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La dernière maman

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

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Alaia eut à peine franchi la porte de la clinique clandestine qu’elle s’arrêta de marcher, s’adossa au mur en brique défraîchi, puis inspira l’air de l’extérieur. Rendue nauséeuse par l’épouvantable odeur qui régnait dans le bâtiment, fatiguée par le stress que lui engendraient toujours ses prélèvements d’ovocytes, elle appuya ses paumes sur ses cuisses, pencha la tête en avant et attendit de se sentir en meilleur forme.

Un juron lui échappa. Elle détestait venir ici et passer entre les mains froides du « docteur » Rolzen en échange d’argent. Hélas, elle n’avait pas le choix : la guerre contre les vampires, et surtout le traité de paix qui en avait découlé, avait achevé les droits des femmes déjà malmenés lors du XXIe siècle…

Interdite de travail, sans mari ou envie d’élever des enfants – le précieux futur de la nation humaine –, vendre ses ovules au plus offrant était le moyen le moins dégradant de survivre. D’autant plus que contre sa présence régulière à la clinique, Rolzen avait accepté de signer le bail de l’appartement qu’elle occupait aujourd’hui, lui procurant le luxe d’un endroit bien à elle.

Un toit et un salaire. Personne dans sa position n’aurait refusé, pas même pour l’inconfort que généraient ses dons.

Son vertige s’amenuisait. Alaia se redressa et fouilla la poche de sa veste à la recherche des deux plaques de médicaments qu’elle y avait glissées ; une d’antibiotiques et une d’anti-inflammatoires, toutes deux dérobées dans une pharmacie de garde bondée – même avec une rentrée d’argent assurée, mieux valait ne pas lésiner sur les économies. Elle avala d’un trait un cachet de la seconde plaquette, mais garda ceux de la première pour les jours à venir, en prévision d’un accès de fièvre potentiel. Rolzen avait beau se prétendre professionnel, il n’en demeurait pas moins qu’il officiait dans l’ombre… Alaia ne désirait prendre aucun risque.

Elle déglutit, remonta sa manche afin de dévoiler sa montre. L’heure affichée sur le cadran lui arracha une insulte ; il ne lui restait qu’une vingtaine de minutes pour rentrer chez elle…

Les règles étaient claires : les heures sombres appartenaient aux monstres, légalement, ils avaient le droit de tuer ou de pomper le liquide sanguin de quiconque se trouvait dehors une fois le soleil couché.

Une grimace déforma ses traits. La cohabitation forcée ainsi que les contraintes et codes qui en découlaient l’insupportaient. Tout le monde était en mesure de prédire que la trêve ne durerait pas… La soif des Dents-Longues était trop insatiable pour être contrôlée longtemps. Quant aux humains, il suffisait de voir à quel point le gouvernement encourageait les femmes à procréer pour saisir que ses membres aspiraient à être en surnombre le jour où les événements dégénéreraient derechef.

Alaia pesta. Elle haïssait les suceurs de sang à l’origine de la situation.

Que l’un d’entre eux ait un jour souhaité surfer sur l’engouement populaire que générait sa race suite à une vague de romans et de films sur le sujet dans le but de créer une « famille », elle était capable de le comprendre. Que ladite famille ait profité de cette vague pour charmer de jeunes gens naïfs et se nourrir d’eux, elle y consentait aussi – l’avenir appartenait aux audacieux. En y réfléchissant, elle pouvait également tolérer que d’autres vampires aient décidé de former leur propre clan après avoir constaté le succès que possédait l’originel. Mais jamais, au grand jamais, elle n’accepterait qu’ils aient laissé le nombre de nouveau-nés surpasser le leur jusqu’à perdre le contrôle sur eux et les regarder révéler leur existence aux mortels au point d’obliger ces derniers à entrer en conflit avec eux dans le but d’éviter une extinction de masse.

Un frisson lui parcourut l’échine. La simple idée que la fin des siens se soit jouée à peu de chose l’angoissait encore. Oh ! Si une poignée d’ennemis n’avaient pas été assez futés pour capter que vider les Hommes de leur hémoglobine signifiait la famine, l’armistice n’aurait pas été signée… Seule la crainte d’avoir faim tenait les créatures à carreau, c’était une certitude.

Lasse, Alaia soupira. Ressasser le passé était vain. L’époque était ce qu’elle était, toutes ses pensées n’y changeraient rien.

Elle inspira. Consciente qu’elle avait perdu du temps, elle s’empressa ensuite de se mettre en route.

À une allure soutenue, rejoindre le bâtiment où se situait son domicile ne lui prendrait pas plus de dix minutes ; elle balaya donc ses inquiétudes d’un geste impatient.

Elle remonta la venelle qui l’avait conduite à la clinique et s’engagea dans une rue plus large, avant de tourner à gauche au premier carrefour. Un fin sourire étira ses lèvres. Sa destination se rapprochait : plus que deux courtes ruelles et elle l’atteindrait. Son argent et elle seraient alors en sécurité.

Pressée, Alaia ne se focalisa pas assez sur les bruits qui l’entouraient… si bien que lorsqu’un suceur de sang à l’apparence d’un quadragénaire lui fondit dessus, son unique réflexe fut de hurler, puis de protéger son cou de son mieux.

— Silence, diablesse !

Sitôt l’ordre donné, une main la bâillonna.

— Tu viens avec moi.

D’instinct, Alaia roula la nuque vers le ciel et nota que l’astre du jour y évoluait toujours. Elle secoua la tête.

— Avance, l’invectiva son agresseur.

Il ne chercha pas à user de sa force contre elle, et elle subodora qu’il était trop faible pour l’obliger à le suivre. Il s’agissait d’un assoiffé, d’un être qui n’avait pas réussi à se sustenter durant plusieurs nuits.

N’en était sa peur grandissante, elle refusa d’obéir.

— Petite garce ! Avance, je n’ai pas envie qu’on me surprenne.

Ainsi donc, il était parfaitement informé des règles établies. Certaine que mordre son « bâillon » ne l’aiderait pas – la douleur qu’il ressentirait serait ridicule –, Alaia misa tout sur le dégoût qu’elle était apte à provoquer et lécha la paume qui recouvrait sa bouche.

L’effet ne se fit pas attendre : le vampire l’éloigna de son visage dans un grognement.

— Quel genre de tarée es-tu ? C’est répugnant !

— Une tarée qui connaît la loi, l’apostropha-t-elle. Une tarée qui ne te laissera pas l’entraîner à l’écart afin de la vider de son sang !

Alaia remua dans l’espoir de se débarrasser de l’emprise qu’il maintenait sur sa taille, mais échoua à s’en défaire.

— Ta précieuse loi ne m’interdit pas de te coincer ici en attendant que la pénombre tombe. Là, je serai dans mes droits.

— J’ai de la famille, inventa-elle. Si je ne suis pas vite rentrée, ils n’hésiteront pas à partir à ma recherche malgré le danger. Nul ne croira que j’ai été attaquée pendant les heures sombres. Une enquête sera ouverte.

— On ne me dénichera pas.

— En es-tu sûr ? Il suffit que je crie pour attirer l’attention… Ma race est très sensible au déplacement du soleil. Il y aura quelqu’un qui remarquera qu’il est « trop tôt » pour le hurlement d’une condamnée.

— Je t’en empêcherai. Les seules raisons qui me retiennent d’écraser ton visage sont ta maudite langue et l’amusement que tu me procures.

Un mensonge, Alaia le comprit sans mal. Son assaillant commençait à douter, à craindre qu’on remonte jusqu’à lui. Non sans honte, alarmée par la course de l’astre solaire, elle lui asséna le coup de grâce :

— Dans la rue d’en face, il y a un SDF, il se cache dans un renfoncement. Il n’a ni parents ni amis, personne pour s’inquiéter de son sort. Tu serais plus avisé de jeter ton dévolu sur lui.

— Tu essaies de me tromper…, l’accusa-t-il.

— Tu as un bon odorat, non ? Renifle et dis-moi que tu ne perçois pas la fragrance que son fluide vital dégage.

À son grand soulagement, il obtempéra.

Alaia gagna sa rue au pas de course, terrorisée à l’idée de dépasser le couvre-feu et d’être à nouveau transformée en proie. Oh ! Elle peinait encore à admettre que sa manœuvre avait fonctionné, que le Dents-Longues affamé avait suivi son conseil dans le but de se protéger… Elle devait avoir une bonne étoile, c’était l’unique explication qui trouvait grâce à ses yeux.

Heureuse d’être vivante, elle s’approcha de la résidence où elle habitait, puis sursauta en apercevant une présence inconnue dans le creux de l’entrée.

Les battements de son cœur s’accélèrent avant de s’apaiser presque aussitôt. Ce n’était pas un monstre, mais une simple mendiante ; une mendiante à la peau si pâle et l’air si piteux qu’elle estima qu’elle était malade, voire condamnée si elle ne dégotait pas de quoi se soigner.

Sa jeunesse l’affligea – à vue d’œil, elle n’avait pas dix ans. Alaia supputa qu’elle était orpheline et que la vie s’était montrée cruelle avec elle. Néanmoins, au courant qu’il existait des tas de gamins aussi mal lotis qu’elle depuis la guerre, elle se défendit de l’approcher. Elle gagnait à peine de quoi se chauffer et se nourrir, elle ne pouvait pas aider cette pauvre hère qui avait choisi de crécher au pied de son logement. Qui plus est, elle n’avait jamais eu l’instinct maternel. La manière d’interagir avec un être dépendant des adultes lui échappait.

Mal à l’aise, coupable, Alaia la dépassa. Et tandis qu’elle tournait la clef dans la serrure, elle souffla :

— À ta place, je ne resterais pas là. Un vampire qui s’approcherait un peu trop près de l’habitation te repérerait en deux secondes et, dans l’hypothèse où il ne serait pas affaibli – hypothèse très probable –, tu n’aurais aucune chance de le fuir.


Texte publié par Rose P. Katell, 14 novembre 2019 à 10h16
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