Objet/chose « galet »
Émotion/état « haine »
Couleur « blanc »
Depuis un moment déjà, Desti ne prétendait plus chanter les louanges du Seigneur. Avec Eulalie, elle traînait à l’arrière de la troupe, décidée à profiter de l’air frais et de la vue magnifique qui s’offrait à elle. La route de terre partait à l’assaut de la colline ; à certains endroits, elle se transformait en chemin creux, entre deux talus qu’agrippaient les racines des arbres comme s’ils avaient peur d’en tomber. Malheureusement, la saison des mûres et des fraises de bois était passée depuis longtemps. Elle s’arrêta un instant pour cueillir quelques noisettes qui commençaient à roussir ; aussitôt, elle sentit peser sur elle le regard de mademoiselle de Santille. Desti adopta une expression exagérément pieuse qui dû agacer plus encore la surveillante.
Finalement, les talus s’arasèrent en de simples haies que les baies de cynorhodon piquaient de taches rouges. La jeune rebelle n’ignorait pas que ces fruits d’églantiers contenaient un poil à gratter très efficace… mais la terrible surveillante non plus. C’était à croire qu’elle possédait des yeux derrière la tête. Pour la consoler, son amie glissa une noisette dans sa main.
De l’autre côté de la barrière végétale, elle pouvait entendre un ruisseau couler. En ce début d’octobre, l’air matinal demeurait vif, mais transparent, et même si les couleurs de l’automne commençaient juste à enflammer les feuillages, la nature resplendissait. Pourtant, au bout d’un moment, la jeune fille sentit un léger frisson parcourir son dos. Comme si quelque chose – ou quelqu'un – l’observait. Elle se retourna et regarda autour d’elle, sans succès.
« Quelque chose vous trouble, mademoiselle Saint-Georges ? »
Mademoiselle de Santille la fixait de son regard gris si pénétrant. La pensionnaire baissa la tête :
« Non, mademoiselle. Tout va bien.
— C’est encore l’une de tes impressions étranges ? » souffla la petite brune à ses côtés.
Desti se mordilla la lèvre.
« C’est comme si on me guettait…
— Avec malveillance ?
— Pire que cela. C’est comme si cette… chose éprouvait de la haine envers nous... »
La grande fille blonde haussa les épaules :
« Je me fais trop d’idées... »
Eulalie ne répondit pas ; après tout, son amie avait l’habitude de ses bizarreries. Elle poursuivit sa route en silence, tandis que les chants de ses camarades s’élevaient, toujours aussi peu mélodieux. Le chemin se mit à grimper, au grand dam du vieux prêtre. Le troupeau ralentit encore pour ne pas le semer.
À présent, la haie avait disparu et le sentier suivait le ruisseau, qui serpentait entre les rochers, un peu en contrebas. De petits galets constellaient le sol ; Desti se pencha pour en ramasser un. Elle s’étonna de sa surface lisse, comme polie, mais également de sa couleur de jais.
« L’hiver, à la fonte des neiges, le niveau du ruisseau monte et les eaux apportent jusqu’ici des pierres qui viennent du lit de la rivière », déclara mademoiselle de Santille, qui avait perçu sa perplexité.
La jeune fille opina. L’explication semblait valable… Malgré tout, elle avait l’impression que quelque chose s’en dégageait, comme si une volonté néfaste s’y était trouvée prise au piège. Elle la laissa tomber avec un frisson et accéléra le pas. Eulalie lui lança un regard en coin ; Desti le lui rendit, en lui faisant comprendre qu’elles en parleraient plus tard.
Enfin, le terme de leur périple apparaît, en haut d’une butte : une petite chapelle de pierre blanche, un bâtiment tout simple percé d’une porte arrondie et de deux fenêtres en ogive de chaque côté, que personne n’avait jugé bon d’orner de vitraux. Quelques bosquets l’environnaient, sans toutefois donner de la vie à ce paysage très minéral. Non loin de la chapelle, un fronton mangé de lichen émergeait d’une fosse rectangulaire – la fontaine, à ne pas en douter, où le ruisseau prenait sa source.
Mais plus encore, l’étrange impression qu’elle avait éprouvée en manipulant le galet noir lui revint en mémoire. Les jeunes filles ne chantaient plus ; le vieux prêtre se hâta d’esquisser un signe de croix, comme s’il avait senti lui aussi cette aura trop lourde qui nimbait le lieu.
« Je me demande bien pourquoi nous sommes venues ici… », souffla Desti à Lalie.
Son amie lui lança un regard surpris :
« Pourquoi dis-tu cela ?
— Je ne sais pas trop… J’ai l’impression que quelque chose plane sur les lieux, et que ce n’est pas vraiment angélique... »
La petite brune portait une expression un peu sceptique, mais elle opina :
« Je ne me sens pas très bien non plus, mais nous avons beaucoup marché, et le chemin grimpait sec. Ça ira sans doute mieux quand nous nous serons reposées. »
Enfin, la colonne parvint aux alentours de la chapelle. Quelques bancs de pierre, couverts de mousse et de lichen, avaient été dressés à une époque incertaine.
Les trois adultes s’y installèrent d’autorité, tandis que les jeunes filles s’asseyaient dans l’herbe. Desti et Lalie demeurèrent un peu à l’écart, comme à leur habitude. La grande pensionnaire blonde restait plus silencieuse qu’à l'accoutumée. Elle observait ses compagnes, qui ne paraissaient pas plus à leur aise qu’elles. Ses yeux se posèrent sur le vieux prêtre : il tenait quelque chose en main, qu’il examinait attentivement.
Au bout d’un long moment, le vieil homme se releva péniblement et se tourna vers les jeunes filles :
« À présent, nous allons tous réciter un Je vous salue Marie afin d’honorer le sacrifice de Franche. »
Les demoiselles soupirèrent, mais se relevèrent et brossèrent les morceaux d’herbe sur leur jupe. Les voix juvéniles – et plus ou moins motivées – montèrent vers la chapelle :
« Je vous salue Marie,
Pleine de grâce,
Vous êtes bénie entre toutes les femmes... »
Desti avait joint sa voix à celles de ses camarades, sans grande conviction… C’est alors qu’elle remarqua un fait troublant. Au fur et à mesure que la prière montait, une aura sombre semblait nimber la fontaine…
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