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— Assieds-toi, Léandre.

Le sorcier resta debout, les bras croisé autour de sa poitrine. Son allure toujours impeccable avait quelque chose de négligé : sa chemise à col droit n’était pas repassée, sa masse de cheveux noirs comportait quelques épis, son teint habituellement mat était plus pâle, des cernes violettes alourdissaient ses grands yeux dorés Théophraste, chef de la section parisienne du cercle de Sirius, laissa tomber sur son protégé un regard exaspéré.

— C’est un ordre.

De mauvaise grâce, Léandre Alzaerus prit place dans l’un des fauteuils dressés en face du bureau encombré de son supérieur. Le regard obstinément tourné vers la fenêtre, il regardait la légère agitation du dehors en refusant le moindre contact avec Théophraste. Le vieux sorcier remonta ses lunettes en demi-lune et lissa son gilet vert bouteille avant de se pencher sur la liasse de papiers étalés devant ses yeux. Il touilla le chocolat chaud qu’on avait posé devant lui, invitant Léandre à faire de même, sans succès.

— Dans un premier temps, revenons sur les faits. Adam Lafoly, ton apprenti depuis maintenant cinq ans, et toi-même, vous vous êtes rendus sur les lieux où l’on vous appelait.

Léandre hocha imperceptiblement la tête.

— Rappelle-moi pourquoi a-t-on fait appel à vous.

— Vous le savez très bien, cracha Léandre.

La voix de Théophraste dégringola de quelques octaves.

— Plus vite ce dossier sera monté et mieux ce sera pour nous tous.

— Ce n’est qu’un dossier de plus, pas vrai ? C’est bien ce que je pensais.

— Léandre, pourquoi vous a-t-on appelé ?

Le sorcier ne répondit rien dans un premier temps, le visage figé dans une grimace obstinée, puis finit par lâcher :

— Un esprit frappeur. Un esprit frappeur a été signalé dans le quartier de Montmartre. Le patron de La Mère Catherine nous a fait parvenir une missive.

Théophraste acquiesça, et dans un bruit de froissement de papiers fit remonter de sa pile de documents le témoignage du restaurateur. L’homme avait rapidement réagi en envoyant un gamin dépêcher le sorcier le plus proche, ne tenant pas à ce que la réputation de son établissement centenaire en pâtisse.

— Que s’est-il passé ensuite ? poursuivit-t-il.

Léandre se braqua de nouveau, le corps entier tendu dans son fauteuil indo-anglais.

— Vous le savez, siffla-t-il.

— J’ai besoin d’entendre ta version.

— À quoi bon ? Cela ne le fera pas revenir.

— C’est la procédure, se justifia Théophraste.

Un éclair de douleur perça le nuage de colère et de rancune des yeux de Léandre. La pique surgit, assassine :

— Vous savez ce que j’en fais, de votre procédure ?

Théophraste ne laissa aucune expression éclore sur son visage. Il se renfonça dans son siège de bureau Chesterfield en croisant les bras sur sa poitrine.

— Cette procédure te protège si tu es innocent. Alors si tu n’as rien à te reprocher, tu ferais bien de t’y plier de ta propre volonté. Je n’hésiterai pas à employer des techniques plus efficaces.

Les yeux de Léandre n’étaient plus que deux fentes dorées.

— Vous voulez vraiment me faire ça ? Vous savez ce qui s’est passé, répéta Léandre, et je n’ai pas envie de revivre cette scène, vous comprenez, au moins ? Ou votre empathie toute entière peut être contenue dans une cuiller à café ?

Il avait hurlé, et s’était brusquement relevé. Théophraste se pinça l’arête du nez, soupira un grand coup puis se leva à son tour, fatigué. Il se dirigea vers le minibar en acajou laqué anglais, l’ouvrit pour sortir une bouteille de bourbon dont il glissa une goutte dans sa tasse de chocolat. Qu’importe les promesses qu’il avait faites à sa femme. Il allait en avoir besoin.

— Je t’en prie, Léandre, ce n’est pas facile pour moi aussi. Assieds-toi, et rapporte-moi les faits. Je te laisse faire ton deuil en paix après ça.

Il vit Léandre faiblir pour la première fois. Sa silhouette tendue sembla perdre de sa superbe alors que le sorcier reprenait sa place, plus calmement. Il fixa un point derrière Théophraste sans regarder son supérieur, et pendant un long moment il n’y eut que le bruit de sa respiration qui perturba le calme du bureau. Théophraste le laissa faire : il avait besoin de temps.

— Nous sommes arrivés sur place très rapidement, dit-il d’une voix difficilement maîtrisée. Le patron avait fait de son mieux pour contenir l’esprit frappeur dans la réserve.

La plume enchantée de Théophraste glissa sur le papier en reprenant les mots de Léandre qui, les yeux fixés sur la bibliothèque vitrée de son supérieur, faisait de son mieux pour continuer en luttant contre ses émotions.

— Lillith a percé le Voile. Il a fallu la neutraliser, mais nous n’étions que deux pour ce démon classé R.

Théophraste ne le bouscula pas durant les nombreuses pauses qu’il effectuait, fit semblant de ne pas remarquer les trémolos de sa voix qui devinrent plus fréquents à mesure que l’issue fatidique de l’histoire approchait, ignora les larmes qui brillaient dans les yeux du sorcier. Léandre s’ouvrait, montrait sa douleur et son supérieur savait à quel point cette épreuve était difficile.

— Adam a… Bon sang, je suis vraiment obligé de le dire ?

Théophraste acquiesça. Léandre ferma les paupières en laissant glisser quelques larmes puis reprit dans un quasi murmure. Il raconta, à voix basse, comment son apprenti s’était interposé entre Lilith et son maître. Il revint sur les soins d’urgence qu’il lui avait prodigué, complètement inutiles. Il précisa qu’il avait dû le quitter quelques secondes pour envoyer quelqu’un chercher de l’aide au Cercle de Sirius. Puis l’attente. Interminable.

— Et voilà, dit-il pour conclure.

La plume enchantée tomba sur le morceau de papier. Léandre avait rouvert les yeux. Il laissait à présent couler ses larmes, en essayant tant bien que mal de les essuyer d’un revers de manche. En silence, Théophraste contourna son bureau pour venir serrer l’épaule de son protégé.

— Je ferais tout mon possible pour que ses funérailles soient dignes de lui.

Léandre ne réagit qu’après plusieurs longues secondes.

— Vous aurez beau faire tout votre possible, vous en serez incapable.

Léandre écarta la main de son supérieur, se leva et avant de passer la porte lâcha :

— Je veux récupérer ses cendres.

Puis, d’un pas rapide, il quitta L’abbé Grégoire.


Texte publié par Codan, 16 octobre 2019 à 08h33
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