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Nouvelle écrite dans le cadre défi "Blanc, rouge, rosé" du "Festival des Vendanges" de l'Allée des Conteurs. Voici les contraintes :

- Vous préférez le vin blanc : votre personnage possède un épouvantail alcoolique

- Votre année de naissance se termine par 6 ou 7 : votre personnage est un goûteur allergique à l'alcool

- Votre prénom (ou pseudo) commence par Q-T : votre histoire se déroule dans un cépage sous marin

***

« Faré »

— Tabarnak !

Je n’ai fait que renifler le vin, et je sens déjà la peau de mes mains picoter, signe indubitable qu’une crise aigue de démangeaison va bientôt se déclencher. Je n’ose même pas imaginer ce que ça va être si je me mets à le goûter.

Vous allez me dire : c’est pas si pire, tu n’as qu’à pitcher tout ça dans l’évier, et that’s it !

Oui, mais non. Déjà, le vin est trop précieux à mes yeux pour être traité de la sorte. Et ensuite, c’est quand même niaiseux de faire une intolérance au vin quand on a été sélectionné parmi plus de deux mille œnologues pour déguster le tout premier vin issu d’un cépage sous-marin.

Avoir été choisi, c’est un honneur pour moi. Nous sommes vingt à avoir eu ce privilège, mais je suis le seul québécois. J’ai quitté ma petite vie tranquille à Sherbrooke, dans les Cantons de l’Est, pour aller m’enfermer une semaine dans ce complexe sous-marin au beau milieu de l’archipel polynésien.

Je reconnais, le concept est osé. Construire une petite ville sous le niveau de l’océan, tout en respectant les contraintes écologiques et architecturales de la région, et en proposant tout ce que l’on pourrait trouver sur terre, c’était un pari fou mais qui a été relevé : Faré– ce qui signifie « maison » en tahitien – est devenu le nouveau joyau de la Polynésie.

Quand j’ai entendu parler de cette dégustation exceptionnelle, la première question que je me suis posé, c’est “Mais comment ils ont réussi à faire pousser de la vigne sous la mer?”. Et bien, tout simplement, dans une pièce gigantesque aménagée spécialement à cet usage : un système de miroirs amène la lumière nécessaire, des solutés riches en minéraux sont apportés pour enrichir la terre - spécialement importée du sud de la France -, et une irrigation surveillée de près. Le tout sans apport d’engrais chimiques, évidemment.

Fait que, quand j’ai lu la description du complexe qui accompagnait ma lettre de sélection, j’étais à la fois partagé entre doute et gros intérêt. Et je le suis toujours. Cet endroit est merveilleux, mais je me pose toujours la même question : quel intérêt de faire pousser de la vigne sous le niveau de la mer, en dehors du défi que ça représente, et de pouvoir dire “je l’ai fait”?

Je n’ai pas la réponse, bien sûr, et je ne suis pas sûr qu’il y en ait une. Et puis, je suis là pour tester la qualité de ce vin sous-marin, pas pour juger sur l’utilité de sa fabrication. Après tout, l’utilité première d’un vin, c’est d’enivrer, et ce depuis la nuit des temps.

Je me secoue pour arrêter de me retourner le cerveau. Je suis là pour une seule chose : gouter un vin et lui donner une note. Ça prend pas la tête à Papineau, c’est mon métier, et je le fais bien. Enfin, jusqu’ici.

Je jette un œil au verre à pied transparent qui est posé sur la table non loin de moi. Le liquide ambré capte la lumière du lustre au plafond, faisant paraitre ce muscat plus foncé qu’il ne l’est vraiment. C’est un de mes vins préférés, c’est pour cela que j’ai choisi d’ouvrir cette bouteille en premier, parmi les six autres qui ont été mise à ma disposition dans ma chambre. J’en ai pris une gorgée avant de la recracher, car j’avais l’impression d’avoir ingurgité du vinaigre plutôt qu’un vin sucré. Puis d’un seul coup, je me suis mis à me gratter les mains comme si un essaim de moustiques m’avait choisi comme repas. J’ai dû les plonger pendant cinq minutes sous un jet d’eau froide pour que la démangeaison daigne disparaitre.

J’ai ouvert une autre bouteille, un bordeau à la belle robe rouge, en me disant que c’était peut-être la précédente bouteille qui n’était vraiment pas bonne. Mais la réaction a été la même, tout comme avec un rosé des pays de Loire, ou encore un vin cuit du sud de la France.

Tout alcool me paraissait âpre et imbuvable, sans oublier l’impression d’être le terrain de jeu d’une équipe de puces. L’incroyable vérité me frappa alors : j’étais devenu allergique à l’alcool. Et la dégustation du grand cru de Faré avait lieu demain. Je suis dans la marde…

Je renifle une dernière fois mon verre de muscat, mais capitule en sentant mes mains se mettre à me démanger. Je vais pour une énième fois à la salle de bains pour faire passer cette désagréable sensation, puis je m’effondre sur mon lit, à réfléchir comment je vais faire tantôt.

Mon regard tombe alors sur le cadeau que m’a offert ma blonde avant que je ne parte pour l’aéroport de Montréal. Il s’agit d’une petite figurine en forme d’épouvantail, qui se met à chanter des chansons grivoises si on dépose une goutte de vin sur le capteur que contient son chapeau.

“ — Un épouvantail alcoolique, tu trouves pas que c’est ben l’fun?”

Sur le coup, je n’avais pas trouvé ça aussi fun qu’elle, mais là, je suis tellement down que ce petit truc pourra peut-être au moins me faire sourire.

Je me lève et réunit sur la table l’épouvantail et le verre de vin. À l’aide d’une cuillère, je verse une goutte d’alcool sur le chapeau de l’épouvantail, et celui réagit aussitôt en se mettant à chanter :

— Les ptites filles quand elles sont jeunes, elles portent des ptites robes courtes ; mais à présent qu’elles sont plus vieilles, elles n’en portent plus pantoute ; Oh, il mouillera plus pantoute pantoute, il mouillera plus pantoute ; La compagnie des parapluies a viré en banqueroute.

Crisse, c’est vrai qu’on dirait qu’il est chaud! J’hésite à tenter de mettre une goutte de vin rouge pour voir si la chanson change, mais je m’abstiens. S’il se met à chanter “La Petite Grenouille”, je suis bon pour l’avoir dans la tête toute la nuit.

Je me couche finalement, amusé de mon petit épouvantail alcoolique, mais tout en mangeant ma chemise pour tantôt. J’espère que ma nuit va me remettre en forme.

***

Pour vrai, ces esties de français sont parfois franchement tannants! Et manque de chance pour moi, la salle où je suis en est quasiment pleine. Parmi les vingt gouteurs, nous ne sommes que quatre non français : un collègue sud-africain, un autre californien, un italien et moi-même. Nous avons tous été présentés aux autres par l’organisateur de cette dégustation, et depuis, quelques français trouvent très drôle d’y aller de leur petite remarque aux “quatre non locaux” comme ils nous ont surnommés. Il y a celui qui a commencé à me parler de son anglais approximatif, avant de basculer en français quand je lui ai fait comprendre que j’étais bilingue. Un autre a demandé à mon collègue californien s’il avait emmené sa planche de surf. Celui d’Afrique du Sud s’est vu demander si les vignes ne risquaient rien par rapport au passage des éléphants. J’ai aussi eu droit à la traditionnelle question : “ Fait chaud, hein? Ça doit te changer du pole nord, hein?” Et au dernier qui m’a demandé où était mon caribou, j’ai failli lui demander en retour où étaient son béret et sa baguette. Bref, tous les clichés possibles.

Avec les trois autres “étrangers”, nous attendons patiemment que les journalistes en aient fini avec le propriétaire du complexe, pour que nous soyons enfin guidés vers la salle de dégustation. Il y a un buffet avec toutes sortes de mets à grignoter, mais aucun de nous ne s’en est approché. Je ne sais pas pour eux, mais je préfère préserver mon palais pour ce fameux vin de Faré. En espérant que je ne finisse pas à l’infirmerie pour cause de réaction allergique.

Ce matin, au réveil, je me sentais bien mieux que la veille au soir. Mais par précaution, je me suis tenu éloigné de la table où se trouvait encore le verre de muscat. Et pour l’instant, rien à signaler. Espérons que ça dure…

Une dizaine de minutes plus tard, nous sommes enfin conviés à rejoindre la salle de dégustation. L’ascenseur qui emmène mon petit groupe n’en finit pas de monter, et lorsque les portes s’ouvrent, c’est pour déboucher sur l’héliport. Mais aucun hélicoptère en vue. À la place, des petits espaces cloisonnés, donnant chacun sur le paysage paradisiaque qui nous entoure. Une petite table, une chaise, trois verres à pied, et un stylo.

La dégustation va donc se faire au grand air. Aucune échappée possible vers la salle de bains en cas de crise allergique. Je me sens un peu pris au piège. Mais je ne peux plus reculer. Je suis venu ici pour une raison bien précise, alors autant y aller!

Je prends place et analyse plus en détail les conditions de cette dégustation. Certes, la présence du vent marin et des odeurs qu’il transporte va clairement influer sur mes sensations. Mais si ce vin est destiné à être dégusté dans des conditions similaires, pourquoi pas? Après tout, c’est leur décision.

On nous distribue à tous un carnet qui nous permettra de noter nos observations et de répondre à quelques questions sur les vins que nous allons tester. Car il n’y en a pas un, mais trois : un de chaque couleur. Très rapidement, on verse le premier, un blanc à la robe très claire, presque transparente. Ce qui est logique vu qu’il s’agit de la première récolte et qu’il n’a pas eu le temps de vieillir en fût. L’aspect visuel est assez rapide, et je passe à l’aspect olfactif : un léger arôme boisé s’en dégage, ce qui me surprend agréablement. Ma curiosité étant titillée, je passe aussitôt à l’aspect gustatif. Et là, j’ai aussitôt une perception sucrée qui envahit ma bouche, pour disparaitre au bout de quelques secondes. Un pur plaisir.

Et soudain je me fige. Je viens de sentir et gouter du vin. Et je n’ai aucune sensation de démangeaison. Je n’ose plus bouger, attendant avec fatalité un nouveau symptôme.

Mais il ne se passe rien. Absolument rien. La seule chose est cet agréable gout de vin blanc dans ma bouche, et rien d’autre.

Je ne crie pas victoire trop vite et passe aussitôt à la seconde dégustation, le rosé. J’y prends autant de plaisir, et je poursuis avec le rouge. Là encore, très bonne dégustation, aucune manifestation désagréable, je suis de nouveau un gouteur de vin normal. Quel soulagement…

Mes autres collègues n’ont pas été aussi rapides que moi. J’en profite pour refaire mes dégustations et noter cette fois-ci toutes mes remarques. Le blanc est mon préféré, et de loin. Les deux autres sont de très bonne facture mais je ne les trouve pas aussi succulents que le blanc. Je m’applique à rédiger un avis constructif et détaillé pour chacun, puis j’attends que tout le monde ait fini.

Avant de rejoindre l’ascenseur pour retrouver l’intérieur du complexe, j’inspire une grande bouffée d’air pur. Les embruns ont un gout agréable. Mais je préfère les saveurs du vent forestier de mon pays. Les eaux turquoises c’est bien beau, mais à mes yeux, rien ne vaut le vert des forêts québécoises.

***

Je suis à l’aéroport et j’attends qu’il soit l’heure d’embarquer pour mon troisième et dernier vol. Les deux autres se sont bien passés, mais je commence à en avoir assez. Alors je me suis offert un petit plaisir, un verre de vin rosé de Provence. Ça n’est pas le meilleur cru qu’il m’ait été donné de boire, et il ne vaut clairement pas le prix demandé. Mais j’aime le vin, et je le savoure avant de m’enfermer pour encore de longues heures.

Après la dégustation du Faré, je n’ai pas eu d’autre réaction allergique. Certes, je me suis abstenu de gouter un autre alcool tant que je me trouvais ailleurs qu’à l’extérieur. Je suis persuadé qu’être en dessous du niveau de la mer est la raison de mon mal. Il y en a qui ont le mal de mer sur un bateau, et moi, je l’ai sous l’eau.

Je suis en train de finir mon breuvage quand l’hôtesse appelle les passagers de mon vol à rejoindre la porte d’embarquement. Je repose mon verre sur le comptoir mais sans que je comprenne comment, je l’échappe et il se renverse sur mon trousseau de clés. Juste sur l’épouvantail offert par ma blonde. Et je vois une goutte de liquide rosé, la toute dernière, glisser lentement vers lui. Je ferme les yeux quand elle tombe sur le porte-clés, en priant pour qu’il n’y ait qu’une seule chanson de programmée.

Mais ça n’est pas mon jour de chance on dirait. Les paroles de “ La Petite Grenouille” retentissent, et je deviens plus rouge qu’un vieux beaujolais. J’attrape vite l’objet bruyant et le cache dans la poche de mon pantalon, en espérant qu’il n’y ait aucun autre québécois dans la salle.

Mais quand je me retrouve face aux autres passagers, je me rappelle d’une chose. Mon vol est à destination de Montréal. Il y a quasiment que des concitoyens. Et ils connaissent tous cette chanson. Et ils me regardent tous avec un air amusé, alors que je n’ai qu’une seule envie, c’est que la terre s’ouvre et m’avale.

Est-ce que je vous ai dit à quel point je détestais les cadeaux de ma blonde?

***

Petit lexique québécois (dans l’ordre d’apparition) :

Tabarnak/Crisse/Calice : Ce sont des jurons. Mais au Québec, on ne jure pas, on sacre. Tous les jurons ont un lien avec la religion, l’église.

C’est pas si pire : C’est pas si mal, c’est pas mauvais.

Pitcher : Lancer

That’s it : Et voilà/Et c’est bon/Et c’est tout (anglicisme)

Niaiseux : Niais, bête, stupide

Fait que : Donc, en fait

Ça prend pas la tête à Papineau : Ce n’est pas difficile à comprendre

Marde : Merde

Ma blonde : ma copine/ma femme

C’est ben l’fun : C’est bien drôle

Être down : être déprimé

Pantoute : Pas du tout

Être chaud : Être ivre

Manger sa chemise : s’inquiéter, paniquer

Tantôt : plus tard, une autre fois.

Pour vrai : Bon sang (ou parfois « Sérieux?! »)

Estie : Maudits. Il y a une expression typique « Ces esties de français »

Tannant : Agaçant


Texte publié par Quetzy, 12 octobre 2019 à 00h29
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