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tome 1, Chapitre 3 « Salix » tome 1, Chapitre 3

Le jour où j’appris enfin le nom de Salix fut l’un des plus terrifiants de toute ma vie. Aujourd’hui encore, lorsque je songe à ce qui aurait pu se produire, tout ce que nous n’aurions pu partager, un frisson glacé fait se dresser chaque poil de mon corps. Et quand je pense au drame qu’il cachait, l’écho puissant avec ma situation présente me fend le cœur...

Les dernières neiges avaient fondu et les branches nues de Salix se couvraient déjà de bourgeons la semaine où Père nous rendit enfin visite à Saulaie. Mère m’avait répété maintes fois qu’il ne s’installait pas avec nous, mais profitait d’une accalmie dans ses affaires pour palier à sa longue absence. Le premier jour, son arrivée, ainsi que l’incroyable train en bois qu’il m’offrit, me firent oublier tout le reste, y compris, j’ai honte de l’avouer, mon amie. Je posai mille questions à Père sur ces affaires qui le retenait tant, sa vie en ville sans nous... Si Mère me gourmandait d’accabler ainsi Père sans lui accorder le moindre répit, ce-dernier se réjouissait de me trouver, selon ses dires, si vif et gaillard. Sans doute l’excitation de ces retrouvailles avait-elle effacé l’enfant réservé que j’étais d’accoutumée face à cet homme qui m’impressionnait tant.

Mes journées reprirent un cours plus normal dès le lendemain matin quand Père annonça au petit-déjeuner qu’il était temps de me trouver un précepteur et qu’il s’y emploierait dès le jour même. Mes parents partis en visite chez leurs connaissances alentour, je m’empressai de disparaître dans les ombres du domaine, mon train flambant neuf et un ourson dans les bras. Si j’avais hâte de montrer mon nouveau jouet à Salix, je ne pouvais me résigner à lui laisser celui-ci pour la nuit ! Mon amie me reçut avec un air inquiet et je m’empressai de la rassurer sur mon absence. Ce n’était pas la maladie qui m’avait retenu la veille, mais l’arrivée de Père. Je lui parlais longuement de cet homme qui dirigeait ma vie, de ses affaires très importantes en ville, du superbe train qu’il m’avait offert...

Quand au crépuscule, il fallut m’appeler à trois reprises avant que je ne fisse mon apparition, Père se réjouit de mon engouement pour le domaine. Il tempéra même les remontrances de Mère car, selon lui, les garçons avaient besoin d’exercices autant que d’aventures. Il se félicitait de me voir enfin me comporter en ce sens et non plus en rejeton maladif, faiblard. Mère tenta bien de lui rappeler l’hiver catastrophique que j’avais traversé, toutefois son époux chassa sa remarque d’un geste de la main, agacé. À mon troisième retard, toutefois, Père m’interrogea sur ce que j’avais trouvé de si captivant à faire tout seul.

- Je suis pas tout seul, je joue avec mon amie !

J’avais répondu sans réfléchir et si Père se contenta de me reprendre sur mon défaut de langage, Mère, elle, me fit les gros yeux.

- Anselme, n’importunez pas votre père avec ces sottises.

Dans mon entrain, j’avais oublié que personne au domaine ne voulait croire en l’existence de mon étrange amie. Père reprit soudain cet air sévère que je lui connaissais tant puis me demanda plus d’explications. Les yeux rivés à la pointe de mes chaussures, je commençai à bredouiller avant d’être repris d’un ton strict. Je me redressai alors et affrontai le regard de Père.

- Il y a une petite fille, mais elle ressemble à un arbre. Ses pieds sont coincés dans une grosse souche alors elle ne peut pas bouger. C’est pour ça que je joue toute la journée avec elle : c’est trop triste d’être tout seul comme ça et puis, elle est amusante...

Père était très intelligent, j’en étais d’autant plus convaincu à cet âge. S’il me croyait, peut-être trouverait-il une solution ? Toutefois, si Mère soupira à mon discours, Père blêmit.

- Salix est morte...

Il avait tout juste murmuré ces mots, pourtant il s’était ancré en moi. Mon amie était bien vivante, Père devait confondre. Je lui expliquai donc dans quel bosquet elle vivait et lui assurai que ce n’était pas une amie imaginaire, qu’elle était bien réelle. Je sursautai au poing qui s’abattit sur la table.

- Cela suffit ! Salix est dangereuse. Si vous vous attachez à elle, elle vous brisera ! Je vous interdis de la revoir, Anselme. Est-ce bien clair ?

Terrifié par cet éclat soudain, j’acquiesçai sans plus dire un mot et nous achevâmes notre dîner dans le silence le plus total.

Au fond de mon lit, toutefois, ma peur à l’égard de Père se mua en une angoisse bien différente. Et si l’on m’empêchait réellement de revoir Salix ? Si l’on me gardait enfermé dans ce manoir jusqu’à ce que je fusse un adulte ? Mon amie se retrouverait seule pour toujours ! L’idée me fit monter les larmes aux yeux et, sans vraiment y réfléchir, je me retrouvai à arpenter les couloirs en pyjama et pieds nus. Effrayé par les idées qui me traversaient l’esprit, je voulais revoir Salix au moins une dernière fois, lui expliquer que je ne l’abandonnais pas.

Le vent glacial m’accueillit dès les premières marches du perron, mais je l’ignorai, courant droit vers le bosquet familier à la seule lueur de la lune. Haletant et gelé, je parvins à destination pour découvrir une lumière dansante et une silhouette la brandissant. Je m’approchai avec prudence avant de reconnaître le dos de Père, une lampe à huile se balançant au bout de son bras tendu vers Salix. Je ne sais ce qui me poussa alors à croire que Père s’apprêtait à incendier mon amie. Était-ce seulement son projet ? Je ne le saurai jamais, or tout ce qui compte, au final, c’est que j’en étais à cet instant convaincu. Mon cœur tambourina soudain si fort dans ma petite poitrine que je bondis en avant.

- Non !

Bras écartés, campé sur mes courtes jambes, je m’interposai entre Père et Salix. La surprise me fit un instant oublier tout le reste lorsque je découvris des larmes sur le visage sévère. Toutefois, la colère qui flamboya soudain sur ses traits rappela bien vite la peur.

- Anselme, que faites-vous ici ? Et dans cette tenue !

Je n’avais que faire d’être puni si ma présence pouvait sauver mon amie.

- Pitié, Père, ne lui faites pas de mal ! C’est une amie. Et elle est très gentille avec moi, je vous le jure !

Père fit un pas vers moi avant de s’immobiliser, surpris. Les deux bras-branches de Salix m’avaient agrippé par la taille pour m’attirer à elle. Blottis l’un contre l’autre, nous nous protégions mutuellement de la colère de l’adulte face à nous. Père nous observa un moment, jetant des regards à sa lampe qui accaparait toutes mes craintes, puis il claqua finalement sa langue contre son palais.

- Ne faites pas l’enfant, Anselme. Rentrez avant d’attraper mal.

Avisant que je n’avais nullement l’intention de bouger, il empoigna mon coude gauche pour m’arracher à Salix avant de m’entraîner dans son sillage. Soulagé de le voir s’éloigner de mon amie, je me félicitai de lui avoir tenu tête et étais prêt à accepter toute sanction qui s’abattrait en représailles. Or, à ma grande surprise, il n’y en eut aucune.

Père me reconduisit jusqu’à mon lit où sa rudesse parut s’adoucir quelque peu. Je fus même étonné lorsqu’il s’assit au bord de ma couche après m’avoir bordé.

- Écoutez-moi bien, Anselme. Je sais que Salix a l’air d’une petite fille, mais elle n’est pas comme vous. En grandissant, elle deviendra un arbre comme les autres, alors ne vous attachez pas à elle.

J’acquiesçai sans être certain de comprendre et trouvai le courage de le retenir alors qu’il quittait la pièce.

- Allez-vous lui faire du mal ?

Ma question sembla bien plus le chagriner que l’agacer.

- Cela ne sert de toute évidence à rien. Si j’apprends toutefois qu’elle conserve la moindre place dans votre vie, je ferai tout ce que je juge nécessaire afin d’y remédier. C’est là mon rôle de père.

Et sur cette sombre promesse, il me laissa.


Texte publié par Serenya, 4 novembre 2019 à 09h41
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