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Dans une ville, sans doute pas si loin d’ici, un homme s’était établi et avait ouvert un drôle de magasin. Drôle, car il n’y avait rien dans sa vitrine ; juste des étagères vides et poussiéreuses, avec quelques bocaux, vides eux aussi, qui traînaient çà et là sur le comptoir. Au fond de la boutique, on pouvait apercevoir, de temps à autre, sa silhouette massive. De temps à autre, car la plupart du temps, il était absent. Mais vous pouviez être certain qu’il serait présent, si jamais vous aviez besoin de lui. Or un jour, il se trouva que le maire décéda et la ville fut plongée dans le plus profond désarroi. Incapable de prononcer l’éloge funèbre, tout le monde se tourna vers le nouvel arrivant. Après tout, n’avait-il point connu le maire que fort peu de temps. Aussitôt, tous s’empressèrent de se rendre en sa boutique et de le supplier de déclamer la patenôtre dédiée au défunt. D’abord réticent, il finit par céder et accepta de se rendre à la cérémonie, afin d’y lire le discours d’adieu de la ville. Il posa toutefois une condition : qu’il posa les yeux le premier sur le discours et qu’il en changea les mots s’il devait en être ainsi. Étonnés, tous se regardèrent puis se consultèrent. Finalement, tous opinèrent du chef et acceptèrent ; ainsi fut fait.

Le jour de l’enterrement, tout le monde était présent, depuis le plus humble des paysans jusqu’au plus cossu des marchands ; tous pleuraient et le regrettaient. Ce fut alors qu’il apparut, vêtu de noir et de gris dans un costume que personne ne lui avait encore jamais vu. Mais plus grand encore fut l’étonnement lorsqu’il prit la parole. Du discours rédigé par tant de mains de tant d’habitants, il ne restait rien ; il avait remplacé tous leurs mots par les siens. Cependant, tous en convinrent, même le plus grincheux de tous les petits vieux ; ils étaient beaux et choisis avec soin, et le discours plut à tous. À la fin de son élocution, personne n’osa ouvrir la bouche, mais il lisait les émotions dans leur regard hagard et cela lui suffisait. À la fin de la cérémonie, il se retira sans un mot et partit en direction de son magasin. Toutefois, il en était un, sans doute plus téméraire, ou plus courageux que les autres, qui l’avait suivi et était entré dans sa boutique. Là, penché derrière son comptoir, il poussait un carton aussi lourd que large. Aussitôt, le jeune homme se proposa de l’aider, mais il refusa :

— Vous n’êtes pas venu pour cela, lui avait-il soufflé d’un air narquois, tandis qu’il soulevait la caisse comme si de rien n’était.

Coi, le jeune homme n’osait plus rien dire, impressionné par la vitalité du boutiquier.

— Je sais ce que vous êtes venu chercher et je vous le donnerai, même si je me refuse à le faire.

Interloqué, le jeune homme regardait le vieillard de biais.

— Vous êtes venu le chercher. Certes, vous l’aurez trouvé, mais je puis vous dire cette seule chose : il vous attirera le malheur.

À ces mots, le jeune homme protesta et lui demanda pourquoi il ne réussirait pas. Ses intentions n’étaient-elles point pures et dépourvues de la moindre malice ?

— Oh si, s’était alors esclaffé le boutiquier.

— Mais derrière se cache un abîme, avait-il alors ajouté sur le ton mystérieux de la confidence.

Puis, sans ajouter un mot, il ouvrit la lourde caisse et en sortit un coffre qu’il lui confia, avant de le renvoyer.

Ravi, le jeune homme était rentré chez lui et, à peine en avait-il soulevé le couvercle, qu’il oublia l’avertissement du marchand. Le maire décédé, il avait décidé de présider à la destinée, qu’il devinait fabuleuse, de ses aînés. N’avait-il point reçu l’onction des hauts prêtres et des marchands ? En son for intérieur, il se sentait grand, immense même, garant de l’ordre et du progrès auquel il aspirait. Ne s’était-il point élevé en réclamant à cet homme, ce que nul autre n’avait osé avant lui ? Cependant, il demeurait en lui un fond de scepticisme. Tant de bruits couraient et il doutait que les choses fussent aussi faciles. Pourtant, à peine eut-il ouvert la bouche et prononcé ce simple mot, que tous tombèrent en pâmoison et l’adorèrent. Bientôt, partout dans la cité, l’on ne vit plus que lui, l’on entendit plus que lui. Seuls quelques esprits chagrins demeuraient à l’écart de la liesse. Mais ils n’étaient rien et comme il aimait l’harmonie, il se donna les moyens de les faire taire. Il n’eut pas longtemps à attendre pour accéder à la suprêmité de la plus haute des positions et il ne put que s’en féliciter. D’un simple mot, les gens tombaient d’accord, même les plus farouches de ses opposants. Dès lors, il n’eut de cesse que de récompenser ceux qui l’avaient hissé. Car s’il devait au mot son actuelle position, il leur devait, même s’il n’osait l’avouer, de l’avoir hissé hors du champ d’obscurité où il croupissait.

Ainsi tout allait pour le mieux dans la plus belle des cités.

À ceux qui avaient tout, il donnait tout. À tous ceux qui n’avaient rien, il prenait tout, puisqu’il n’avait besoin de rien, puisque les autres y pourvoiraient.

Cependant, la révolte grondait entre les murs. Toutefois, là encore le mot suffisait. Les gens venaient exaspérés par les taxes et les privations, le rencontraient et ressortaient le sourire aux lèvres. Pourtant, plus le temps passait et moins le mot faisait effet. Bientôt, il dut se terrer au fin fond de son palais, évitant de peu les fourches qui s’étaient amassées. Désemparé, il exigea qu’on le conduisît chez le boutiquier, celui-là même qui lui avait confié le mot. De nuit, alors que tous s’assoupissaient, il prit la fuite et s’en fut dans la ruelle où demeurait le marchand. À l’intérieur de la boutique, tout était désert et couvert de poussière, comme si elle avait été inoccupée pendant des années. Sur le comptoir traînait une feuille de papier noir ; en son centre était figurée une tache aveugle et blanche, comme le regard de ces hommes et de ces femmes qui l’attendaient au-dehors.

— Derrière chaque mot se dissimule un abîme qui, de la même manière que tu le regardes, regarde en toi. Toi qui voulus t’approprier le mot. Réjouis-toi ! Car tu es devenu le mot, chuchotait une voix tandis que la foule s’emparait de son corps.

Toute ressemblance avec des événements ou des personnages actuels n’est pas fortuite et parfaitement assumée.


Texte publié par Diogene, 12 septembre 2019 à 13h52
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