Quand elle arriva à la clinique, on mit plus de temps que d’habitude à lui ouvrir le portail.
— Si c’est le directeur que vous voulez voir, bon courage, prévint le concierge. Il est comme qui dirait dépassé par les événements.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il haussa les épaules.
— Rien. C’est juste que les gens sont jamais contents.
Ça non. Elle le remercia et se pressa le long du sentier, le prospectus s’humidifiant de sueur dans sa main.
Une partie des infirmiers étaient rassemblés sous le préau. Parmi eux, Ravel Montout fumait une cigarette et parlait à voix basse à Simon Coleferd. Leurs regards se croisèrent ; l’espace d’un instant, ce fut comme si elle pouvait tirer, des tréfonds de son esprit préoccupé, une info importante – cruciale même – une pièce permettant de préciser le puzzle de l’affaire. Puis Ravel détourna les yeux et Leroy se trouva perdue à nouveau.
Elle s’arrêta au bas des marches du perron, car une personne qu’elle n’avait pas du tout envie de voir s’y trouvait.
Penché sur un briquet et une cigarette qu’il tentait sans succès d’allumer, le père Melon, un petit crucifix dépassant de sa poche, se marmonnait des trucs à lui-même. Leroy se fit la réflexion qu’il avait l’air d’un fou. Le bruit d’un briquet égrenait ses tentatives ratées. Il le laissa même tomber et éructa un juron. Avant de le ramasser, il jeta un regard autour de lui, comme s’il ne voulait pas être vu. Et il la vit.
Son visage luisait de sueur. Leroy eut chaud pour lui, à le voir engoncé dans son costume, le cou garrotté par le nœud de cravate. Le sourire qu’il faisait ressemblait plus à une grimace de gêne.
Le père Melon n’avait pas fière allure. Sa bonhomie naturelle était ternie par un air de bête traquée.
— Ah… bonjour, crachota-t-il. Je, je voulais, je voulais fumer alors je suis sorti.
Et si cette chose importante, ce détail qui lui manquait provenait de Jérémiah Melon plutôt que de Ravel ?
— Vous voulez que je vous aide ? proposa-t-elle.
Il mit un moment à lui passer le briquet, hésitant. Elle l’actionna d’un seul coup de pouce et les yeux hagards du curé trouvèrent la flamme, s’y ancrèrent, d’un noir où l’orange se reflétait aussi clair que dans un miroir. Il se souvint d’approcher la cigarette, secoua la tête, alluma son bout de tabac et marmonna un merci machinal. Il tira une, deux, trois bouffées et laissa aller son dos contre le mur de la clinique. Une fumée bleuâtre lui entourait la tête.
— Vous avez perdu votre acolyte ?
Melon ne parut pas comprendre. Il écarquilla les yeux, et les pattes d’oie et les rides de son front se tendirent d’un coup. Puis il prit l’air de celui qui sait.
— Oh, non. Elle est restée à l’intérieur. Le… le travail est difficile, confia-t-il. J’ai dû sortir pour… pour, heu…
Il ne finit pas sa phrase. Entre ses doigts, la cigarette se consumait sans but et les cendres tombaient tout droit sur le bout de ses chaussures.
— J’ai eu besoin d’air frais, avoua-t-il avec un sourire penaud. L’air frais, le dehors… autre chose...
De l’air frais, songea Leroy. Tu peux courir. Le contraste entre cette idée lointaine, presque utopique, et la réalité des journées en feu de l’été en devenait douloureux.
— Autre chose que quoi ? demanda-t-elle, piquée au vif, résistant à l’envie de piocher son carnet.
— Rien, dit-il avec un rire indigent.
Il continua de sourire dans le vague. Ses yeux demeuraient grand ouverts, mares noires où Leroy avait peur de se noyer, de se perdre, de se faire dévorer par la force obscure qui sourdait de lui. Oui, il y avait une énergie cachée dans cette débilité de façade, dans le tic au coin de sa lèvre, ses manières louvoyantes, son corps qui se tournait vers l’entrée de la clinique.
— M. Melon, vous êtes sérieux à vous accrocher comme ça à vos idées d’exorcisme ?
— Mes idées ? Mes idées ?
Il avait redressé la tête et l’observait différemment, avec affront. Il laissa tomber la cigarette à moitié consumée, qui rougeoyait contre le béton blanc, et en une foulée fut juste au nez de la policière. Plus étonnée qu’effrayée, elle n’eut pas le réflexe de s’écarter et se reçut des postillons dans la face.
— On ne rigole pas avec ces forces-là, cracha-t-il. Jamais. Vous ne savez pas de quoi vous parlez !
Il lui avait agrippé le bras, son visage s’était encore rapproché du sien et leurs peaux se touchaient presque. Le dégoût la submergea, Melon n’était plus qu’un tas de vieille chair au fumet richement aigre de sueur. Elle se rendit compte à quel point il était moche, moche, informe et obscène, quand il ne prenait pas ses airs de papy gâteau. Leroy se dégagea de son étreinte avec humeur.
— Je le sais très bien, au contraire, dit-elle. Vous fonctionnez à la superstition. Moi, je fonctionne aux faits, à ce qui est vérifiable. Ce que vous faites, c’est de la torture. Vous…
Jérémiah Melon lui coupa la parole en se mettant à rire. Ce fut d’abord un rire doux, incertain, comme cherchant sa note ; puis il prit de l’ampleur et de l’assurance, et bientôt le prêtre se moquait ouvertement d’elle. Elle avait envie de lui coller un avertissement pour outrage à agent. L’homme s’était mis à osciller sur place, suivant les vagues de son hilarité. Il s’arrêta enfin et dit :
— Vous pensez être loin de tout ça, n’est-ce pas ? Au-dessus des considérations d’un curé modeste ? Mais, chère mademoiselle, laissez-moi vous dire… vous êtes en plein dans la merde.
Leroy crut ne pas bien avoir entendu. Un tel mot dans la bouche de Melon était extrêmement incongru.
— Vous n’avez pas l’impression d’avoir changé, ces derniers temps, mademoiselle Leroy ? D’être perdue ? Égarée dans un cauchemar sans fin ?
Stupeur. L’intéressée entrouvrit la bouche mais pas un son n’en sortit.
— Vous vous demandez ce que je veux dire, c’est ça ? demanda-t-il brutalement. Vous commencez à avoir peur ?
Elle aurait voulu nier en bloc. Mais, au fond, il avait raison. Ces étranges incidents, ces visions, ces rêves qu’elle n’arrivait pas à séparer de la réalité.
Et puis ce gosse, le fils évanescent de Mme Cordier.
— Je te connais, Leroy, reprit subitement Melon.
— Pardon ?
Il sourit tristement avant de réitérer :
— Je te connais. Et un jour, je découvrirai quel est ton véritable nom.
Puis le prêtre sembla oublier sa présence.
Il caressa le crucifix en marmonnant un début de prière, bientôt noyé dans un silence paumé. Il écrasa la cigarette qui se consumait à terre, jeta un œil vitreux autour de lui et s’en repartit à l’intérieur.
Décidément, c’était la journée. Leroy laissa passer une minute entière à cuire dans l’air estival, consciente des regards appuyés des infirmiers dans son dos. Quand la minute fut passée, certaine de ne pas retomber sur Melon, elle poussa la porte de la clinique. L’intérieur, sombre, n’était pas un havre mais un four impitoyable. Mal à l’aise dans sa tenue et dans son propre corps, Leroy prit la direction du bureau directorial.
Si elle ne se rappelait pas la route, le chant des baleines la mena sans problème à destination. Quatre ou cinq personnes se massaient là, certains n’hésitaient pas à parler fort tandis que d’autres se contentaient de prendre un air grincheux ou de marmonner dans leur barbe.
— Vous venez pour vous plaindre, vous aussi ? supputa un homme vêtu d’un tablier taché de graisse.
— Me plaindre de quoi ?
— Tout va à vau-l’eau ces derniers temps, expliqua-t-il en tirant sur sa moustache. Ça fait des mois que je me plains de vols et rien n’est fait !
— Il n’y a pas que des vols, intervint une petite dame à lunettes. Des dégradations, aussi. Ça fait trois fois que je retrouve mon bureau sens dessus-dessous…
Leroy plissa le front. Voilà qui lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Elle se tritura les méninges plusieurs secondes durant avant de mettre la main sur ce qu’elle cherchait : lorsqu’elle avait interrogé Ravel, il lui avait parlé de dégradations régulièrement constatées dans la clinique. Il n’avait pas accusé le club des cinq directement, mais elle se souvenait qu’il y avait fait allusion.
Elle ferma les yeux et pressa ses paumes contre ses paupières. Derrière, le battement d’une douleur sourde menaçait de revenir au premier plan.
— Écoutez, commença-t-elle, pâteuse. Je suis bien désolée, mais il faut que je voie le directeur. Maintenant.
L’homme au tablier bomba le torse, ce qui lui donna l’air d’un paon crasseux.
— Vous aurez le plaisir d’attendre votre tour, comme tout le monde, mademois…
— Police.
Il se tut dans un borborygme indistinct en voyant sa carte. En deux enjambées, elle fut devant la porte.
— M. Brisebane ? M. Brisebane, c’est l’inspectrice Leroy.
Silence. Dans son dos, plus un bruit non plus ; le public attendait sue le spectacle commence. Leroy frappa avec plus d’énergie.
— M. Brisebane ?
— Vous fatiguez pas, nargua l’homme au tablier. Il refuse de nous voir depuis…
Elle leva une main pour le faire taire, ce à quoi il répondit par un soupir excédé.
— Bon, reprit-elle avec autorité. Si vous n’ouvrez pas, j’appelle mes collègues et nous vous obligerons à répondre.
D’habitude, cette réplique la menait à ses fins. Dans le bureau, elle entendit des pas qui se rapprochaient, un marmonnement hésitant, puis le clic d’un verrou qu’on défait. Elle n’attendit pas qu’il baisse la poignée et força l’entrée dans son bureau. Le directeur poussa un cri ridicule et tomba presque à la renverse sur sa table de travail. Leroy ferma à double tour pour empêcher les mécontents de s’infiltrer à sa suite et reprit son souffle dans l’atmosphère confinée et rance de la pièce. Les stores étaient baissés, les fenêtres closes. Leroy en avait le tournis.
Le directeur s’était redressé et arrangeait maladroitement sa cravate. Il avait enlevé sa veste, qui pendait sur le dossier de sa chaise, et remonté les bras de sa chemise, enroulés à la hâte au-dessus de ses coudes.
— Que puis-je faire pour vous, inspectrice ? pépia-t-il.
— Je veux voir le dossier d’Élias Cordier. Je vous ai déjà transmis les mandats, ajouta-t-elle au froncement de sourcils de l’autre.
— Bien sûr, bien sûr, murmura-t-il évasivement. Je ne sais plus où je l’ai mis, attendez, euh…
Leroy eut un rire sarcastique. Bien sûr, il mettait les bouchées doubles dans son rôle du directeur éternellement étourdi. En moins de deux minutes, il avait ouvert le bon tiroir et sorti le dossier demandé. Il hésita une fraction de seconde de trop avant de le lui passer.
Leroy alla l’étaler sans cérémonie sur le bureau en friche. Son cœur battait un peu trop vite quand elle ouvrit le dossier.
Sur la première page, clipsée de travers à l’aide d’un trombone, la photo du frère d’Élias lui renvoyait un regard morose.
— Où est la photo d’Élias ?
— Je… je ne comprends pas, inspectrice…
— Là, sur la photo, expliqua-t-elle, se tournant vers Brisebane. C’est pas Élias, ça, c’est son frère.
Brisebane fit un bruit de ballon qui se dégonfle, un sourire lénifiant au coin des lèvres, limite débile.
— Pardonnez-moi, mais vous vous sentez bien ?
En réalité, la tête lui tournait de plus en plus. Elle mettait ça sur le compte de la canicule, de cette ambiance pourrie et délétère… de son estomac vide...
Peut-être que je me trompe. Peut-être que ça ne va pas.
— Oui oui, ça va, s’entendit-elle dire. Je… je…
Délaissant le dossier où le gosse émacié la détaillait toujours, elle sortit de sa poche le tract pour l’établissement Ocimum et le brandit devant le gros homme.
— Vous connaissez cet endroit ?
Brisebane pâlit d’un coup.
— Qui vous a donné ça ?
— Personne, je l’ai trouvé chez l’infirmier que vous avez renvoyé après le suicide manqué des Warwick (anciennement Lynch).
Il écarquilla les yeux, un bégaiement de protestation au coin des lèvres, mais elle le coupa :
— On en discutera plus tard. Qu’est-ce que vous savez au sujet de cet établissement ?
— Ce… ce n’est pas un bon endroit, balbutia Brisebane. Croyez-moi, vous seriez mieux sans…
— Qu’est-ce que vous entendez par « pas un bon endroit » ? le pressa-t-elle.
Elle s’était déplacée au gré de ses mouvements à lui, pour être sûre qu’il ne pourrait pas sortir de la pièce en douce. Elle se retrouva dos à la porte, bras croisés.
— On ne partira pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas dit ce que vous savez, asséna-t-elle.
Brisebane s’épongeait les joues et le cou avec un mouchoir en tissu. D’un doigt, il écartait le col de sa chemise pour atteindre les zones désagréables où la sueur se lovait avec délice, corrosive.
Enfin, il regagna son fauteuil et s’y laissa tomber comme une pierre.
— Je n’y suis jamais allé moi-même, confessa-t-il. Mais il se dit des choses à leur sujet, dans toute la région… des choses inquiétantes. Quelquefois, j’ai été amené à entrer en contact téléphonique avec eux, notamment à cause… vous savez…
— À cause d’Élias ?
Il ferma le poing, comme s’il venait de saisir une mouche qui le narguait.
— C’est cela, à cause du jeune Cordier. Je ne voulais pas me laisser influencer par les rumeurs sans entendre leur version. C’était aussi l’occasion de me renseigner sur leurs pratiques… hautement expérimentales en matière de traitement de la lycanthropie. J’envisageais, peut-être, de transférer Élias chez eux pendant un temps, dans l’espoir de l’aider…
Il s’interrompit. Leroy se décolla de la porte.
— Et vous ne l’avez pas fait ?
— Non. Hors de question. La directrice m’a tout de suite paru étrange, j’ai senti qu’elle ne me disait pas tout et… c’était comme si…
Brisebane fit une pause. Elle n’osa pas prendre la parole, de peur qu’il ne continue pas sa description. Malheureusement, quand il se ressaisit, il sembla déterminé à laisser tomber le sujet.
— Enfin, inspectrice Leroy, il vous faut simplement savoir qu’ils sont dangereux et peu fiables. Ils ne vous apprendront rien.
Pour apaiser au moins temporairement sa curiosité grandissante, la policière avait sorti son carnet ; elle notait les derniers détails qui lui paraissaient importants dans le discours de Brisebane lorsque le regard de celui-ci se posa sur la couverture usée de l’objet.
— C’est amusant, remarqua-t-il.
— Quoi ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce qui est amusant ?
— Rien, rien du tout. Bon, fit-il brusquement, nous avons terminé ?
La foule en délire dans le couloir commençait à s’impatienter, à en croire les voix et les bruits qui avaient supplanté le silence. Leroy ne se rendait pas compte du temps qui s’était écoulé depuis son entrée dans le bureau – une seconde, cent ans ?
Tant pis, ils attendraient. Elle se reposta devant la porte, les pieds solidement plantés en terre.
— M. Brisebane, je veux voir la chambre d’Élias.
Un sceau de la police, brisé, décorait la porte en question.
Si elle se souvenait bien du dossier monté par Jules, les analyses faites dans cette chambre n’avaient rien donné, rien qui sorte de l’ordinaire. Mais il lui fallait voir de ses propres yeux.
— Élias a été transféré ici quand… quand ses problèmes ont pris trop d’ampleur, dit précieusement le directeur. On le gardait seul et sous clef, tant pour sa protection que pour celle des autres…
Il lança un dernier coup d’œil à l’inspectrice, tentant probablement d’évaluer s’il valait la peine de retenter sa chance pour lui faire changer d’avis. Finalement, il soupira et tira une clef du trousseau à sa ceinture.
La porte s’ouvrit sans un bruit. Brisebane s’était rabattu contre le mur, les yeux baissés sur ses souliers. Agacée par ses manières empruntées, Leroy franchit le seuil d’un pas vif. Des images de corps mi-humain, mi-bestiaux, de regards brillants, peuplaient déjà son esprit. Elle eut un moment de confusion en pénétrant la pénombre étouffante de la chambre capitonnée.
La senteur de ce savon aux herbes, celui qu’utilisaient tous les pensionnaires du Laurier-noble, se mêlait à de subtiles bouffées de renfermé.
C’était une chambre capitonnée. Ni plus, ni moins. Pas la moindre ouverture sur l’extérieur, pas de limite claire entre sol, murs et plafond, avec leurs rondeurs de coussins, la générosité en moins. Dans un coin se trouvaient entassés couvertures, draps et oreillers blancs soigneusement pliés dans l’attente, peut-être, d’un futur pensionnaire. Au sommet de la pile, un gilet – une camisole.
Un tabouret trônait au centre de la chambre et Leroy imagina Élias perché là, seul, à scruter l’immensité confinée. Il avait les traits de son frère, ou bien de lui-même, celui qu’elle avait pris pour son frère, et des cernes impensables lui mangeaient le dessous des yeux.
— Il y a une lumière ? demanda-t-elle, distraite.
Brisebane dut actionner un interrupteur, car un éclairage faiblard se substitua au blanc naturel des capitons. La lumière ne révélait rien, si ce n’était la mocheté des lieux.
— Je vous avais dit qu’il n’y avait rien à voir… tenta Brisebane.
— Ça, c’est à moi d’en décider, coupa-t-elle méchamment.
Mais il avait raison. Cette pièce ne lui aurait rien appris. Non ; si elle voulait vraiment progresser dans cette piste, il lui faudrait ignorer toutes ces voix qui la décourageaient de se frotter à l’établissement Ocimum.
De toute façon, s’il n’y avait rien à y apprendre non plus, elle aurait fait son boulot de flic convenablement en voulant désobéir aux pressions extérieures et chercher la petite bête là où elle n’était peut-être pas.
Elle se mettrait en route dès le lendemain.
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