Le soleil n'était qu'une fine bande brillante dans le lointain lorsqu'Anneli traversa le couloir au pas de course, produisant un son qui résonnait dans tout le bâtiment. Comme tous les jours, elle était en retard, ce n'était même plus un problème, juste une habitude. Malgré tout, la jeune femme restait gênée : ce n'était pas fait exprès pourtant, il y avait toujours quelque chose pour la mettre en retard. Terrible ironie du sort, il en serait de même toute sa vie.
Quelle idée de commencer aussi tôt... Mais il fallait bien qu'une personne soit là pour aider Dame Seija. Peu appréciait de se lever avant le soleil, Anneli, elle, s'en fichait. Au moins, elle finissait tôt et pouvait profiter du beau temps en se promenant dans les jardins. Les fleurs étaient sa passion, elle adorait les peindre. En particulier les roses, fleurs sauvages et symbole de noblesse en même temps.
Apercevant la porte donnant sur la salle de travail, elle se précipita sur la poignée, qu'elle actionna à toute vitesse. S'engouffrant dans la pièce en silence, elle retint son souffle malgré le besoin imminent de reprendre sa respiration.
Dame Seija était déjà là, et lui lança un regard noir. Ce n'était pas parce qu'elle savait que sa jeune scribe allait être en retard qu'elle appréciait.
-Je t'attendais ! Dépêche-toi, de prendre de quoi noter.
Anneli se dirigea vers une armoire dont elle tira une plume, un pot d'encre et une pile de vélin qu'elle posa sur sa petite table de travail en bois sombre, face à sa supérieure. Il ne lui fallait que peu de temps pour se préparer, fort heureusement pour elle. Trempant sa plume, la jeune femme fit comprendre à celle qui lui faisait face qu'elle était prête à prendre des notes.
La sévère dame se tourna vers l'Orimane, le joyaux de leur peuple. Une énorme sphère soutenue par un socle en métal, travaillé pour lui donner un aspect esthétique. Épousant la forme de l'objet, on retrouvait des entrelacs de fleurs, comme si le métal cherchait à imiter la nature. Ceux qui l'avaient sculpté étaient de vrais artistes, experts en leur domaine.
Pourtant le travail de l'homme aussi rigoureux et élégant qu'il soit, était détrôné par l'Orimane en elle-même. A l'intérieur de la boule de verre, on pouvait voir des couleurs changeantes et des formes qui apparaissaient et disparaissaient au gré du temps. Parfois des éclairs bleus zébraient l'intérieur de la sphère.
Pour ceux qui n'étaient pas membres de son peuple, c'était un objet de toute beauté, mais sans autre intérêt. De nombreux riches auraient voulu acquérir cette sphère pour en décorer leur intérieur.
Mais pour son peuple, cet artefact était sacré. Eux seuls pouvaient l'utiliser pour révéler son pouvoir. La raison en était simple, ils suivaient la voie. Incompréhensible pour certains, normal pour eux, la voie faisait partie de leur vie. Mieux, la voie était leur vie.
Ceux qui suivaient la voie, savaient déjà ce qui allait se passer pour eux, depuis leur plus tendre enfance. Il y avait là un aspect sécurisant, les grands événements étaient connus de tous et puisqu'on ne pouvait aller contre, cela laissait le temps de s'y habituer et d'apprendre à accepter. Leur mort n'avait pas de secret pour eux, à tel point que ce n'était plus un sujet d'inquiétude. Ne pouvant aller contre, ils devaient faire avec.
Le cœur d'Anneli se serra en pensant au futur. Depuis sa plus tendre enfance, comme tous les Orimans, sa destinée était tracée et tout fonctionnait dans les moindres détails.
Dans ce cas, pourquoi utiliser l'Orimane ?
Pour la simple et bonne raison que si l'on connaissait sa vie, on ne pouvait prétendre pouvoir en savoir plus sur celle des autres. C'était grâce à l'artefact qu'ils pouvaient connaître les événements extérieurs et reconstruire le fil conducteur des événements.
En ce moment, la guerre faisait rage dans les montagnes, celles-là même que l'on pouvait apercevoir par la fenêtre. Là-bas, se déroulerait un événement décisif. Les forces du Prince Flayd décroissaient. Malgré son charisme et la discipline qu'il imposait à son armée, il ne pourrait vaincre. Pour que cela soit le cas, il faudrait qu'il change de stratégie.
Évidemment, il pensait que la sienne était la bonne. C'était naturel, il n'avait aucune raison de douter. Ce serait sa perte et celle du peuple Oriman par la même occasion.
Dans quelques semaines, l'ennemi serait aux portes de leur ville. Il fallait faire au plus vite pour mettre les affaires en ordre et se donner la mort. La jeune fille déglutit difficilement à cette pensée. Elle avait encore tellement envie de goûter à la vie.
Mais c'était ainsi, il n'y aurait pas de mariage et d'enfants pour elle, elle n'aurait jamais l'honneur d'exercer la même fonction que Dame Seija. Elle avait du temps pour s'y faire. On peut penser que c'est plus facile ainsi, mais c'est faux. C'est aussi dur, si ce n'est même plus. Le goût de la vie reste le plus fort.
Tant de choses vous viennent à l'esprit, peindre, se promener... Tant de petites choses importantes pour elle, son collier que sa mère lui avait donné, la robe qu'elle avait cousue elle-même...
Retenant ses larmes, elle songea à son existence finissante. Le suicide était la seule solution sinon leur sort serait bien pire. Elle en savait quelque chose. En essayant de se convaincre qu'elle pourrait rester en vie, elle avait bifurqué vers une autre voie, une bien pire que ce qui l'attendait à l'heure actuelle. Devant l'intensité des images qui avaient traversé son esprit, son estomac s'était rebellé et elle avait vomi.
Avec hâte, elle avait bifurqué à nouveau sur sa voie originelle. Tout plutôt que de vivre l'avant-goût qui lui en avait été donné. On en revenait au suicide. S'endormir pour l'éternité, ne paraissait plus si terrible.
La jeune fille irait cueillir des roses blanches dans le jardin, avant de les amener à sa chambre. Ensuite, après les avoir longuement contemplées comme pour graver leur image sur sa rétine, elle avalerait le produit et se mettrait au lit, pour oublier.
D'autres préféraient être ensemble au dernier moment, mais pour Anneli, la solitude et le silence primerait. Ses fleurs magnifiques lui tiendraient compagnie.
-Anneli !
La voix sévère de Dame Seija la tira de ses pensées.
-Es-tu prête à prendre des notes ?!
-Oui, murmura-t-elle avant de se rendre compte que sa plume était sèche.
-Bien.
Sa supérieure ferma les yeux et posa ses mains contre la sphère. Elle attendit comme ça, un petit moment avant de rouvrir les yeux et de les plonger dans la palette mouvante de couleurs. Immobile, guidée par la voie, elle suivait les événements futurs.
La jeune femme la regarda faire, elle aurait voulu atteindre ce niveau de connaissance, même si elle savait que c'était impossible.
Soudain, un sentiment de peur s'empara d'elle. Sans savoir pourquoi, elle avait envie de fuir, de se cacher et en même temps, de rester à sa place. Le moindre mouvement lui demandait de tels efforts qu'elle décida de ne plus bouger, en attendant que cela s'arrête.
Dans sa tête, des images se formaient et se déformaient avant qu'elle n'ait pu les voir. Le pire était qu'elle n'arrivait plus à retrouver sa voie personnelle. Un grand vide était tapi en elle. C'était comme si elle n'avait plus de futur ou pire, un futur incertain. Comme vivre sans savoir ce qui allait se passer ?
La panique se fit plus forte. Anneli ne voulait pas perdre la voie, c'était trop important. La voie l'accompagnait depuis sa naissance. La certitude était gravée dans son esprit.
Des cris résonnèrent dans la cour en contrebas. Ainsi, elle n'était pas seule.
Tenant à peine sur ses jambes, la jeune fille prit sur elle pour gagner le rebord de la fenêtre. En un coup d'œil, elle prit conscience de l'ampleur de la situation. Plusieurs personnes gisaient à terre, d'autres étaient assises ou à genoux et faisaient des efforts pour se maintenir dans cette position.
Son ami Domi était là. Elle aurait voulu se trouver près de lui et prendre sa main dans la sienne. A ses côtés, on ne pouvait qu'être rassuré.
Aussi rapidement qu'il était venu, le mal de tête disparut, les laissant confus et affaiblis. Anneli se laissa glisser sur le sol. Impossible d'expliquer ce qui venait de se passer. Jamais, cela n'était arrivé dans sa vie et jamais, elle n'avait lu quelque chose qui lui aurait fait penser à ce qui venait de se passer.
De nouvelles images emplirent bientôt son esprit. C'était elle, c'était sa vie qu'elle voyait, mais pas celle dont elle avait l'habitude.
Une autre vie...
Une nouvelle vie pour elle.
Tout avait changé. Il n'y avait plus de suicide, seule dans sa chambre. Il y avait des roses, des cris de joie, des chants et des danses, des enfants... Ses enfants.
Une larme coula le long de sa joue. En se relevant, elle découvrit que dans la cour, tout le monde allait bien. Domi lui fit même un sourire rayonnant et lui lança un clin d'œil avant d'aider les autres à se relever. Cela lui fit chaud au cœur parce qu'elle savait déjà...
Portant une main à son ventre, elle imagina la suite. Un sourire illumina sa face.
Derrière elle, Dame Seija reprit ses esprits.
-Si j'avais imaginé que c'était possible...
-Que s'est-il passé ?
La supérieure s'assit sur le banc réservé à ses scribes. Reprenant son souffle, elle mit un moment avant de parler. Anneli ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil à l'Orimane, les couleurs allant du vert pâle au bleu azur semblaient représenter l'harmonie. Sans savoir pourquoi, elle se sentit rassurée.
-La réalité s'est étendue et ramifiée au cours de ces dernières années, murmura-t-elle.
-Comment ça ?
-De plus en plus de gens naissent et tendent à élargir la réalité. Chacun d'eux dispose en plus du pouvoir de changer un élément, à chaque instant.
-C'est ce qui s'est passé ?
-Oui ! Et nous avons changé de voie à cause de cette personne.
-Mais grâce à lui, nous n'allons pas mourir ?
-Oui, le prince Flayd va gagner.
Anneli tenta une autre approche.
-C'est positif alors !
-Si on veut...
Dame Seija soupira.
-Rejoins les autres dans la cour.
-Mais...
Un regard noir la fit battre en retraite.
Resté seule, Dame Seija contempla les grimoires dans la pièce et les caressa amoureusement, faisant fi de la poussière les recouvrant.
-L'œuvre de ma vie...murmura-t-elle.
Elle s'installa devant le petit bureau.
-Tout réduit à néant en l'espace d'une seconde...
Portant à sa bouche, une fiole, elle la vida d'un coup.
-Un monde qui n'existera pas... Une vie de perdue...
Dame Seija se laissa tomber sur le bureau, dehors les voix de son peuple la berçait. Il n'y aurait pas de roses pour elle. Sans avoir eu le temps de se préparer, la mort était venue la cueillir.
Changer un élément change tout. Ce peut être pour le bien d'un plus grand nombre mais il faut garder à l'esprit qu'il y aura toujours des pertes.
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