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tome 1, Chapitre 1 « Le domaine de Saulaie » tome 1, Chapitre 1

Mon plus ancien souvenir de Salix remonte aux confins de mon enfance. Quel âge avais-je alors ? Trois, quatre, peut-être cinq ans ? Une chose est certaine, cette rencontre est la première image que je conserve du domaine de Saulaie, notre résidence retirée au fond d’une campagne vallonnée. Ma faible constitution avait conduit les médecins à prescrire cette retraite en pleine nature. Seule Mère et quelques uns de nos gens m’avaient accompagné dans cet exil, Père demeurant en ville pour ses affaires. Je me souviens avoir d’abord songé à une punition. J’aimais Mère, cependant l’idée de ne plus voir Père me convainquit que je l’avais déçu d’une quelconque manière, qu’il m’envoyait si loin pour ne plus m’avoir sous les yeux. Peut-être n’était-ce pas là que des peurs d’enfant. Après tout, même aujourd’hui, la désapprobation, voire le mépris, de celui dont je ne serai jamais le digne successeur, demeurent forts.

Quoi qu’il en soit, j’aimai aussitôt le domaine. Saulaie était un lieu paisible avec ses prairies vallonnées à perte de vue et ses bosquets de saules qui marquaient les étangs, délimitaient des parcelles imaginaires sur tout le terrain. J’aimais le bruissement de leurs feuilles à la moindre brise, l’ombre dansante qu’ils projetaient, les nombreuses cachettes que formaient leurs rideaux de feuillages, les cannes à pêches guère efficaces nées de leurs branches souples... Et, bien sûr, parmi tous ces arbres plus communs les uns que les autres, il y avait Salix.

Nous vivions sur le domaine depuis quelques semaines, un mois tout au plus, le jour où je m’aventurai dans le bosquet qui changea à jamais mon existence. J’explorais mon nouveau terrain de jeu, ou peut-être fuyais-je Nounou Marthe et ses remèdes amers. Quelle qu’en fût la raison, je me glissai à travers le voile de feuilles vert tendre et pensai m’installer là pour jouer avec mon avion de bois quand un mouvement attira mon attention. Je crus d’abord à une farce du vent, mais le mouvement se répéta au cœur d’un petit bouquet de jeunes branches, habillant le flanc d’une souche mousseuse. Je crus voir un morceau d’écorce tenter de les écarter avant qu’un éternuement ne les soulève brièvement. Surpris autant que curieux, j’abandonnai mon jouet dans l’herbe pour m’approcher. De ma petite main tendue, j’écartai les courts rameaux pour découvrir deux grands yeux sans doute aussi étonnés que les miens, au milieu d’un visage rond de bambin. Ses lèvres arrondies par la stupeur s’étirèrent en un sourire ravi quand j’écartai vers l’arrière de cette surprenante figure les branches qui la dérangeaient. J’observai sans comprendre les courbes rebondies de ses joues couvertes de la fine écorce tachetée des jeunes plants.

La fascination curieuse qui illuminait son regard m’absorbait tandis que les bourgeons de branches qui lui tenaient alors lieu de mains se posèrent de chaque côté de mon visage, jouant avec le moelleux de mes propres formes infantiles. Ainsi découvris-je pour la première fois le rire de Salix. Ce son n’avait rien de commun avec les voix humaines. À cette époque, Salix ne connaissait que les langages du vent, des oiseaux et des insectes, les murmures de la nature, le chant de la vie. Pourtant, ce savant mélange d’échos et de bruissements portait à lui seul bien plus de bonheur que tout ce que j’avais connu durant ma courte existence. Ce fut à cet instant, me semble-t-il, que mon cœur s’abandonna tout entier au charme de Salix.

- Anselme ? Où êtes-vous ? Vous avez de la visite !

Je n’aimais pas les médecins, et il ne pouvait s’agir que de cela à cette heure-ci, toutefois j’appréciais encore moins les punitions de Mère lorsque je tardais trop à me présenter à mes examens. Je m’écartai donc de mon étrange amie, mais la peine immense qui voila ses pupilles m’écrasa la poitrine. Innocemment, je lui tendis la main pour l’inviter à me suivre. Ce fut seulement alors que je remarquai la vague ligne de ses cuisses potelées fondue aux racines anciennes de la souche derrière elle. Salix était un jeune plant, une repousse d’un imposant spécimen abattu des années auparavant. Elle ne pouvait quitter son bosquet. Les appels se multipliant, je courus ramasser mon avion et l’offris à Salix.

- Je te le prête. Je reviens après !

Et je détalai raconter à Nounou Marthe mon incroyable rencontre.

Bien évidemment, personne ne me crut ce jour-là. Était-ce à cause de l’incohérence de mes propos puérils, ou ma respiration sifflante rendait-elle mon discours inintelligible ? Quoi qu’il en soit, Salix devint dès lors mon secret. Comme certains enfants apprennent à cacher leur ami imaginaire des propos meurtriers des adultes, j’avais une amie étrange et merveilleuse qui poussait dans les mystérieuses ombres de Saulaie.


Texte publié par Serenya, 18 octobre 2019 à 08h24
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