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tome 1, Chapitre 17 « L'ombre de nos meilleures années » tome 1, Chapitre 17

Les quatre années qui suivirent la fin de la guerre auraient dû être les meilleures de notre vie. J’étais enfin libre de faire ce que bon me semblait sans avoir à rendre de compte à personne, ni même à craindre les sanctions de Père.

Bien entendu, Salix et moi ne pouvions nous unir officiellement sans que nous eussions à dévoiler son existence et subir toutes les curiosités déplacées que cela aurait entraîné, mais nous l’étions devant Dieu et en nos cœurs, c’était là tout ce qui comptait. De notre point de vue, nous vivions comme le ferait n’importe quel homme et sa femme, mais pour tous, j’évoluais en reclus dans mon domaine, enfant si longtemps isolé qu’il avait désormais peur du monde extérieur, ou artiste farfelu bien trop absorbé dans ses mots pour mettre le nez dehors. Mes gens eux-mêmes ignoraient la raison de l’originalité du maître de maison et Mère s’en inquiétait parfois, au cours de ses visites régulières. Néanmoins, elle me connaissait et mon bonheur était à l’époque assez manifeste pour chasser ses craintes. La vie s’écoulait paisiblement, harmonieusement dans le quotidien tendre de notre vie de couple.

Il m’est amer de constater que je garde aujourd’hui bien plus d’images vives des remontrances de Père que de ces instants de joie au jour le jour. Il ne me reste rien de plus clair que le bonheur simple qui nimbait chaque journée et l’enchantement de suivre les saisons au fil des changements de Salix. Le printemps et ses chatons espiègles que ma douce aimait tant me glisser dans le cou, l’été et l’ombre fraîche de son feuillage qui chantait au gré du vent, l’automne et son parfum chaleureux de feuilles séchées mêlées de lichen, de champignons, l’hiver et ses rameaux nus qui révélaient les moindres détails de son corps si parfait. Peut-être était-ce simplement cela vieillir, être adulte : passer le reste de ses jours à savourer la liberté d’être heureux ensemble. Et nous avions tout pour l’être, pourtant l’ombre de l’angoisse revint rapidement planer sur moi.

Au fil des années, la bague offerte à Salix disparue, recouverte par l’écorce et la mousse, absorbée par le bois. Si ma mie en riait en déclarant qu’ainsi, bien incapable de la lui retirer, je n’avais d’autre choix que de l’aimer jusqu’à la fin de nos jours, j’y voyais un présage préoccupant. Comme tous les arbres alentours, Salix grandissait encore et toujours, ses bras muant en branches de plus en plus inutilisables, son corps s’enfonçant inexorablement dans le tronc de son saule. Au fil des saisons, il me devint indispensable d’escalader ses racines comme un marchepied pour atteindre ses lèvres, sa prison désormais trop rigide pour lui permettre de se pencher vers moi. Je choisis de demeurer longtemps aveugle à l’évidence, de me concentrer sur l’instant présent comme si l’inévitable n’existait pas. Cependant, une petite voix pessimiste au fond de moi commença à se faire entendre. Jusqu’où irait la croissance de Salix ? Jusqu’à quel point s’enfoncerait-elle dans son tronc ? Demeurerait-il quelque chose d’elle d’ici cinq, dix, vingt ans ? Je m’imaginais vieillir à ses côtés, comme n’importe quel couple normal, or nous n’étions pas n’importe quel couple.

Je chassais dans un premier temps cette voix mesquine, préférant me dire que cette vie paisible, libérée, me poussait à chercher des ennuis où il n’y en avait pas. Cependant, il me suffisait de comparer la Salix d’aujourd’hui avec celle de mes croquis d’adolescent pour constater l’indéniable. L’amour de ma vie avait déjà à moitié glissé à l’intérieur du bois, et le phénomène s’accélérait avec les années. Je tentais de me rassurer en me plongeant dans tous les recueils de botanique que je pouvais trouver. Or aucun ouvrage ne portait sur un être tel que ma Salix et je ne pouvais que tirer de vagues espoirs de traités qui n’en renfermaient en réalité aucun.

Avec les années et le constat de plus en plus évident de l’avenir qui nous attendait, je m’assombris, noyé dans cette perte probable qui m’effrayait, souhaitant sans oser trop y croire que le phénomène finirait par cesser de lui-même. Et ma quête vaine d’un remède à son mal ne ménageait pas mon fol espoir. Salix se moquait gentiment de mes inquiétudes, néanmoins je voyais à son regard que la vérité était autre : elle n’aspirait qu’à faire diversion pour ne pas se laisser engloutir elle aussi par une situation qui la terrifiait. Aussi pris-je sur moi pour ne pas ajouter à ses propres peurs. Alors jour après jour, devant elle, je souriais. Je souriais malgré ce corps qui ne dansait plus sous mes attentions. Je souriais malgré ce bras gauche disparu dans les ramures, branche parmi les branches. Je souriais malgré cette vivesse d’esprit et cette espièglerie qui s’assoupissaient dans les pupilles de ma bien-aimée. Et nuit après nuit, caché dans ma demeure, je pleurais. Je pleurais mon ignorance que tous les livres du monde ne pouvaient combler. Je pleurais mon impuissance à sauver la seule qui n’eût jamais compté. Je pleurais ce bonheur tant espéré qui, une fois encore, m’était arraché.

Les quatre années qui suivirent la fin de la guerre auraient dû être les meilleures de notre vie... mais elles en sonnèrent le glas.


Texte publié par Serenya, 15 janvier 2020 à 08h52
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