- C’est un cinq, là.
Mes exercices d’arithmétique étaient toujours plus justes lorsque je les faisais avec Salix. Au fil des années, et bien que ce fût moi qui transmettais à mon amie ce que monsieur Lambert m’enseignait, nous avions développé tous deux des affinités différents envers les domaines abordés. Salix excellait dans le maniement de chiffres là où je me sentais bien plus à mon aise avec les lettres. En revanche, nous nous retrouvions dans notre intérêt des plus relatifs pour l’Histoire ou l’économie auxquels mon précepteur tentait, sans grande réussite, de m’initier depuis les dernières consignes de Père. Au lieu de cela, nous nous passionnions pour les rares ouvrages de botanique et de zoologie de la bibliothèque, tandis que Salix m’enseignait à reconnaître les oiseaux à leurs chants ou à noter l’arrivée de la pluie dans le vent.
Monsieur Lambert avait relevé depuis longtemps mes préférences et il m’avait promis un traité d’initiation aux plantes médicinales si je rendais mon devoir d’arithmétique sans faute. Avec l’aide de Salix, j’espérais bien décrocher mon prix ! Sans compter que Père devait arriver en soirée et que son intérêt premier sitôt au domaine serait pour mes résultats.
Les échos lointains de la cloche sonnant le déjeuner me rappelèrent alors à mes obligations et je rassemblai mes affaires éparpillées sur la vieille souche avant de filer. Le programme de la journée se rappelant à moi, j’abandonnai mines et cahiers dans l’herbe pour revenir sur mes pas. Je me précipitai sur Salix dont les bras bourgeonnants se refermèrent autour de mon cou.
- Je reviens dès que Père s’absente, je te le promets.
Avec une moue boudeuse, mon amie se contenta d’un hochement de tête. Nous savions tous deux que monsieur Lambert occuperait tout mon après-midi, de même que l’arrivée de Père me retiendrait au manoir jusqu’à la nuit. Je détestais ces adieux et la mine contrite de Salix ne les rendait que plus difficiles encore, néanmoins nous avions tous deux bien plus peur encore de la menace que représentait Père. Afin de lui rendre le sourire, je déposai un baiser rapide sur la joue de Salix puis galopai pour de bon vers mes obligations.
J’avais imaginé qu’à l’instar de ses rares visites ces cinq dernières années, Père ferait son apparition à l’heure du dîner, demandant après le carnet où monsieur Lambert notait ses appréciations, sans pousser plus loin le contrôle de mes connaissances. Or, ce jour-là, Père fit irruption en pleine classe comme s’il n’y avait là rien que de très normal. D’abord intimidé par sa présence et ses échanges avec mon précepteur à mon propos, je réalisai que la journée ne tournerait pas en ma faveur lorsque Père exigea que monsieur Lambert m’évaluât en sa présence. Si ma lecture comme ma dictée se déroulèrent sans encombre, mes hésitations quant à mes leçons d’Histoire firent grimacer Père. Déjà déstabilisé, je me retrouvai nez à nez avec le tableau noir et une série d’équations. La première me valut un soupir agacé de Père et une remarque indulgente de monsieur Lambert.
- Il est un peu perturbé par la situation. D’ordinaire, ces calculs ne lui posent aucun souci.
Père ne parut guère convaincu et je m’appliquai pour le problème suivant. Je ne reconnus que trop tard l’une des équations de mon devoir matinal et m’empressai de frotter le dos de ma main sur le trois que je venais de tracer pour le remplacer par un cinq. La manœuvre n’échappa malheureusement pas à Père qui tenait mon devoir dans ses mains.
- Étrange comme votre erreur correspond exactement à une rature de votre cahier. Si vous aviez compris votre faute ce matin, vous ne l’auriez pas renouvelée...
Je rentrai la tête dans les épaules et, dans mon entrain à vouloir me rattraper, une étourderie marqua un nouvel échec. Le claquement sec de mon cahier sur mon bureau me fit sursauter.
- Quelle étrange amnésie vous frappe soudain... J’attends vos explications, Anselme.
Rendu muet par le regard sombre de Père, monsieur Lambert crut bon de me venir en aide.
- Anselme est un excellent élève, mais il craint l’échec. Il s’en sort toujours mieux lorsqu’il fait ses devoirs au calme, seul dans le parc, que lorsqu’on l’interroge. Je gage qu’il gagnera en confiance dans les prochaines années.
Je compris à la lueur dans les pupilles paternelles qu’il avait saisi l’unique détail que je tenais à lui cacher.
- Voyez-vous ça... L’air frai ne jouerait donc pas seulement sur votre santé... Sont-ce nos saules qui vous inspirent tant, Anselme ?
Terrifié, je sus alors que Père n’était pas dupe et qu’il tenait là la preuve de ma désobéissance. Tandis que, tout à son innocence, mon professeur s’extasiait sur ma curiosité envers le domaine botanique, j’improvisai pour l’interrompre avant que les dégâts ne fussent irrémédiables. Nez rivé au sol et mains nouées dans mon dos, je bredouillai :
- Je... je vous présente mes excuses, Père. Et à vous aussi, monsieur Lambert. Je voulais bien faire alors je me suis aidé de mes livres pour faire mes devoirs. Je... je comprends maintenant que c’est tricher de faire cela et j’en suis désolé. Je ne recommencerai plus.
Tout mensonge était bon à prendre du moment qu’il éloignait Père de Salix. Et bien que cet aveu me valut quelques coups de ceinture de la part de Père, déçu une fois encore par le fils faible que j’étais, et tant de devoirs surveillés que je ne pus pas même imaginer me glisser dehors quelques heures durant tout son séjour, rien ne pouvait entacher mon soulagement d’avoir protégé ma seule amie.
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