Le feu qui te brûlera, c’est celui auquel tu te chauffes.
Proverbe africain
C’est quand il chute qu’on découvre la valeur d’un homme.
Henri a décidé qu’il s’était écoulé assez de temps – et plus encore – pour que cet homme, debout devant lui, ait surmonté la perte de sa toute puissance. Après tout, ce n’est pas comme s’il se trouvait dans le dénuement le plus complet. La semaine dernière, il siégeait à la table présidentielle, échangeant des avis éminents avec le président Loubet sur la façon dont tournait le monde. Il détient encore assez d’arrogance et de richesse pour faire trembler, d’un regard sourcilleux, la plupart de ses contemporains.
Henri y a veillé. Une fois encore.
Le crépuscule s’est insinué dans le salon, l’envahissant d’ombres bleutés. Un reste de lumière s’attarde sur les courbes austères du mobilier Empire, accroche les entrelacs argentés de la tapisserie, nimbe presque par hasard le maître des lieux. Charles Berliniac, raide, majestueux, toise son fils avec un mépris confinant au dégoût. Sa chevelure abondante et sa barbe argent semblent émettre leur propre lueur, comme des nuées d’orage. Des éclairs palpitent déjà dans son regard d’une insondable noirceur. La tension devient si forte qu’Henri croit presque entendre l’air crépiter autour de lui.
Son Père.
Maître.
Seigneur.
Depuis qu’il est légitimé – uniquement parce qu’il a revendiqué son héritage, à l’âge où la plupart des enfants ignorent ce que ce mot veut dire, Henri a vécu à l’ombre de cette présence merveilleuse et terrible ; comme sous le grondement du tonnerre, sans savoir à quel moment ni à quel endroit la foudre pouvait tomber.
Il avait de bonnes raisons de ne pas la craindre : n’était-il pas son fils préféré, le plus proche de lui, courtisant son approbation, prêt à tout pour lui plaire, par son audace, son intelligence, par son insolence même… ?
Pour garder cet état de grâce, Henri a tout pardonné à son géniteur : ses accès de colère, ses frasques et ses turpitudes. Il a été son complice, son confident, son disciple. Il a usé de son charme, de son ingéniosité et de ses talents de persuasion à son service pour des causes inavouables. Parfois même indignes.
Mais aujourd’hui, le piédestal s’est effondré… et son père n’a plus besoin de lui. Il dépend de lui : c’est toute la différence. Le fils favori n’est plus qu’un mal nécessaire que son géniteur fustige, car il symbolise désormais toute son impuissance.
« Vas-tu m’écouter ? », lance la voix profonde, rageuse.
Je ne fais que cela, songe Henri, les yeux mi-clos. Il porte la cigarette à ses lèvres, aspire l’arôme brûlant de la fumée… ferme les yeux, exhale lentement. Une figure indolente adossée à un pilastre, son corps mince drapé dans les plis faussement négligés d’un costume clair. Une mèche blond foncé, désespérément rebelle, balaye son front lisse avec une remarquable obstination. Un léger relent d’alcool teinte son souffle, un parfum musqué de femme imprègne ses habits.
« Tu devrais t’abstenir de cette détestable habitude devant moi. Il est déjà suffisamment dégradant que tu ne te souviennes pas de qui tu es. De ce que tu es. Mais tu pourrais au moins montrer assez de décence pour éviter de te conduire comme un membre de la plèbe… »
Henri pourrait presque en rire, s’il en avait le cœur. Il ne désire pas vivre dans l’illusion d’un passé révolu : l’époque est enivrante de possibilités, à qui sait s’adapter. Et pour ces pensées audacieuses, il est perçu comme un traître. Il tire une nouvelle bouffée de sa cigarette. À travers la volute bleutée, il observe son père en silence. Malgré les traits impassibles, l’orage sévit toujours dans le regard sombre.
Il crispe sa main droite, dissimulée dans sa poche, sentant le tiraillement du réseau de cicatrices qui marque sa paume.
« Qu’est-ce que vous allez me faire ? demande-t-il avec détachement. Me foudroyer sur place ? »
Seul le silence lui répond. Et c’est peut-être le pire.
Il pivote sur ses talons et sort dans le patio, où la fontaine gargouille joyeusement, involontairement moqueuse. Au fond de lui, s’ouvre un gouffre sombre, plus profond que le gosier de Charybde.
Un foyer éteint que ni l’alcool, ni la fumée, ni l’embrasement d’une étreinte passagère ne peuvent ranimer.
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