Je m’étais imaginé que mon retour à Saulaie me garantirait de reprendre ma petite vie paisible à l’écart de tout, partageant chacune de mes journées avec Salix. Or, je m’étais trompé sur un point : ce n’était pas le domaine qui m’avait garanti la paix, mais l’enfance. Désormais parfaitement rétabli et trop peu investi sur la question de mon avenir d’après Mère, cette-dernière s’était mis en tête d’organiser des rendez-vous dans mon antre même, ne m’accordant aucun répit, nulle retraite. Je ne pouvais me dérober à ses guet-apens de crainte qu’elle n’en informât Père et qu’il n’en saisît l’origine, mettant ainsi à mal toutes ces années d’efforts pour lui cacher, avec plus ou moins de succès, ma désobéissance.
Cet été là, Salix s’assombrit, perdant son enthousiasme, instaurant une certaine distance entre nous alors que nous venions tout juste de nous retrouver. Elle qui d’habitude ne se privait pas d’exprimer haut et fort son mécontentement se refermait jour après jour. Je veillais pourtant à toujours passer chaque instant libre avec elle, mais je devais reconnaître que Mère s’appliquait à m’occuper de plus en plus. Un comportement qui n’était pas sans m’évoquer celui de Père et me rappelait que, même loin de lui, je ne pouvais lui échapper.
Un soir, las d’avoir dû subir les manies de Mère plusieurs jours d’affilé et blessé de l’accueil froid que m’avait réservé Salix le matin même, je prétextai ne pas me sentir bien pour monter me reposer et échapper à la prétendante qui avait de toute évidence la préférence de Mère. En vérité, je n’en fis rien et me glissai en hâte dans les jardins du domaine. Comme à chaque fois qu’il m’était donné de l’observer à la faveur des astres nocturnes, je demeurai quelques secondes subjugué par le tableau de ses formes soulignées de manière si différente par la lumière vive du jour. Toutefois, lorsque je notai le vide dans son regard perdu au loin, mon cœur se pinça, chassant toute autre pensée, et je m’avançai à sa rencontre.
- Salix ?
Je saisis sa surprise fugace avant qu’elle ne se figeât, faisant mine de dormir. Mon incompréhension me fit froncer un bref instant les sourcils et je m’approchai assez pour poser une main sur son bras.
- Je sais que tu m’entends... Qu’y a-t-il ? Qu’ai-je fait de mal ? Parle-moi...
Je n’obtins aucune réponse de ma muse obstinée. Avec un sourire en coin, je fis courir un ongle sur l’écorce de son flanc, un peu à la manière surprise lors de cette fameuse nuit. Une brise inexistante fit chanter ses feuilles en réponse et je recommençai.
- Tu ne pourras pas m’ignorer longtemps...
Je ne sais quelle réaction j’avais alors espéré obtenir ainsi, mais certainement pas celle que je reçus. Un son strident siffla soudain dans l’air et un choc violent me cueillit dans les côtes, m’envoyant valdinguer dans l’herbe. Le souffle coupé, j’observais, hébété, le bras-branche de Salix toujours tendu vers moi et son expression de profonde détresse sur le visage. Jamais je ne l’avais vu ainsi et ce constat me brisa le cœur.
- Ne me touche pas alors que tu empestes encore son parfum !
Sidéré par l’éclat de colère soudain qui fit trembler la nuit elle-même, je restai assis dans l’herbe, une main sur mon flanc douloureux. Réalisant les mots prononcés après coup, Salix se figea, bouche ouverte, avant de croiser ses bras sur sa poitrine, lèvres pincées. Un silence lourd s’éternisa, brisé par le gloussement incrédule que je ne pouvais retenir davantage.
- Serais-tu jalouse ?
Mon ego imbécile d’adolescent fou amoureux ne trouva rien de mieux à faire alors que de se réjouir de ce constat, avivant d’autant plus l’ire de ma belle.
- Pour un idiot tel que toi ? Certainement pas ! S’il plaît à cette pintade de se noyer dans son parfum pour te marquer comme un chien le fait de son territoire, grand bien vous fasse !
Un grand éclat de rire m’échappa, faisant grommeler Salix en retour.
- Tu es jalouse !
Le regard noir qui me transperça me convainquit à un peu plus de sérieux.
- Tu sais que je n’y peux rien. Je ne peux parler de toi à Mère sans que Père le sache et Dieu seul sait ce qu’il te ferait. Je dois me plier à ce jeu sans aucun sens, mais il ne voudra jamais rien dire pour moi. Tu es la seule que j’aime Salix, et toutes les rencontres organisées par Mère n’y changeront rien.
Loin de la rassurer, mon discours parut l’agacer plus encore.
- « N’y changeront rien », vraiment ? Alors pourquoi t’accroches-tu à cette fille depuis trois jours ?
Surpris par sa remarque, je pris le temps de revenir sur les derniers jours passés et les personnes rencontrées. Cela faisait en effet bien trois jours que Mère conviait sa favorite au domaine.
- Comment sais-tu...
- Tu traînes la même odeur nauséabonde dans ton sillage, crétin. Comment as-tu pu imaginer que je ne remarquerai rien ?
Me redressant avec une grimace douloureuse, je humai le col de ma veste.
- Son parfum s’accroche à tout, je te l’accorde, mais c’est bien la seule chose d’elle que je garde sur moi. Tôt ou tard, Mère finira par se lasser ou bien les rumeurs dissuaderont les familles en quête du gendre idéal. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer et seule ta présence le rend supportable.
Pas convaincue, Salix renifla de dédain, menton relevé en signe de réprobation. Amusé par sa réaction, je commençai à déboutonner ma veste.
- Dois-je me déshabiller pour ne plus que son odeur t’importune ?
Je crus déceler une lueur d’amusement dans son regard avant qu’elle ne plissât les paupières dans une expression de défi.
- Elle s’est imprégnée jusque dans tes cheveux. Plonge dans l’étang si tu veux avoir une chance de sentir autre chose que le bonbon fleuri...
Je levai les mains, en signe de reddition.
- Si cela suffit à me faire pardonner...
Mon sourire toujours aux lèvres, je fis volte-face et rejoignis l’étang le plus proche à grandes enjambées.
- Tu n’oseras pas le faire !
Était-ce une pointe d’inquiétude que je décelai dans sa voix ? Après tout, c’était dans ce même lac que j’avais failli me noyer sous ses yeux. L’eau aux genoux, je me tournai en direction de Salix pour lui adresser un haussement d’épaules de défi puis basculai en arrière, glissant à travers la végétation épaisse jusqu’au liquide opaque. Je demeurai immergé aussi longtemps que me le permirent mes poumons peu coutumiers de l’exercice, avant de regagner le rivage. Ruisselant, couvert de lentilles d’eau pendant lamentablement ça et là, ma tenue de soirée tachée de boue et d’eau saumâtre, je revins vers une Salix hilare qui tentait pourtant de toujours paraître en colère.
- Vous suis-je plus agréable ainsi, ma chère ?
Dans la révérence exagérée que je lui adressais, un amas compact de lentilles et autres débris végétaux glissa de mon épaule pour s’écraser pitoyablement au sol, déclenchant le rire si cher à mon cœur.
- Imbécile...
Il y avait bien plus de remords que de colère dans ce simple mot, aussi pris-je sur moi de m’approcher davantage. Un air contrit passa fugacement sur les traits de Salix tandis qu’elle soulevait dans sa main mes longs cheveux dégoulinant.
- Tu vas encore être malade...
J’essorai grossièrement mon veston en haussant les épaules.
- Si cela peut contrecarrer Mère dans ses projets durant quelques jours, ça me va.
Toute contrariété avait disparu, laissant place à l’inquiétude.
- Et si c’est le seul moyen de te prouver que mon cœur est à toi, alors je serai malade tous les jours !
- Ne dis pas cela.
Lèvres pincées, Salix paraissait profondément préoccupée. Le cœur une fois encore mis à mal, je passai une main légère sur sa joue.
- Qu’y a-t-il ?
À nouveau, je la vis se refermer, mais je plongeai mon regard dans le sien et elle céda finalement.
- Si la seule manière pour toi de rester avec moi est d’être malade jour après jour, alors peut-être devrais-tu retourner auprès de mademoiselle Bonbon-fleuri...
Il n’y avait nulle rancœur dans sa voix, seulement une profonde douleur. Poussé par la volonté de l’apaiser, je l’embrassai tendrement puis conservai mon visage tout près du sien, les yeux dans les yeux, nos nez se frôlant.
- Jamais aucune femme ne sera aussi belle, passionnante et inspirante que toi, qu’importe la quantité de parfum qu’elle porte. Si tu savais... Il ne se passe pas un instant en leur compagnie où je ne me languis pas de toi. Ce sont elles qui devraient être jalouses, car aucune n’a la moindre chance de t’égaler, encore moins de te surpasser. Dans quelques années, je serai assez vieux pour demander la gestion de Saulaie à Père. Je convaincrai Mère qu’elle peut rentrer en ville, elle qui n’attend que cela. Alors il n’y aura plus que nous deux, jusqu’à la fin des temps.
Un sourire triste étira les douces lèvres de ma mie.
- Tu dis cela maintenant, mais...
Je l’interrompis d’un rapide baiser.
- Hier, aujourd’hui, demain... Je suis devenu un élève exemplaire pour te protéger, j’ai laissé Père me battre pour qu’il t’oublie, j’étais prêt à mourir pour rentrer auprès de toi. Il n’y a toujours eu que toi. Et quant bien même tu ne voudrais plus de moi, cela ne changerait rien.
Une larme coula sur sa joue, que j’essuyai d’un pouce léger. D’autres la suivirent bientôt et Salix m’attira à elle, fondant ses lèvres aux miennes en un long échange passionné teinté de cette peine si douloureuse qu’elle avait portée à mon insu bien trop longtemps.
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