D’un geste mécanique, Leroy pressa le bouton pause du magnétoscope et l’image se figea dans un carcan de lignes neigeuses et floues sur l’écran. L’homme venait de se lever de son siège, à peine gêné par ses liens, et s’apprêtait à renverser la table pour la vingt-septième fois de la soirée.
Leroy engouffrait distraitement des Treets et des chips par dizaines sans se soucier du mélange de goûts peu conventionnel, ni du poids gras sur son estomac. C’était histoire de couper la faim.
Et puis, sans savoir pourquoi, elle n’avait pas envie de rentrer. Elle aurait facilement pu embarquer la cassette et la visionner chez elle. Le commissariat s’était progressivement vidé, les pas fantômes et lumières s’étaient doucement éteints dans le rien du soir. Leroy regarda par la fenêtre, au travers des rideaux trop fins. Le crépuscule lui évoquait les couleurs d’un vomi plein de bile, et la chaleur du soir imitait plus que bien une méchante fièvre de gastro. Elle remua sur sa chaise, mal à l’aise.
La lycanthropie. Un mot aux sonorités anciennes, savantes, quasi-poussiéreuses. Elle l’avait déjà entendu, mais il faisait partie de ces mots auxquels on n’ose pas se frotter, qui se perdaient dans une brume d’imprécision prudente. La lycanthropie, ou le fait de se transformer en loup-garou. Avant d’entrer en école de police, elle aurait simplement ri et écarté cette notion inutile. À présent, sensibilisée par la force des choses aux désordres de l’âme, elle la repêchait et la tenait dans ses paumes, indécise, un peu penaude aussi.
Il fallait qu’elle comprenne la maladie au doux nom de lycanthropie. Pas seulement en surface, non. Il fallait qu’elle comprenne ce que ça faisait, réellement, de se prendre pour un animal. Sous son coude, parsemée de miettes de chips et d’éclats fugitifs de chocolat, la couverture du DSM – III lui envoyait ses lettres jaunes au visage, sur fond vert déplaisant. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, troisième édition. La tranche était ridée et cassée en deux endroits différents, il manquait des pages et certaines étaient cornées : signe que l’exemplaire avait été souvent manipulé. Leroy en épousseta la couverture et le rouvrit à la bonne page. Elle parcourut rapidement des yeux la description clinique de la maladie, la liste de symptômes qui lui étaient associés. Dans le fond de ses yeux se dessinait l’empreinte des morsures sur la peau d’Élias. Des traces de dents bien humaines, comme avait révélé l’analyse légale ; qui plus est, des dents appartenant à la victime elle-même. Élias s’était mordu lui-même jusqu’au sang, à plusieurs reprises.
Pour oublier la vague de dégoût qui souleva son estomac plein de sel et de sucre, Leroy ouvrit son carnet qu’elle étala sur les pages du DSM.
Impression d’être un animal – souvent un loup. Morsures / aboiements / griffures, écrivit-elle.
— C’est bien du délire…
La maladie conférait souvent un teint pâle et des yeux enfoncés. Tout pour accentuer l’aspect chétif et fragile du garçon. Dans la gorge de Leroy, un nœud se forma, qu’elle fit passer avec encore un peu de chocolat. Il ne servait à rien de s’attarder sur ce qui aurait pu être, sur ces réalités irréalisées qui se frayaient un passage dans l’esprit de tout policier confronté à la mort brutale d’un être pour lequel ils commençaient, contre tout sens commun, à ressentir de la tendresse. C’était presque de l’amour, dans toute sa splendeur imaginaire.
Revenir au présent. Arrêter de rêver. Le regard trouble, Leroy tenta de se concentrer sur ses notes et la description du DSM. Contrairement à ce qu’elle pensait, la lycanthropie n’incluait pas seulement les personnes persuadées d’être un loup. Elles pouvaient aussi se mettre dans la tête qu’elles appartenaient à une autre espèce – tout autre espèce, en fait, les loups ayant cependant une prédominance. Un gros truc, lui avait dit le frère d’Élias.
Il fallait qu’elle voie la chambre d’Élias. La police avait interdit au personnel de la clinique d’y toucher, de nettoyer ou de déplacer quoi que ce soit. Elle espérait fort que le satanique Melon et sa photographe sans nom n’avaient pas reçu l’autorisation de visiter l’endroit. Bien sûr que non, se morigéna-t-elle, le diocèse n’avait aucune autorité dans une affaire de meurtre.
Melon. Elle l’avait écarté de son esprit autant que possible, un dégoût viscéral quoi relevait presque du réflexe lui tordait l’estomac, quelque chose grésillait dans sa tête dès qu’elle le voyait, y pensait ou devait interagir avec lui. Pourtant, elle savait qu’un jour ou l’autre viendrait la nécessité d’aller elle-même le trouver, le tirer par la peau de ses petites fesses bénites s’il le fallait, et lui poser les bonnes questions. Qui vous a contacté. Pourquoi êtes-vous là. Qui torturez-vous.
Leroy en était à gribouiller distraitement ces réflexions lorsqu’on toqua à la porte de son bureau. Elle n’avait entendu personne arriver.
— Oui, dit-elle, désorientée, surprise de ne pas être seule.
La porte s’ouvrit sur un collègue en nage, de larges auréoles de sueur étendues sous les bras jusqu’à ses hanches. Stéphane.
— Je pensais bien que vous seriez encore là. J’ai vu la lumière, expliqua-t-il.
L’inspectrice soupira, l’agent abandonna sa tentative de sourire et afficha une mine déconfite. Ce n’était pas la faute de Stéphane, mais elle le trouvait souverainement creux. Mais bon, on ne pouvait pas lui enlever qu’il était l’un des rares, avec Jules, à ne pas y aller de sa petite remarque raciste et sexiste quand il la croisait dans les couloirs. Mine de rien, c’était appréciable. Il ne méritait peut-être pas tant de dédain.
— Alors ? lança-t-elle pour couper court au moment gênant.
— Alors, euh, je viens vous donner les résultats de l’analyse du sang sur le couteau.
Leroy cilla. À cette heure ? Encore un truc que les autres avaient oublié de porter à son attention plus tôt et dont Stéphane avait hérité.
— C’est bien le sang de l’inspecteur Krik sur la lame. Vous avez trouvé l’arme du crime.
— Super. On passe sur les bravos, si tu veux bien. Des empreintes ?
— Euh… non.
— Pas une seule ? demanda-t-elle mécaniquement, par acquit de conscience.
— Non. Enfin… les vôtres, mais c’est tout.
Bien sûr. Leroy se frotta les yeux, lasse. Qu’est-ce qui lui avait pris de foncer sur ce couteau ? Et surtout de le prendre dans ses mains, comme ça, sans aucune protection ? Non seulement elle aurait pu effacer des empreintes plus anciennes, celle de l’agresseur de Jules, mais elle s’était montrée sous un jour particulièrement amateur.
Amatrice, elle ne l’était pas. Elle devait se reprendre.
Au moins, Stéphane avait insisté sur le fait qu’il n’y avait pas la moindre empreinte : le plus probable était qu’il n’y avait strictement rien sur ce manche, rien qu’elle ait pu endommager avec ses gros doigts et sa paume collante. La personne qui avait fait ça était prudente. Un de ces adolescents aurait-il été capable d’un tel recul ?
Ils sont malades, pas stupides, se raisonna-t-elle. Reste qu’ils étaient jeunes, inexpérimentés. L’établissement ne faisait état d’aucun autre « incident » comparable à la mort d’un pensionnaire ou une attaque à main armée. Celui, celle, ceux qui avaient fait ça étaient au début de leur carrière. Il s’agissait d’y mettre un terme.
— Bon, eh ben, bonne nuit chef, dit Stéphane, toujours dans l’encadrement de la porte.
— Bonne nuit.
Elle attendit d’entendre le claquement du chambranle pour porter une main à son ventre et se recroqueviller sur sa chaise. Le mélange chocolat-chips avait terminé d’assécher sa bouche et de mettre la pagaille dans ses boyaux, elle n’était plus que dégoût et regrets. Encore une mauvaise nuit en perspective… dans le coin de sa vision, éclairant la pièce de son éclat visqueux, la bande de neige sur l’écran coupait le corps de l’homme-loup en deux.
D’une pression de l’ongle sur le bouton, elle réenclencha le visionnage.
Le malade gargouillait de manière inquiétante, le visage crispé, les yeux jaunâtres et vitreux prêts à sortir de leurs orbites. Les deux hommes qui tentaient de le maîtriser tendaient les mains devant eux et lui criaient des injonctions ou des mots qui se voulaient rassurants, mais saturés de leur propre panique. Le lycanthrope avait attrapé la table et la secouait dangereusement, au rythme de ses grondements bestiaux. La main de Leroy demeurait suspendue au-dessus de la télécommande, son index prêt à enfoncer la touche pause et à se précipiter vers le fatidique rewind. Elle attendit qu’il renverse la table, tende la gorge, hurle vers le plafond ; ensuite, dépité, comme si une force invisible venait de saper toute son énergie, il demeura immobile au milieu de la pièce, les bras ballants. Il se couvrit le visage des mains, s’accroupit et se recroquevilla sur lui-même dans un gémissement canin qui respirait la détresse.
Il y avait un enfant dans le brouillard. Leroy avait du mal à voir, ses membres étaient lourds et dans ses globes oculaires battait une douleur sourde, qui se propageait à ses os. Elle ne savait même pas pourquoi elle marchait là. Le sentier était bordé de feuilles mortes et, au-dessus d’elle, s’étirait un tunnel de feuillage brun, jaune et fauve. Un automne silencieux, la rosée du matin accrochée comme des diamants aux brins d’herbe, des nuages qui descendaient sur la terre… l’automne… alors pourquoi crevait-elle de chaud ? Le soleil demeurait invisible. Ce n’était pas la chaleur franche des étés mais celle, sournoise, pire encore, des arrière-saisons.
Leroy s’arrêta. L’enfant avait disparu, mais une présence diffuse imprégnait maintenant les sous-bois. C’était comme une vibration. Elle se lovait jusque dans ses veines et ses muscles qui pulsaient d’une énergie nouvelle, ancestrale. C’était lui ? Un seul enfant était-il capable d’habiter les chemins, les troncs, les feuilles de cette manière ?
Non. Elle faisait fausse route. Cette présence n’avait rien à voir avec l’enfant.
Elle voulait appeler dans le grand silence, avec l’espoir de recevoir une réponse ou même juste un indice, mais s’en trouvait bizarrement incapable. La forêt s’étirait de tous côtés, belle et mortellement calme. La forêt souriait, énigmatique.
Je suis là
Leroy sursauta. Une voix, enfin ! Elle se retourna, chercha de tous côtés. La fine silhouette se dessinait là, dans la brume, parmi les troncs.
Attends-moi, aurait-elle voulu répondre, mais il ne sortit d’elle que des craquements comparables à ceux du vieux bois. La silhouette tourbillonna sur elle-même et s’en fut. Leroy se mit à la suivre, lentement, désespérée de ne pouvoir mieux contrôler ses mouvements. Ici et là, le garçon réapparaissait, l’appelait et filait avant qu’elle ne puisse l’atteindre. Il fallut un moment à Leroy pour se rendre compte que le rengaine avait changé. C’est moi, disait-il.
C’est moi
C’est moi
Elle fit halte. Définitivement, cette fois. La course était pipée, jamais elle ne l’attraperait. Et cette chaleur qui tapait sans répit, qui coulait des nuages et de feuille en écorce, comme une mélasse. Elle ferma les yeux et inspira lentement.
Je suis là
C’est moi
Elle entrouvrit les paupières. Le garçon l’attendait. Elle tendit la main vers lui. C‘était le frère d’Élias.
C’est moi, lui dit-il encore. Tu ne me reconnais pas
Elle aurait voulu répondre que si. Il secoua la tête, l’air désemparé. Leroy s’engluait dans la sueur et se ratatinait, ses genoux glissèrent au sol. Elle enfouit ses paumes dans le tapis d’automne. En-dessous, une fournaise de terre en fusion dans laquelle elle s’enfonçait lentement.
C’est moi
Derrière toi
Leroy fit un effort désespéré pour croiser une dernière fois le regard du garçon. Ses yeux brûlaient d’un feu si intense qu’ils perçaient la brume. Elle suivit la lumière, qui lui indiquait la direction. Derrière elle, une seconde silhouette qui était demeurée dans le brouillard s’avança, juste assez pour que son visage s’esquisse. C’était une femme à la peau caramel. Son sourire était presque tendre, mais quelque chose n’allait pas. C’était au niveau de ses dents. Elles étaient trop longues, brillaient trop fort. En réalité, elles brillaient comme un soleil. Le sourire de l’entité s’élargissait, encore et encore, et de sa gorge montait un gargouillement :
Ssssseeeeekhhh
Pour la deuxième fois en quelques jours, Leroy fit l’expérience de ce qu’elle appelait communément un réveil-coup-de-poêle. Sa tête partit en arrière, revint brusquement vers l’avant, elle cogna le bois de son bureau et envoya valser un paquet de chips vide.
Après le sursaut général, un semblant de calme retomba sur elle et elle demeura quelques instants étalée sur le DSM ouvert, joue contre papier, la respiration lente. Le magnétoscope laissait échapper un grésillement. Elle leva difficilement les yeux et aperçut, entre ses mèches emmêlées, l’écran noirci de la télé. Elle avança une main et appuya sur le bouton off.
Écoutant sa soudaine envie de fumer, elle piocha une cigarette et son briquet dans sa poche. Vu la luminosité dehors, il était très tôt. Leroy avait mal au dos et aux fesses, et surtout, perdue dans les nuées de fumée bleue, elle repensait au rêve. Le frère d’Élias avait voulu lui dire quelque chose. C’est moi. C’est moi quoi ? Moi qui ai planté le couteau dans le poumon de ton collègue ?
Non, ça n’avait aucun sens. Elle écrasa sauvagement sa clope, en alluma une autre et laissa passer les autres réflexions de ce genre, jusqu’à les épuiser toutes.
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