À ma plus grande honte, je dois reconnaître que Père parvint à me faire oublier Salix durant quelques jours. Néanmoins, la valse incessante des visites d’usines, rencontres des associés, repas mondains et soirées entre gentilshommes ne pouvait l’emporter éternellement face à la seule personne digne d’intérêt et qui me connaissait réellement. Je ne garde que des images assez floues de ces deux mois passés dans l’ombre de Père. Je ne tiens pas particulièrement à m’en souvenir, surtout aujourd’hui. Je me rappelle principalement de ma solitude, mon isolement, malgré toute la vie qui s’agitait autour de moi.
Au cours des mois qui avaient précédé mon départ, j’avais reproché de nombreuses choses à Salix. Sa désinvolture, son langage, son impudeur m’avaient convaincu que cette gêne qu’elle provoquait en moi relevait de la honte. Désormais arraché à elle, me raccrochant à la moindre bribe de souvenir, de sensation, je comprenais que ce sentiment était tout autre. Le jour durant, je me languissais de nos conversations, de son rire. Sa voix résonnait à mes seules oreilles pour railler à sa manière ces futilités matérielles qui faisaient tant la fierté de Père. La nuit venue, la simple évocation de ses courbes, la fragrance de sa peau d’écorce et de mousse, les marques alors vives laissées par son corps sur mes chairs, éveillaient des appétits jusque là inconnus que j’explorais à gestes tâtonnants, soupirs tout juste retenus et plaisirs étouffés dans mes draps. Père s’était sans doute imaginé chasser Salix de ma vie en me privant ainsi d’elle, mais il obtint tout le contraire. Salix égayait toujours mes journées malgré la distance et elle animait désormais mes soirées, peuplait mes songes... Je ne pouvais vivre sans elle et ce fut grâce à ce séjour forcé que j’en pris conscience. Mon cœur avait grandi avec Salix, mon esprit s’abreuvait du sien, mon corps aspirait à célébrer sa beauté bien au-delà de quelques vers maladroits sur un carnet. Chaque jour plus sombre, plus indifférent à l’agitation autour, je dépérissais de ne plus entendre sa voix, de ne plus humer son parfum sauvage, de ne plus sentir sa peau contre la mienne...
Il y eut bien quelques associés ou connaissances de Père pour rire de mon état toujours plus morose et déclarer que je « soupirais d’amour », mais il n’y eut bien qu’eux pour s’en amuser. Père savait pour qui je me morfondais ainsi et j’étais convaincu qu’il me regarderait mourir à petit feu plutôt que de me renvoyer à Saulaie. Je conservais néanmoins l’espoir qu’un jour viendrait où, lassé de ma faiblesse et mon apathie, il se résoudrait à me cacher à nouveau loin du regard de ces personnes qui comptaient bien plus à ses yeux que sa propre famille. Je compris qu’il n’en ferait jamais rien au cours d’une de ces soirées enfumées entre hommes d’affaires, cigares et spiritueux. Comme à l’accoutumée, je m’appliquais bien plus à paraître attentif qu’à ne l’être réellement quand un mot m’interpela. Un associé de Père parlait de conflit, d’après lui inévitable désormais, avec une désinvolture que partageait le reste du cercle d’amis. Curieux de savoir dans quel coin de notre monde une querelle pouvait intéresser ces gens sans les inquiéter, je posai la question. L’homme se fit une joie de me répondre avec un sourire indulgent.
- Chez nos voisins, bien entendu ! Mais qui dit marchés, alliances et conflits, dit guerre de grande envergure, Anselme !
Avec un calme exemplaire, voire une excitation retenue, ces hommes conversaient, cigare en bouche et verre à la main, d’un affrontement qui nous entraînerait tous dans l’horreur de la guerre. Avec son claquement de langue agacé, Père interrompit mes pensées alors que je me sentais blêmir.
- Et voilà pourquoi il ne faut pas écouter ces charlatans de médecins et garder ses fils auprès de soi... Ne soyez pas si émotif, les affaires ne sont jamais aussi juteuses qu’en temps de guerre. La paix ne profite qu’aux gens de peu d’ambition.
Un tour rapide du salon privé rendit ses propos évidents. Les usines de Père et de ses associés alimentaient l’industrie encore jeune de l’aéronautique et celle, bien plus installée, de l’automobile. Quant à ses amis, ceux qui ne fournissaient pas les matières premières évoluaient dans l’armement qui équiperait bientôt les appareils de Père. La paix les mettait hors du besoin, la guerre ferait d’eux des rois... Plaquant sur mon visage un sourire que j’espérais convaincant, je m’abîmai dans des scènes de combats toutes plus dramatiques les unes que les autres, allant de mon enrôlement forcé au sein de l’armée à l’image d’une Saulaie ravagée par les bombes. Au bord de la panique quand je regagnai enfin ma chambre, je compris que jamais, en l’état, je ne reverrais Salix. Père avait trop à faire, trop à me montrer, trop à m’apprendre, que je le voulusse ou non. Et si conflit il y avait bel et bien, alors Père s’assurerait que je lui rapportasse le plus, que ce fût en le secondant ou en honorant son nom au sein de l’armée.
Je ne voulais rien de tout cela, ni de cet héritage qui empestait la charogne, ni de cet avenir qui ne menait qu’à une odieuse célébration de la mort. Je voulais vivre, en paix, au cœur des bosquets, auprès de Salix, et jamais plus la quitter. Je voulais l’entendre évoquer mes vers à voix haute, se moquer de ma timidité, se révolter de mes excuses bancales. Je voulais sentir encore et encore son corps contre mon dos, sa mousse sous mes doigts, son écorce sur mes lèvres. Je comprenais tout juste à quel point je l’aimais, je refusais de devoir y renoncer et, surtout, j’étais terrifié à l’idée que Salix n’en sût jamais rien, qu’elle me crût seulement parti sans la moindre attention, la moindre pensée à son égard. Je l’aimais et j’allais la perdre. Je l’aimais et je voulais hurler ma passion à cette ville nécropole, à ces charognards qui se délectaient à la vue du carnage imminent. Je l’aimais et je voulais qu’elle l’entende.
Au bord du gouffre qui s’ouvrait toujours plus grand devant moi, j’observais la pluie dure qui s’abattait sur les toits sombres et les rues endormies. Père ne me laisserait jamais rentrer à Saulaie, pourtant je me devais de tenter la seule carte à ma disposition. Sans la moindre hésitation, j’abandonnai chemise et pantalon sur le sol de ma chambre et ouvrit la baie vitrée qui menait à mon petit balcon. Corps offert aux intempéries, mes sous-vêtements pour seule protection, je me promis de passer désormais là toute mes nuits, eussé-je dû en mourir. Retrouver Salix valait bien tous les sacrifices !
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