La pénombre n’a pas vaincu la chaleur. Elle semble même, par un effet retors, l’avoir amplifiée. Le noir nuancé est irrespirable.
Pas pour moi. Pour les autres.
Sous mon emprise, le corps humain dans lequel je me suis réfugiée n’est pas soumis aux lois naturelles, et tandis que ses congénères souffrent dans le jus de leurs propres organes, il nage en pleine inconscience.
J’habite l’esprit comme le feu investit l’âtre. Je brûle et je projette une cendre infinie.
Mes yeux, eux aussi, brûlent l’ombre et je vois comme en plein jour dans cette chambre exiguë. Avant que j’arrive et que mon maître ne m’ordonne de tout prendre, elle était blanche et froide telle la mort.
La silhouette de la gamine s’esquisse dans la glace de la commode. Ses membres s’effacent et ses extrémités s’effritent. Fantôme en devenir. Mais ses yeux – les miens, les nôtres – scintillent d’une lumière de miel.
Des pas derrière la porte, qui s’arrêtent. Une présence anxieuse s’étire dans le couloir et voudrait entrer malgré sa peur.
Il frappe deux fois, laisse une pause avant d’appeler la petite par son prénom. Je ne réponds pas.
— Je vais entrer, avertit-il.
Il ne me trompe pas. Sa voix est chargée de terreur, mais il est bien trop fier pour rebrousser chemin. La poignée tourne et le voilà qui apparaît dans l’encadrement, bedonnant, la cravate de travers, prêt à en découdre avec le mal, dans sa simplicité et son inadéquation les plus criantes. On dirait un concessionnaire proche de la retraite.
Mes lèvres s’étirent en un sourire. Un peu de la gamine s’est immiscé dans cette dernière pensée. Bien vu, petite. Toi non plus tu ne l’aimes pas. Il fait son naïf, mais en réalité… il se croit capable de changer le monde. De me changer, moi.
Il se racle la gorge et, presque en crabe, s’approche du lit. Ses yeux ne rencontrent pas ceux de la petite, il les laisse traîner par terre. Enfin, il cale son gros cul sur la chaise à côté du lit.
Mon éclat se reflète dans l’insigne à sa poitrine.
— Comment allez-vous depuis la dernière fois ? lui demandé-je en inclinant la tête.
— Bien, je te remercie.
Conversation douce comme une nuit d’été au bord du Nil. Il fait bien semblant. J’ai envie de lui sauter à la gorge et de lui arracher la carotide d’un coup, comme ça, mais mon maître me retient.
Il ne faut pas qu’il nous trouve.
Le gros n’a pas fermé la porte. Une jeune femme se glisse dans la chambre et je la reconnais à l’éclat qui fuse de son objectif. Elle n’a pas de gomme dans la bouche, cette fois. Je la suis du regard ; elle va se placer près de la fenêtre, les mains dans les poches pour feindre la désinvolture, le gros appareil se balançant contre son ventre. Elle non plus n’aime pas m’observer, mais elle fait l’effort et me lance un coup d’œil courroucé.
Mes lèvres s’ouvrent et un rire caquetant en sort par bordées incontrôlables. Le sang se glace dans leurs veines. La photographe émet un juron et cherche dans sa poche une gomme à mâcher. L’autre serre la main sur la croix en bois cachée sous sa chemise, espérant qu’elle lui soit utile. Une croix en bois !
Je suis le feu du ciel ! Je suis une guerrière au service de mon maître, qui m’ordonne de posséder les esprits indigents pour le servir. Je prends les graines qui me sont dues, celles que l’on m’a données. Je les récolte pour mon maître et rien ni personne ne m’en empêchera.
— Quel est ton nom ?
Le maître gronde dans ma tête. Mon rire s’évanouit. Le gros humain ne doit pas savoir qui nous sommes. Lentement, un autre sourire vient jouer sur le visage de l’adolescente, énigmatique et chargé d’un poison subtil.
L’homme lève son crucifix et le place devant lui, comme s’il n’en pouvait plus de me regarder. La photographe, par réflexe, revisse son objectif déjà vissé et le braque sur moi.
— Allons, tu ne sais pas ? demandé-je avec douceur.
Il commence d’ânonner ses prières apprises par cœur. Ces mots sont légers, vides, les phrases n’ont pas de sens et glissent sur moi comme l’eau sur les pierres.
Un flash illumine la chambre, recouvre la surface de la glace où ne se dessinent plus, l’espace d’un instant, que mes yeux d’or. Puis le miroitement blanc disparaît. Une photo de plus pour leurs enquêtes, elle ne leur apprendra rien.
Il a fermé les yeux, des gouttes de sueur dévalent son front et il marmonne fébrilement son latin inutile ; derrière lui le flash se déclenche une, deux, trois fois, semble tourner autour de moi sans jamais me cerner, et le cliquetis de l’appareil se fond dans les prières, dans le rire qui monte à nouveau de ma gorge. Des millénaires de soleil ardent sur le pays des rois rient avec moi. Le jour pulse derrière les stores baissés, tel un cœur qui revit.
Leroy ne décolérait pas. Comment avait-on pu passer sous silence une faute professionnelle qui avait failli tuer deux adolescents ? c’était peut-être la colère qui distillait sur sa langue et son palais un goût sucré agressif, comme si on l’avait forcée à avaler du caramel.
Non, ça n’avait pas le goût du caramel.
Le soleil frappait de front le pare-brise et en soulignait le moindre défaut, la moindre saleté. Leroy ne voyait rien au-delà de la route brûlée et de quelques formes imprégnées de lumière. Elle faisait de brutaux écarts au dernier moment, écrasait la pédale de frein pour éviter un autre véhicule ou la glissière de sécurité.
La dangerosité de la situation ne l’affectait pas. Elle évoluait dans un nuage de sucre et de fureur. Le dégoût l’avait fait chanceler quand elle avait appris que ce Jules Quelquechose habitait pas trop loin de chez elle. Si ça se trouvait, elle l’avait déjà croisé un de ces matins ridicules où elle était rentrée du club totalement bourrée, à bousculer les bourges matinaux qui promenaient leur chien.
Elle se gara de travers sur deux bonnes places de parking et renversa un pot de bégonias en sortant. Pas de bol, les malheureux résidents passeraient au moins vingt minutes à râler pendant l’apéro de ce soir.
Le goût persistant la perturbait. Son estomac vide – elle avait tout simplement oublié de manger aujourd’hui – se soulevait d’indignation.
Numéro cinq, se répéta-t-elle pour se distraire, numéro cinq.
L’ensemble résidentiel comportait des appartements strictement identiques, serrés les uns contre les autres en un ensemble fade et anxiogène. Leroy dépassa les premiers numéros, ignora un père et sa fille assis sur un banc qui jetaient des graines aux oiseaux, prit la ligne droite menant à une porte marquée du numéro fatidique.
Les geignements de la gosse – Leroy avait fait peur aux piafs en passant – la gênaient malgré elle. Elle se retourna dans l’idée de lui dire de la fermer, que c’était pas si grave, quand le regard noir du père fixé sur elle la réduisit au silence. Passée la surprise, elle eut cette forte envie de lui demander des comptes à lui aussi ; mais alors l’appel pressant du devoir se rappela à elle et elle fit volte-face…
La porte du numéro cinq avait disparu. Au lieu de ça, la policière se retrouva nez à nez avec les nourrisseurs de pigeons sur leur banc. Le père la transperçait toujours de ses prunelles étrécies, froides.
— Mais comment vous…
Le reste de la question s’évanouit de lui-même. L’homme ne desserra pas les mâchoires.
Peu importe. Ce devait être l’épuisement, et puis le quartier labyrinthique où tout se ressemblait pour perdre les gens comme à dessein. Prenant une longue inspiration, elle se retourna.
Le chemin louvoyait entre les parterres, échelonné de numéros d’appartements. Parfait, retour à la case départ. Elle dépassa les premières portes et bifurqua dans l’allée du numéro cinq.
Un phénomène peu banal se produisit alors.
Une douleur incroyable lui cisailla le crâne, la forçant à faire halte. Elle n’était pas sujette aux maux de tête. Tout au plus souffrait-elle une ou deux heures après une soirée de beuverie. À présent, sa vision se remplissait de brume.
Le temps de se frotter les yeux sans plus savoir où elle allait, elle faillit trébucher sur le même banc et s’étaler sur ses deux occupants.
Elle mit un moment à remettre le visage hargneux de l’homme et celui, circonspect, de la fillette, une main pleine de graines tendue, en suspens.
Ça n’avait aucun sens. Leroy ouvrit la bouche, mais le père l’empêcha de parler :
— T’approche pas !
Il prit sa fille dans ses bras et sauta sur ses pieds.
— Mais je… tenta Leroy.
— T’approche pas de mon enfant ! Démon !
Trop surprise pour rétorquer, elle ne put que le regarder faire, une portion de son esprit en train de brûler et coller comme du sucre dans une casserole, le genre qui pue la douceur et la mort. L’impromptu qui venait de la traiter de démon s’enfuyait bon gré mal gré, prenant soin de lui décocher des regards noirs par-dessus son épaule tandis qu’une nuée d’oiseaux dérangés prenait son envol.
La douleur s’enfonça comme un pic à glace dans son front et elle se courba en deux, la tête entre les mains, ses globes oculaires rouges contre ses paupières fermées.
Quand elle put rouvrir les yeux, larmes au coin des tempes, le numéro cinq luisait à l’horizon. À l’horizon, car il paraissait loin, sur le point de s’évanouir, appartenant à un autre univers par-delà un tunnel de brouillard. Un pressentiment se dessinait à la frontière de sa conscience, le genre qui survient dans les rêves profonds et qu’on ne déchiffrait jamais.
Leroy se lança à la poursuite du cinq. Mais plus elle progressait, moins il se rapprochait. Au contraire, il se faisait élusif et disparaissait dans les volutes vacillantes. Après ce qui lui sembla mille ans, Leroy s’arrêta pour reprendre son souffle. La sourde certitude que quelque chose de grave était en train de se produire la secouait comme une feuille, et elle ne réagissait pas. Elle ne le pouvait pas. Elle s’était probablement égarée dans un cauchemar.
Pas vrai ?
Elle ne se réveillait pas.
Chancelante, l’inspectrice reprit son chemin en direction du numéro cinq aguicheur et insupportable. Elle tendait la main dans l’espoir de l’atteindre.
Un objet blanc à la périphérie de sa vision lui fit tourner la tête.
Le coin d’une feuille de papier remuait sous une brise infime, au beau milieu des fleurs desséchées.
Il était tout à coup primordial de le ramasser.
Froissé et sale, le tract faisait la part belle à une photographie pleine d’énigmes. Un bâtiment ancien, en grosses pierres, se tenait sous une lumière jaune irréelle. La photo devait être ancienne. Une femme sans âge occupait le premier plan. Ses longs cheveux cachaient son visage et un flou général l’imprégnait. Elle portait une robe qui ne renseignait rien sur l’époque, et une large capuche en un matériau difficile à cerner.
Derrière, un homme se tenait en retrait, une main posée sur l’épaule de sa compagne. Il portait des lunettes aux verres fumés et souriait de toutes ses dents, d’une expression carnassière.
— N’y va pas.
Étourdie, Leroy leva les yeux pour identifier le propriétaire de cette voix délicate, familière. Le frère d’Élias lui faisait face. C’était lui qui l’avait interpellée, pourtant il avait l’air d’avoir été interrompu en pleine activité et la toisait, courroucé.
— Qu’est-ce que tu fous là ? s’écria-t-elle avec humeur.
— Je te suis. J’essaie de t’aider, mais tu ne m’écoutes pas.
— Tu me suis ?
Il acquiesça, candide, incongru. Comprenant peut-être qu’il ne disposait pas de beaucoup de temps pour la convaincre avant qu’elle ne se braque, il reprit avec empressement :
— Écoute, si tu veux vaincre le roi, ne va pas là-bas. C’est son repaire, et si tu l’écoutes, si tu y vas il te prendra, toi aussi.
Son ton s’était fait suppliant. Il la regardait, et elle se perdait dans l’abîme effrayant de ses yeux. Elle se surprit à bégayer, désarmée face à ce gosse qui ne cessait d’apparaître aux moments les plus improbables, aussi volatil que la fumée et pourtant, plus vrai que le monde entier.
Dans ses prunelles, enfin, un éclat de ce qui ressemblait au soulagement.
— Alors tu me reconnais ?
— T’es le frangin d’Élias, répondit-elle machinalement.
La lueur s’éteignit. Il n’y eut plus que le froid de la déception.
— Je vais te laisser, dit-il lentement.
— Hé attends.
— N’y va pas, esquiva-t-il. C’est un piège.
— Attends, merde !
Il prit ses jambes à son cou. Leroy aurait voulu le suivre mais son corps avait la densité du plomb, et un nouveau pic de souffrance vint déchirer son cerveau. Elle jura encore et se força à mobiliser le peu de concentration qu’il lui restait sur le numéro cinq.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2780 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |