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tome 1, Chapitre 18 « Et maintenant... » tome 1, Chapitre 18

Je passe une main distraite le long du coude droit de Salix avant d’y revenir avec mon ciseau. Je ne sais ce que je poursuis à présent. Certainement une vague lueur d’espoir, une issue à cet enfer auquel je suis condamné. Épuisé, je me laisse tomber sur le coin de souche qui a traversé les années à nos côtés. Il aura fallu que je me fasse emporter dans mes souvenirs pour comprendre ce qu’elle incarne depuis le début. Toute ma vie durant, j’ai cru que Père haïssait Salix. Aujourd’hui, je crois que je le comprends et cela n’en rends que plus cruels encore ses augures. Il savait ce qui m’attendait, mais incapable de me protéger de moi-même, il m’avait précipité dans mon désespoir. Le rebutais-je donc tant qu’il n’avait pu prendre le temps de m’expliquer son histoire ? Ou avait-il trop honte de ce qu’il avait vécu ? Je ne le saurai jamais : Père est mort en emportant ses secrets. Il a tout de même semé des pistes. C’est de lui que je tiens le nom de Salix, lui qui a prophétisé la situation dans laquelle je suis désormais, lui qui a reconnu qu’on ne pouvait tuer Salix... Comment pouvait-il le savoir sans avoir déjà essayé ? J’étais trop jeune à l’époque, trop effrayé pour comprendre et, avec les années, mon ressentiment a faussé beaucoup de choses. Maintenant je sais. Père a connu Salix au moins autant que moi, sans doute dans sa jeunesse, lorsque lui aussi grandissait parmi les bosquets. Et quand je vois cette souche dont ma Salix est une repousse, il apparaît évident qu’une telle violence envers elle ne peut signifier qu’une chose : Père a sans doute était aussi intime avec sa Salix que moi avec la mienne. Le sujet qui nous aura tant déchiré toutes ces années se révèle être notre douleur commune. Quelle ironie ! Je regrette de ne pas avoir compris plus tôt, de ne plus pouvoir en parler avec le seul homme à ma connaissance à avoir vécu cette malédiction. D’un autre côté, cet aperçu de son histoire me terrifie. Je refuse de sombrer dans un désespoir qui me pousserait à pareille extrémité envers mon aimée.

Cela fait bientôt une année complète que Salix n’a plus esquissé le moindre signe de conscience. Longtemps, je me suis accroché à l’idée que le bruissement de ses feuilles à mon arrivée était une preuve que sa conscience subsistait malgré tout, mais n’est-ce pas là une chimère pour me rassurer ? Ma douce a presque entièrement disparue désormais, dévorée par son tronc, et bientôt il ne subsistera plus d’elle qu’un arbre aussi banal que tous les autres. Je ne peux supporter d’assister ainsi à la perte de la seule chose qui n’ait jamais compté à mes yeux et je préfère agir avant que le désespoir ne me conduise à imiter Père.

Avec un soupir las, je me relève pour reprendre mon labeur. Je n’ai jamais excellé que dans les lettres, vaguement évolué dans l’univers du croquis, je n’espère pas faire de miracle avec ce ciseau, mais il est ma dernière solution pour sauver ma douce de la disparition, pour arracher Salix à ce tronc vorace. Et le résultat est au-delà de mes espérances. C’est un peu comme si, prisonnière sous l’écorce, ma muse n’attendait que ma main pour la guider et s’extraire de sa prison. Mais pour aller où ? Qu’attendre de plus d’une statue de bois qui ne fera que me rappeler jour après jour ce que j’ai perdu ? Je crois qu’au fond de moi, j’espère encore un miracle, qu’une fois libérée de ses entraves, ma mie s’animera comme elle a si longtemps mu son arbre. Quiconque me traiterait certainement de fou, mais qui me croirait si je lui racontais mon idylle avec une femme-arbre ? Je n’ai jamais saisi tous les secrets de l’existence de Salix, alors comment ne pas en espérer un dernier ? Lorsque mes gens me verront parler à une statue, sans doute me prendront-ils pour fou, or n’est-ce pas ce que l’on dit déjà de moi partout ? J’ai chassé Mère lorsque sa sollicitude s’est faite trop insistante à l’égard de ce fils qui se morfondait, seul dans son domaine. J’ai renvoyé Marthe quand elle a refusé de taire ses inquiétudes et demandé à mes médecins de me visiter. Je n’ai que faire des « qu’en dira-t-on », je suis las de sauvegarder les apparences. Je suis en deuil et l’on attend de moi de poursuivre comme si de rien n’était. Personne ne peut le comprendre...

Mes doigts remontent le long de son bras, s’attardent sur sa joue. Elle est si douce, si chaude. Depuis que mon ouvrage est achevé, Salix peut enfin vivre à mes côtés, partager mon lit comme n’importe quel autre couple. Mon anneau brille à son doigt et je l’embrasse tendrement. Lui aussi a été libéré de l’écorce par mes soins.

La demeure est silencieuse et froide, mais notre couche est chaude et la seule compagnie de ma bien-aimée a toujours suffi à me combler. Nos gens sont partis, pour ceux que je n’ai pas remerciés moi-même, quand la folie de leur maître est devenue trop lourde pour eux. Ils ne comprendront jamais. Salix est bien plus qu’une statue. Je sens contre ma peau sa chair dure qui s’échauffe jour après jour, je devine contre ma paume les battements assourdis de son cœur. Je lui parle, je l’appelle, je l’attends, je l’aime. Je le sais parce que je suis le seul à la connaître vraiment : elle est sur le point de se réveiller, de me revenir. Je n’ai que faire de leurs a priori, de leurs craintes, de leurs considérations si matérielles. Ce n’est qu’une question de temps et le mien a toujours été entièrement dédié à ma mie.

Il fait si doux à ses côtés que je n’ai plus la force de la quitter. Je n’en ai de toute façon pas la volonté. J’ai bien plus sommeil qu’autre chose et c’est un bonheur indescriptible de pouvoir m’endormir entre ses bras. Même des besoins aussi primaires que dormir ou se nourrir ne peuvent plus nous séparer ; seuls demeurent l’amour et le temps passé à ses côtés. Je m’endors, le sourire aux lèvres, le visage calé entre son menton et sa poitrine, bercé par les battements de son cœur.

Je suis tiré de l’inconscience par une main glissant dans mon cou et des lèvres posées sur les miennes. Je connais ce goût, ce parfum. La joie sereine d’une certitude enfin réalisée coule en moi. Salix est à mes côtés, je n’en ai jamais douté. Et nous aurons désormais l’éternité pour nous aimer.


Texte publié par Serenya, 20 janvier 2020 à 08h57
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