Henri. Avant même que Léo pût retenir son geste, le verre avait quitté sa main pour s’écraser sur le pare-feu, en mille éclats cristallins :

« Ça suffit, Henri ! rugit le poète. Regarde-moi quand je te parle ! »

Comme si ce geste lui valait un effort particulièrement intense, le journaliste se tourna vers son aîné ; il garda le silence avec obstination. Son visage demeurait indéchiffrable ; les yeux noisette, ternis par la fatigue, le fixaient d’un regard résigné.

« Tu crois que je suis dupe ? poursuivit Léo, sa voix de baryton enflammée par des accents courroucés, ses prunelles parcourues d’éclairs dorés. Bon sang, tu ne leur dois rien ! Depuis quand as-tu besoin de te mettre à la solde d’un gouvernement… surtout… ce gouvernement de plébéiens ? Ces opportunistes qui ne croient en rien ? »

Il se leva et fit les cent pas dans le salon, incapable de se contenir plus longtemps :

« Combien de fois serai-je obligé de te voir revenir traqué ou blessé ? On pourrait penser que tu te crois vraiment… immortel ! »

Henri inspira longuement :

« Ça fait partie du jeu, Léo…

— Le jeu ! C’est bien cela ! Tu veux parler de ta sale habitude de jouer avec le feu, sans doute ? Tu ne crois pas que ça t’a déjà assez coûté ? »

Après le verre, ce fut le tabouret qui fit les frais du courroux de Léo et atterrit sur le sol avec fracas, tandis qu’il poursuivait avec la même véhémence :

« Tu ne peux pas te montrer aussi désinvolte avec ta propre vie ! C’est la dernière fois que tu risques ta peau pour eux. Tu m’entends, Henri, la dernière fois ! »

La voix du poète vibrait de colère ; debout au milieu de la pièce, il semblait absorber toute l’énergie ambiante pour la restituer dans cette aura de rage presque palpable. Il dut faire un terrible effort pour reprendre le contrôle de ses humeurs. Avec une longue inspiration, il reporta son regard sur le visage pâle de son frère :

« Promets-le-moi », supplia-t-il solennellement.

Le journaliste resta silencieux un moment, les sourcils légèrement froncés, avant de répondre :

« Je ne peux pas…

— Et pourquoi donc ? »

Le sourire d’Henri était tout à la fois las, affectueux et amer :

« Léo… La propriété d’Ambrosia… où vit notre famille. Et tout cela… »

D’un regard circulaire, il embrassa le vaste appartement, admirablement meublé, et les trésors qu’il contenait :

«… Crois-tu réellement que des placements financiers et quelques poignées de main lors de cocktails suffisent à vous garantir tout cela ? Crois-tu vraiment que personne n’est jamais allé fouiller dans notre passé… ou plutôt, notre absence de passé ? »

Léo s’immobilisa, tandis que ces mots sombraient lentement dans sa conscience. Il avait toujours cru que l’entregent et les talents de son plus jeune frère suffisaient à assurer leur position sociale : il n’aurait jamais songé que les missions qu’Henri acceptait de remplir pour le gouvernement français pouvaient jouer de façon déterminante dans leur situation actuelle. Peut-être ne comprenait-il plus assez ce monde… La politique n’avait jamais été son point fort, et il avait placé sa fierté au-dessus de toute concession, même « raisonnable ».

Le journaliste, lui, n’avait jamais réfléchi en ces termes : il était passé maître dans l’art de convaincre, de négocier et de marchander. Mais à aucun moment, tandis qu’il profitait d’un cœur léger de la fortune et des relations qu’Henri lui procurait en se contentant – en apparence – de céder à sa propre nature, Léo n’avait pensé qu’il pouvait y avoir un prix aussi lourd, un prix qui impliquait le danger, le sang versé…

Il laissa le regard moiré d’argent d’Henri le brûler, avant de se détourner, incapable de le soutenir plus longtemps. Le poète se sentait vulnérable. Lâche. Presque… honteux. Mais il savait que jamais Henri n’accepterait de prendre du recul. Pas en raison de son goût pour le jeu, après tout, mais parce que sa famille dépendait de lui, totalement, entièrement.

Il n’y aurait pas de « dernière fois ».

Quand Léo porta de nouveau les yeux vers le journaliste, il s’était endormi, d’un sommeil légèrement enfiévré. Léo saisit un plaid épais et en recouvrit son frère, puis se dirigea vers le bar pour en sortir un nouveau verre et se verser une dose supplémentaire de cognac, décidé à repayer Henri de la seule et unique façon possible : par son appui et sa présence, même au milieu de la nuit. Il s’installa dans un fauteuil en face de l’ottomane et commença sa longue veille…


Texte publié par Beatrix, 7 décembre 2021 à 23h12
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