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tome 1, Chapitre 8 « VIII » tome 1, Chapitre 8

Leroy était crevée. Elle avait eu une folle envie de vomir après sa cinquième cigarette, l’estomac plein de sucre et de gras, et ses collègues l’avaient obligée à rester allongée sur le sofa de la salle de détente, la menaçant d’appeler l’hôpital si elle bougeait d’un pouce. Stéphane avait monté la garde. Saleté !

La moitié du DSM encore calqué sur la joue, elle trottinait maintenant le long du sentier qui menait à la clinique, la gorge irritée, l’estomac en léger vrac et déjà ruisselante de sueur. Jetant un regard au ciel dégagé du matin, elle se maudit d’avoir laissé filer tant de temps. Elle aurait voulu cueillir le directeur Brisebane aux premières heures pour ne pas avoir les gosses dans les pattes ; les patients, certains en tout cas, se montraient doucement hostiles à sa présence, et elle n’aurait pas craché sur un peu de tranquillité pour inspecter la chambre d’Élias.

Quoique, finalement, elle avait peut-être réussi à se faufiler à un moment de l’emploi du temps thérapeutique où les enfants étaient occupés ailleurs : il n’y avait personne dans le parc. Personne derrière les vitres de la salle de télé, pour écraser son nez morveux et ouvrir grand les yeux. Leroy souffla de soulagement et poussa la porte.

Le bruit de ses déplacements accru mille fois dans le silence, elle prit la direction du bureau directorial et toqua. Pas de réponse. Elle réitéra ses coups, avec dans l’esprit un mauvais pressentiment. Brisebane ne répondit pas.

Déçue, en colère même, Leroy s’éclaircit la voix et appela son nom.

Tout à coup, plusieurs portes derrière elle s’ouvrirent presque à l’unisson, libérant des flots d’ados dans la galerie du rez-de-chaussée qui menait vers le parc. Heurtée par le bruissement de leurs cris et conversations, elle les vit passer devant elle, accusa le coup de plusieurs regards noirs, en repéra certains qui étaient fiévreux, malades, troubles. Elle s’écarta de la porte et se plaqua au mur, espérant se faire la plus petite possible.

La foule s’écoula dehors et dans les étages supérieurs ; le calme retomba et pourtant, Leroy avait la sensation de ne pas être seule.

— Inspectrice Leroy, c’est bien ça ?

Une silhouette masculine surgit à ses côtés et le contact d’une main suante s’imprima sur son dos. Leroy sursauta.

— Vous tombez mal si vous voulez voir monsieur le directeur, susurra l’homme, trop près pour qu’elle le voie avec précision. Il a dû s’absenter pour quelques heures.

Elle se dégagea et fit un pas en arrière. Des lunettes en écaille de tortue et un sourire gouailleur nageaient devant elle.

— Docteur Tilloloyeul, se présenta-t-il.

Tillo-quoi ? Leroy prit la paume qu’il lui tendait, circonspecte.

Ah oui ! Le nom bizarre lui revenait ; elle l’avait croisé plusieurs fois dans les notes que Jules avait eu le temps de prendre. Pour l’instant, son esprit refusait de coopérer plus. Avait-elle bu… ?

Non, elle se souvenait seulement de cet enregistrement sur la lycanthropie, et puis du chocolat, des cigarettes et du vomi. Pourtant…

Elle secoua la tête. En un rien de temps, ses réflexes professionnels prirent le dessus.

— Docteur, puisque le directeur n’est pas là, pourrais-je vous poser quelques questions ? C’est pour mon enquête sur la mort du jeune…

— Mais bien sûr, l’interrompit-il d’une voix onctueuse. Je n’attendais que ça. Suivez-moi, nous allons nous installer dans mon bureau. Je n’ai plus de rendez-vous jusqu’à onze heures.

Donnie n’était pas parti. Il avait attendu que sa sœur se libère de ses démons, doux comme un agneau, sans recours à ces mots creux dont les infirmiers abusaient dans les moments de crise. Et rien que ça, le silence, sa présence physique plus qu’intellectuelle, l’avait aidée à rejoindre un état mental acceptable, sans déluge ni bourrasque, à l’abri du pire. Ils étaient restés un temps indéterminé allongés par terre, au beau milieu de la salle de bains, goûtant la fraîcheur relative propre aux pièces d’eau.

Honteuse de ses blessures, Annabel remit sa chemise et alla à sa table de chevet. En-dessous, une liasse de feuilles. Donnie avait suivi et s’était glissé sur le lit de Mégane avec un air de garnement irrésistible.

D’un moment à l’autre, le quartier libre prendrait fin. Il fallait profiter pleinement de ces instants de paix.

Donnie avait sorti de sa poche une balle rebondissante. D’une main experte, il la faisait rebondir d’abord sur le sol puis sur le mur et la rattrapait au creux de sa paume. À demi redressé sur le lit, il prétendait rouler des épaules comme les grands sportifs sur leur terrain et ébouriffait régulièrement ses cheveux fauve pour leur donner un air classieux. Il chantonnait un air qu’Annabel reconnaissait comme venant d’un dessin animé qu’il avaient beaucoup regardé, à deux. Sous ses mèches blondissantes, elle l’observait et un sourire venait étirer ses lèvres à la constatation mille fois répétée qu’il était beau.

Tout de suite après cette joie venaient la honte et l’envie, encore, bestioles jumelles qui s’entrelaçaient dans son ventre. Elle détournait les yeux et les posait sur les papiers étalés devant elle, couverts de son écriture brouillonne au crayon. Dans sa tête, une mélodie demeurait suspendue, éthérée, oscillant entre l’existence et le néant. Il ne manquait pas grand-chose pour la faire naître enfin. Annabel ferma les paupières et se concentra pour faire défiler la musique fantôme dans son esprit. Les murmurant du bout des lèvres, elle y calqua ses bribes de paroles. Au bout d’un moment, à force de patience et de répétitions silencieuses, des taches et des formes fleurissaient du rien, s’entremêlaient pour en créer de nouvelles, liées par une texture de fond, un éclat indéfinissable au plus profond d’elles.

— T’es moche quand tu fais ça, Anna.

Elle ouvrit les yeux. Donnie la fixait très sérieusement. Bousculée, Anna ne trouva rien à dire. Le chaud lui monta aux joues et elle sut qu’elle venait de virer au rouge tomate. Comme s’il avait attendu ce signal pour changer d’attitude, il lui offrit un sourire penaud.

— Tu pensais à quoi ?

— À ma chanson, marmonna-t-elle.

— Elle parle de quoi celle-là ?

Annabel hésita à lui répondre. En fait, elle cherchait un prétexte pour garder le silence, mais aucun de raisonnablement potable ne lui vint. Glissant de son lit sous les yeux brûlants de son frère, elle s’aplatit par terre, localisa les livres éparpillés sous le sommier et jeta son dévolu sur un volume fin à la couverture bleue.

— Tiens, fit-elle en lui lançant l’objet.

Elle baissa le regard, bouillante d’anticipation. Son crayon lui rentrait dans le poignet mais elle ne cessait pas de le serrer, intensément, avec une fureur maquillée. Le bruit des pages qu’il tournait avec une lenteur calculée prenait des airs de compte à rebours avant l’échec, l’explosion, la fin du monde comprimé dans la chambre aux stores rabattus, la fenêtre et la prote à peine ouvertes sur des espaces différents, lumineux, hors de portée de cette tension insupportable. Annabel pressa une main sur sa poitrine, haletante.

— La guerre de sécession, dit Donnie.

La jeune fille hocha la tête.

— T’en as pas marre d’écrire des chansons sur la guerre ? ajouta-t-il en lançant sans cérémonie le livre sur le lit.

La panique noua d’un coup ses bras noueux autour des côtes d’Annabel et elle eut du mal à respirer. Secouée par une douleur profonde, elle se courba en deux.

— Je t’ai demandé quelque chose, insistait Donnie.

— J’aime bien, soupira-t-elle en osant le regarder. Je trouve ça intéressant, la guerre.

Voilà, elle avait osé. Donnie haussa un sourcil qui disparut presque sous la ligne dentelée de ses cheveux. Finalement, il eut un petit rire ironique.

— T’es bizarre conclut-il.

Et là, après la panique et la vague de chaleur, venait la traditionnelle colère qui dévorait jusqu’aux pointes de ses doigts et de ses orteils, qui hurlait pour sortir, le genre qu’on muselait à force de patience et de tumultes invisibles. Non, aurait-elle voulu gueuler dans l’air saturé de chaleur et de promiscuité avec cet animal dégoûtant dont son frère jouait si bien le rôle, quand ils s’ennuyait. Elle avait toujours été fascinée par la guerre et la facette noire qu’elle montrait de l’humanité toute entière, tourmentée par la violence et la mort et, plus encore, par le désir de les infliger. Elle ressentait parfois tant de peine et d’horreur pour les victimes de ce phénomène fascinant et terrible, elle rêvait d’eux, spectres sans nom qui n’avaient jamais eu droit à une tombe, et parfois elle devenait eux, partait sous la mitraille ou dans les forêts de baïonnettes pour ne jamais revenir.

Mais Donnie, quand il décidait d’être con, réduisait tout ça à néant par son simple mépris. Elle n’allait pas entrer dans son jeu et essayer de lui expliquer son point de vue. Son frère, qui était aussi son ami le plus proche, ne la comprenait pas.

Il n’avait rien vu. Mains derrière la tête, il s’était étiré de tout son long sur le lit de sa sœur et semblait faire une sieste express. Annabel se calma, délogea le crayon de l’endroit où il s’était niché dans sa chair et reprit le carnet. Cette ligne, là, ça n’allait pas. Elle voulait rendre le rythme des sabots d’un cheval de guerre, un cheval de général, au moins. Mais ce mot, avec ses trois syllabes, cassait l’impression. Elle le raya furieusement.C’était important, c’était le moment où le général Lee avait enfin capitulé à Appomatox, il ne fallait pas louper ce passage. Annabel ferma les yeux et convoqua, du noir de son esprit, le bruit de la défaite, l’éclat de la victoire et l’odeur poisseuse du sang. Un sol de boue foulée scintillait sous le soleil étrangement sombre, qui jetait des ombres plutôt que de la lumière, et se répétait à l’infini dans les flaques. Des chevaux hennissaient avec douleur et des hommes chuchotaient. Des boutons brillaient furtivement, des uniformes bleus et beiges se confondaient, car maintenant que la guerre était finie, la haine était suspendue, ne serait-ce que pour quelques heures.

— Oh, Anna !

Elle ouvrit les yeux. Son frère lui secouait l’épaule, son visage trop près du sien.

— C’est fou, on dirait que t’es plus là ! lâcha-t-il avec ironie.

Annabel se dégagea avec humeur et se leva du lit. Elle sortit sa guitare de sa housse et s’accroupit près de la fenêtre, faisant jouer ses doigts cornés sur les cordes, dans une suite de notes et d’accords qui se précisaient de minute en minute dans ses pensées.

Une silhouette apparut dans l’encadrement, et Annabel arrêta de jouer. Mégane, une fille grande et maigre aux yeux larges, revenait probablement de la salle de télé. Elle vit Donnie et ses sourcils se froncèrent.

— Qu’est-ce qu’il fout sur mon lit, celui-là ?

Donnie glissa du matelas, l’expression exagérément soucieuse. Il ramassa son chapeau qu’il planta de traviole sur ses cheveux, mit les mains dans les poches et regarda Mégane avec une fausse tristesse :

— Je rends visite à ma sœur, c’est tout. D’ailleurs, tu nous déranges.

La fille dégingandée ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, comme un poisson privé d’eau. Elle perdait ses moyens devant l’assurance de son adversaire.

— Laisse-nous, insista Donnie. J’ai pas fini ma visite.

Le regard accusateur de sa colocataire tomba sur Annabel, qui se contenta de hausser les épaules. Au fond, l’attitude de Donnie la gênait ; mais pas au point de le contredire.

— Vas-y, Mégane, dit-elle dans un soupir. Il va bientôt partir, je te le jure.

L’intéressée renifla un bon coup, la tête haute, et fit volte-face dans une grâce tout offensée, bredouillant des avertissements confus. Donnie leva les yeux au plafond.

— Quelle plaie, cette fille ! Je sais pas comment tu la supportes.

— Ça va, elle est bien.

Pourquoi tu es si méchant avec elle ? aurait-elle voulu ajouter. Mais à la vue de son beau sourire, ses griefs fondirent en un éclair. Donnie paraissait soudain beaucoup plus jeune, innocent, et vulnérable. Un enfant dans un corps qui changeait trop vite. Annabel délaissa sa guitare et tendit les bras.

— Allez, viens-là, murmura-t-elle.

Et il courut se blottir contre elle, ronronnant comme un félin devant un pot de crème.

Le docteur Timo Tillo… Leroy relut l’écriteau devant elle.

Le docteur Timo Tilloloyeul était au moins aussi irritant que son nom. Le crâne prématurément déplumé, il regardait Leroy à travers sa paire de lunettes rondes qu’il ne cessait d’enlever pour en mâchouiller le bout, les yeux alors perdus dans le vide. Il baignait aussi dans une aura de condescendance impitoyable, et son large sourire dévoilait des dents plus blanches que des panneaux solaires. Dans l’ensemble, il paraissait satisfait de lui-même. Il ne se rendait probablement pas compte qu’une odeur de faisan pourri imprégnait son bureau. Leroy, après une inspection visuelle des environs et n’ayant tien trouvé que des taches de sueur sous les bras du fringant docteur, en avait conclu que c’était son odeur spécial canicule.

— En fait, vous voyez, comment dire, disait-il, ses lunettes dans la bouche, il faut voir ça comme un œuf.

— Un œuf, répéta Leroy en haussant un sourcil.

— Oui, je veux dire, prenez un œuf. Imaginez que le trouble maniaco-dépressif soit un œuf.

Maniaco-dépression = œuf

— Dans ce cas, s’enthousiasmait tout seul le docteur, qui avait violemment pivoté sur son siège pour planter les deux coudes sur le bureau et se pencher, tout s’éclaire. Dans le cas d’un trouble maniaco-dépressif, l’œuf, à l’extérieur, est intact. La coquille n’est pas fendue. Mais à l’intérieur, comment vous faire comprendre, à l’intérieur, c’est le chaos. C’est à dire, c’est le chaos par périodes, que nous allons appeler épisodes.

Œuf chaotique par épisodes

Leroy leva les yeux. Le docteur s’était tu pour la regarder écrire dans son calepin, l’air de disséquer un sujet particulièrement intéressant. La brillance dans ses pupilles aspirait le moindre détail de ses traits, de sa position et de ses gestes. Les doigts de Leroy se crispèrent sur son stylo. Elle ouvrit la bouche pour se justifier, puis l’idée lui parut tout de suite si absurde que les mots moururent avant de rouler sur sa langue. Le docteur Tilleul fit un geste complaisant et continua ses explications comme si de rien n’était :

— Un œuf maniaco-dépressif réagit à des phénomènes intérieurs, de nature biologique. L’extérieur peut jouer, les événements de la vie, l’environnement, mais son rôle demeure anecdotique. Maintenant, visualisez l’esprit de l’œuf comme étant constitué du blanc et du jaune. Le jaune représente ce que l’on peut appeler le thermomètre de l’humeur. Vous le voyez ?

Leroy se borna à ne pas hocher la tête, un battement brûlant dans la gorge, ses ongles ne crissant pas sur le papier malgré l’envie de le froisser. L’autre, d’une main, formait, découpée dans le demi-jour du bureau, la forme approximative d’un œuf.

— Maintenant, disons que le thermomètre, le plus souvent sans raison extérieure, se dérègle de lui-même. La température chute. C’est la dépression. Visualisez le jaune qui sort de son territoire et coule vers le bas, envahissant ainsi le blanc de l’esprit. À l’inverse, lors d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, moins sévères, le thermomètre se dérègle mais vers le haut, si je puis dire – il eut un sourire en soubresaut, parfaitement calculé – et ainsi le jaune coule lui aussi vers le haut.

Sur ce, le docteur Épagneul remit d’un geste vif et précis les lunettes sur son nez, renifla pour marquer le coup de sa mirifique démonstration, et un silence inconfortable tomba dans la pièce exiguë.

— Mais la coquille, j’insiste, est intacte, ajouta-t-il.

Après le vide, sa voix avait soudain paru tonitruante. Il avait derechef retiré ses lunettes sans même y penser et s’était remis à les mâchouiller, abîmé dans les motifs du papier peint. Il avait tourné la tête de sorte que Leroy avait une vue plongeante sur son crâne dégarni. Elle fixait la peau blanche comme mort qui passait entre les cheveux clairsemés avec une sorte de fascination. Enfin, remarquant que des pellicules ponctuaient le col et les épaules du docteur prétentieux, un fort dégoût monta en elle et elle reprit ses esprits.

— Humhum, docteur ?

Le fauteuil de ministre pivota de sorte à ce que le docteur Bégueule faisait de nouveau face à l’inspectrice, toutes dents dehors.

— Vous voulez dire que Théa…

… est un œuf ?

— … souffre de cette maladie ? demanda-t-elle.

— Cela, je ne devrais pas avoir à vous le dire, la serina-t-il d’un ton faussement enfantin. Mais puisqu’il paraît que dans une affaire de meurtre, le policier a tous les droits… oui, je vous l’affirme, Théa est maniaco-dépressive. Depuis plusieurs années, si vous voulez mon avis. Il est rare que le trouble se développe durant l’enfance, mais cela arrive, et ce sont en général des cas graves.

Leroy se souvenait bien de Théa et de leur séance de questions. C’était elle qui lui avait signalé l’éventuel ascendant que ce gamin, Donnie Lynch, pouvait avoir sur le groupe d’amis d’Élias. Maintenant, à retardement, une foultitude de détails affleurait à la mémoire de la jeune femme, et des morceaux de conversations entre infirmiers ou patients, chopés ici et là lors de ses déambulations dans la clinique, s’y associaient pour former un tableau révélateur. La colère de la jeune fille, son front plissé et boudeur ; ses manières erratiques et auto-protectrices, son incapacité à rester en place ou se concentrer ; l’arrêt de mort de son lavabo qu’elle avait signé en voulant se teindre les cheveux en rouge vif. Avec ces mèches carmines, elle crevait les yeux, comme si quelque part son ego torturé avait voulu se prouver de sa propre valeur. Doucereux parfum de désespoir et de violence.

— Est-ce que vous pensez que Théa est capable de violence ?

La question, trop directe peut-être, resta un instant suspendue entre eux. Puis le docteur eut l’air soucieux. Sincèrement. Il détourna un peu le regard, en un geste qui ne trompait pas.

— Vous savez, il y a des tas de paramètres à prendre en compte. Théa ne réagit pas bien au traitement qu’elle prend en ce moment. Mais tout son vécu est à décortiquer. Comme je vous l’ai dit, elle n’est pas dans la norme. Elle souffrait probablement de la maladie des années avant d’être prise en charge au Laurier-noble, et son entourage ne savait pas quoi faire pour l’aider. Vous imaginez le traumatisme.

Leroy tiqua. l’expression de son interlocuteur était toujours dans les tons du sérieux et de l’affliction, mais d’infimes détails crevaient maintenant son masque. Un rictus étirait les coins de sa bouche et une lueur bizarre s’était allumée das ses prunelles.

— … a suivi un programme de sismothérapie qui n’a malheureusement rien donné.

Leroy réprima une exclamation ironique. Sans s’en apercevoir, elle avait commencé de tracer des spirales et des rayons sur son carnet. Elle se ressaisit :

— Vous soignez beaucoup de vos patients par la sismothérapie ?

— Ah chère madame Leroy, s’écria le docteur Dégueule, j’aimerais vous parler des heures de ce remède dans l’espoir de vous faire changer d’avis. C’est fou ce qu’un faible courant électrique peut rétablir dans l’âme et dans le corps. Nous avons sauvé tant de vies grâce à lui ! Mais non, tous nos enfants ici n’en ont pas bénéficié. Il est des troubles pour lesquels la sismothérapie n’est pas optimale…

— Et pour Donnie et Annabel Lynch ?

Il ne répondit pas tout de suite. Leroy dut prendre sur elle pour ne pas le presser. Elle avait sous la main un élément précieux ; il se trouvait que le même homme suivait quatre de ses suspects principaux – Annabel et Donnie, Théa et Jade – et que Jules n’avait pas eu le temps de bien l’interroger sur les gamins avant d’être attaqué.

— Donnie et Annabel, répéta-t-il d’une voix songeuse. Voilà que j’en arrive à la deuxième partie de ma métaphore. Reprenons cet œuf, mais oublions la maniaco-dépression. Cette fois, comment dire.. nous avons un œuf qu’un œil non averti serait tenté de ranger dans le même panier que la jeune Théa. Inspectrice, avez-vous déjà entendu parler du trouble de la personnalité limite ?

Leroy ne s’en souvenait pas, non, pas autrement que par le biais du DSM. Mais une impression d’extrême familiarité l’habitait tout à coup, comme si ce nom avait été à ses côtés, dans l’ombre.

— On l'appelle aussi trouble borderline, confia le docteur.

— Vaguement, alors, dans mes recherches…

L’autre eut un hochement de tête entendu.

— Ce que les gens ne comprennent pas – et il était clair que Leroy rentrait dans la catégorie « les gens » - c’est que le trouble limite est tout autre. Sur l’œuf, cette fois, nous voyons des fissures. D’où viennent-elles ? Eh bien, embraya-t-il avec un large mouvement des mains, elles viennent de l’extérieur, de l’environnement, des circonstances. En clair, l’œuf réagit à ce qui lui arrive, particulièrement à ce qui le blesse, et c’est dans ces moments-là que les symptômes sont visibles. Les personnalités limites sont des personnalités profondément blessées, souvent dans l’enfance. Il en résulte d’énormes difficultés à gérer leurs émotions et leur perception d’elles-mêmes. Elles font alors tout pour échapper à leur souffrance. Les crises, de fait, peuvent ressembler à des accès de dépression ou de manie, mais un expert ne s’y trompe pas.

Il se rencogna dans le fauteuil et croisa les bras. Leroy l’observait en coin, laissant courir le stylo sur la page de son carnet, qui se remplissait de son écriture serrée.

— Si je comprends bien, s’aventura-t-elle, Donnie et Annabel…

… sont capables de péter un câble et d’agir sans connaissance de cause. Elle ne parvint pas à formuler les idées qui grouillaient dans sa tête.

— Je vous conseille de faire attention, inspectrice, tempéra le docteur. Les enfants Lynch sont des rescapés. Il y a trois mois, nous les avons surpris après une tentative de suicide commune… à temps pour les envoyer aux urgences recevoir un lavage d’estomac…

— Un lavage d’estomac ? interrompit Leroy, les oreilles dressées. Il s’agissait d’une surdose ?

Le docteur acquiesça.

— Une sale affaire. Ils s’étaient procuré des médicaments dans la réserve.

— Et il n’y a pas eu d’enquête ? s’offusqua Leroy.

Le docteur eut la grâce de rougir.

— Écoutez, nous avons fait, comment dire, une sorte d’enquête en interne… l’hôpital faisait pression sur nous pour que nous résolvions l’affaire… et il s’est avéré qu’un de nos infirmiers avait laissé dans la serrure la clef du local de stockage. Par malveillance ou par mégarde… il jurait être de bonne foi, bien sûr, mais nous ne le saurons jamais.


Texte publié par Jamreo, 15 mai 2020 à 11h28
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