J'observais le paysage défiler, préservant le silence de l'habitacle.
Même Flamme était silencieux. Enfin, l'était jusqu'au moment où j'étais entrain de le penser.
« Dis-moi, petite, d'où tu tiens ton sourire ? Parce que ni ton père ni ta mère sont des gens sympathiques, pour être poli. »
Je clignai des yeux, trouvant son regard à travers le miroir qu'il avait abaissé pour m'observer.
Raphael était monté à l'arrière avec moi, tandis que Gael conduisait.
Je baissai les yeux.
« Ma grand-mère.
- Ah ! Et ton charisme ? De ta grand-maman aussi ? »
Je soupirai.
« Ce n'était pas du charisme, mais de la magie.
- ça, on l'a senti ! »
Il souriait. Ce bâtard me souriait.
Il balaya l'air de sa main avec nonchalance en captant ma surprise.
« Ne me regarde pas comme si j'étais stupide. Je savais, nous savions, ce que tu étais avant que tu n'en fasses la démonstration. »
Il se retourna, ses yeux brillant d'amusement.
« Ce qui me fait marrer c'est que tu ne sais pas, toi, quel genre de monstre nous sommes. »
Je pointai un doigt vers lui, toujours un peu apathique.
« Dragon. (Gael) Sorcier berserk. (Puis Raphael.) Dévoreur de Nuit. »
Flamme grimaça, légèrement vexé.
« C'est un peu réducteur. »
Je grimaçai.
« Gamin... Tu es un mage de feu, à moitié dragon. Je crois qu'un jour je t'ai vu avec des griffes, donc tu as la capacité de métamorphose. La moitié des sorts élémentaires n'ont pas d'emprise sur toi, héritage de ton sang de dragon. Pour Gael, c'est plus délicat. Les sorciers Berserk sont secrets. Mais je dirais que son totem est l'ours. Quant à Raphael, Dévoreur de Nuit est une gentille appellation pour ce qu'il est capable de faire, à mon avis. Maitriser les Ténèbres est un don très rare et peu dépassent les trois siècles de vie avant d'être dévoré par leur propre pouvoir. Je n'ai pas eu à vous isoler de mon sort, puisque de toute façon, vous y êtes proprement insensibles. Ayden, lui, est un mage psi de sang pur, qui ne vient pas d'une lignée des Clans Anciens, contrairement à vous trois. C'est pour cela qu'il est tant ébranlé. Il a senti qu'il ne jouait pas dans la même catégorie. »
Je retournai à mon observation du paysage, satisfaite de lui avoir rabattu le caquet.
Gael toussota au bout de quelques secondes.
« Tu le sais depuis quand ?
- Depuis mon aménagement. Ou plus exactement, depuis que vous êtes rentrés de votre voyage. Vos auras sont particulières et j'ai suffisamment de connaissance pour me rappeler quelles lignées possédaient le goût du feu, la sensation de fourrure et la terreur du noir. »
Raphael interrompit son silence.
« Tu as le goût du miel et du soleil. De la vie pure. »
Je rougis.
« Les Danéïdes ont une aura qui rappelle la douceur du sucre. »
Je le regardai.
« Les Dévoreurs, nos antagonistes, ont, eux, une odeur indéfinissable, terriblement inquiétante et attractive. »
On se dévisagea. Flamme grogna.
« Allez, Raphael est encore le plus mystérieux. »
Son râle me fit sourire.
« Tu l'es tout autant. Franchement, qui aurait cru qu'un dragon s'appellerait Flamme ? »
Son expression se fana.
« Mon véritable nom est Taranis. Mais c'est aussi le nom de mon grand-père, avec qui mes relations sont extrêmement mauvaises. Quand j'étais enfant, je me suis renommé Flamme. Même ma pierre de feu porte ce nom car c'est celui que j'ai choisi. »
Oh merde. Il devait vraiment hair son grand-père pour que même sa pierre de feu, l'équivalent d'un cœur pour les lignées descendant des dragons, accepte ce changement total d'identité. Je me penchai pour caresser l'une de ses mèches rubis avec douceur.
« C'est... Et bien, ton prénom prend une tout autre dimension. Et il te va bien. »
Il cligna des yeux. Son sourire reprit de l'éclat.
« Je t'ai suffisamment attristé pour un câlin ? Une petite pipe, ne serait pas de refus, tu m'as vraiment rappelé de mauvais souvenirs... »
Ah ! Il ne perdait pas le nord. Je montrai les dents en me rasseyant correctement.
« Ne me cherche pas, Flamme, gronda Raphael avant même que je n'eusse prononcé un mot. »
Son ami haussa les épaules en se repositionnant.
Mon regard navigua entre les deux. Ce n'était pas la première fois que Raphael montrait les dents à son ami depuis le début de la journée. Mais c'était la seule où nous étions dans un endroit aussi étroit. Un parfum de domination avait brutalement envahi l'habitacle, menaçant Flamme de représailles s'il osait braver l'ordre de Raphael pour... m'atteindre, moi. Raphael marquait, semble-t-il, un territoire qu'il était loin d'avoir conquis. Flamme me regarda au moment même où je le compris. Ses yeux d'or vieilli brillèrent d'amusement en voyant mon expression choquée. J'allais faire une réflexion mais Gael, le pacifiste du trio, lâcha un soupir torturé.
« Et dire que l'on va devoir supporter Arthur pendant un repas ce soir... »
Je déglutis. Belle initiative, Gael.
Moi non plus, je ne voulais pas y aller.
« Pourquoi avoir accepté ? Demandai-je à Raphael.
- Tu tremblais. Tes batteries sont à plats... Et tu es émotionnellement fragile après les révélations sur ton frère. »
Je fronçai les sourcils, insistant encore un peu.
« En quoi cela t'a poussé à dire oui ? »
Ses yeux plongèrent dans les miens.
« Tu as pris ma défense contre mon frère. Je te dois bien ça.
- Je n'ai rien fait de tel. Ton frère est un salaud, je l'ai simplement rappelé à l'ordre. Il dirige cette école, et à aucun moment il n'a montré de remords face à ce que ses élèves avaient fait. Il accepte que soit enseigné des sorts et des potions aussi dangereuses pour satisfaire sa soif de pouvoir. »
Je grimaçai.
« C'est un être détestable.
- Il est le plus aimé de nous deux. Bane est l'intellectuel, le jumeau calme et réfléchi, celui que tout le monde pense innocent.
- Et toi, tu es sensé être quoi ?
- La brute. Le meurtrier. Celui qui terrifie. Celui qui commet des actes répréhensibles, et qui aime ça. »
Je ricanai.
« Et bien. Tu es une brute, tu as du sang sur les mains et tu es un sacré connard. (Je tapotai sa main.) Mais toi au moins, tu as une conscience. Et si tu veux mon avis, tu es bien plus séduisant ce que serpent, et bien plus intéressant. »
Flamme gloussa.
« Tu as une manière bien à toi de faire des compliments, petite. »
Je haussai les épaules.
« J'ai grandi dans un clan où être une brute est l'essence même de la survie. Où la mort fait partie de la vie et où les caractères difficiles sont légions. (Je me tournai vers la fenêtre, m'assombrissant.) Et aimer tuer n'est pas forcément signe de monstruosité. La première fois que j'ai tué un homme, j'avais treize ans. Ce n'était pas un accident... (Je sentis leur curiosité. Quitte à avoir commencé...) En résumé, j'avais une amie humaine, avec qui j'allais souvent jouer dans les ruines à côté du village. Un jour, elle a disparu. Enlevée. Un pédophile sévissait dans la région depuis un petit moment, sans jamais se faire attraper... »
Je déglutis, me remémorant ma première crise de rage.
« J'ai défié ma grand-mère et je suis partie de nuit. J'ai traqué mon amie, je la connaissais si bien que je savais pouvoir la retrouver. Ce que j'ai fait. »
Je fermai les yeux.
« Elle était dans le noir, terrifiée, blessée. L'homme l'avait eu pour lui durant 24h. 24 longues et interminables heures, tout ça parce qu'on ne m'avait pas laissé la retrouver avant. J'étais tellement... enragée, lorsque je l'ai vu aussi faible, aussi dévastée, elle qui riait plus qu'elle ne respirait. L'homme est revenu alors que j'avais réussi à la libérer de ses liens. Il nous a bloqué la sortie. je... en voyant le plaisir malsain dans ses yeux, en ressentant ses émotions viciées, j'ai craqué. Je l'ai tué sous les yeux de mon amie, je l'ai brûlé vif. Il a mis le feu à la baraque en hurlant, se jetant sur les meubles tandis que mon feu immortel grignotait peu à peu ses cellules. »
Je rouvris les yeux, fixant un point.
« Il a mis vingt minutes à cesser de crier. J'étais jeune et ce type de pouvoir grandi avec l'âge. Il était moins puissant qu'aujourd'hui, mais plus brûlant que le feu humain. J'ai regardé son corps se recroqueviller, se réduire en cendre avec la maison de l'horreur. Puis j'ai ramené mon amie au manoir du clan. Elle ne m'avait lâché à aucun moment. (Un sourire rompit mon expression sombre.) Aujourd'hui, elle a deux enfants, trois petits-enfants, un mari aimant, et un fauteuil prêt à m'accueillir pour le thé. Elle est ridée, mais toujours aussi belle. Ce premier meurtre, cette première traque, fut pour que je puisse voir de nouveau son sourire plisser ses yeux, ses cheveux voler tandis qu'elle courrait entre les ruines. À aucun moment elle ne m'a regardé comme si j'étais un monstre, pas plus qu'elle n'a reparlé de cette nuit. De temps en temps, elle accourait chez nous la nuit pour venir dormir avec moi, me demandant d'illuminer la pièce d'un feu immortel. Il la réconfortait, lui rappelait que l'homme était mort. »
Je regardai à nouveau Raphael.
« Être meurtrier n'est pas forcément une mauvaise chose. J'ai savouré chaque seconde de mon premier meurtre, je m'en délectais profondément. Mais seulement parce que j'éliminais un monstre. Ton frère, s'il ne tue pas de façon aussi directe, façonne une génération de sociopathe. En cela, je m'estime meilleure, et que je t'estime meilleur que lui. »
Flamme relâcha son souffle.
« Combien de gens as-tu tué ? »
Je grimaçai. Je n'aimais pas cette question.
« Beaucoup.
- Beaucoup comment ? »
Je me frottai la nuque en détournant le regard une nouvelle fois.
« J'ai tué partout dans le monde... et j'ai cessé de compter au bout d'un moment.
- Tous le méritaient ? »
Je hochai la tête.
« Oui. »
Il pencha la tête.
« J'en ai tué quatre cent vingt huit en cinq cents ans d'existence.
- Petit joueur, ricana Gael. Je crois que j'ai atteint les mille.
- Je suis un pacifiste, que veux-tu... »
Je sentis la tension me quitter.
« J'ai rayé une ville de la carte, lâcha Raphael. »
Waouh.
Je clignai des yeux, essayant de capter son regard. Mais il regardait par la vitre. Ses muscles étaient tendus, ses mains crispées. Le dessin de sa mâchoire était plus marqué et je savais désormais que si je le regardais avec ma magie, je verrais des volutes de ténèbres dans son aura.
Il parla de nouveau comme s'il avait pris une décision importante.
« C'était en Chine. Une mission du Ministère du temps où je n'avais pas encore mon premier siècle. Trafic d'enfant. Il s'est avéré que toute la ville, humain compris, avait pris part à cette action. Les gamins étaient... vendus pour le sexe, l'esclavage, les plaisirs pervers de toutes sortes. Il y avait peut-être des gens innocents dans cette ville, mais je l'ai tout de même détruite. J'ai accepté les dommages collatéraux. Puis j'ai traqué les acheteurs extérieurs. J'ai dû éteindre trois lignées de sorciers asiatiques, rendu inopérant un cartel de drogue, sans parler de traumatiser des générations entières d'humain dans cette chasse qui m'a prit une dizaine d'année. Quand je suis rentré, ma famille a eu peur de moi. J'avais changé. »
Il tourna brutalement la tête lorsque je glissai ma main dans la sienne. Je serrai sa paume contre la mienne. Il regarda nos mains entrelacées avant de se concentrer sur mon visage. J'articulai les mots suivants avec prudence, essayant de ne pas trop dévoiler des pans de mon passé.
« J'ai tué chacune de mes victimes en les regardant droit dans les yeux et ils ne m'ont jamais hanté. Le simple fait que je ressente ta souffrance, là, des siècles après, montre que si tu aurais pu, tu aurais épargné les innocents. Mais tu as mis fin à quelque chose qui provoquait beaucoup de peine et d'horreur. Ces innocents ne sont pas morts pour satisfaire ton égo, mais pour arrêter le Mal. Ce n'est pas une mort déshonorante. »
Il regarda à nouveau ma main, minuscule dans la sienne, leva nos doigts entrelacés. Puis il me fixa droit dans les yeux.
« J'ai senti ton envie, tout à l'heure. Tu as repoussé le monstre en toi. Je ne suis pas comme toi. Moi, je les aurais forcé à passer à l'action. »
Il voulut lâcher ma main. Mais mon instinct me dit qu'il ne fallait pas.
Je le tins fermement. Et je souris.
« Ouais, mais toi, tu n'avais pas ton frère inconnu dans la pièce. »
Je me penchai.
« Tu n'avais pas les auras de peur qui t'arrivaient par vague. Tu n'entendais pas les battements affolés de leur cœur, les larmes de supplication sur leurs joues. »
Je sentis mon sourire disparaître.
« Tu n'as jamais complètement perdu le contrôle au point d'avoir peur de toi même. Si j'étais passée à l'action, rien n'aurait pu m'arrêter. Pas même toi. Pas même ma mère. Je serais devenue ce qu'on appelle une Dame de Rage. J'aurais éliminé tout ce qui se présenterait devant moi, sans jamais m'épuiser, sans plus rien ressentir. Je les tenais tous. J'aurais basculé. Pas toi. Toi, tu aurais éliminé les quatre. Je ne me serais pas arrêtée là. »
Cette fois-ci ce fut moi qui voulut retirer ma main. Dans mon besoin de le réconforter, j'avais avoué plus que ce que je désirais.
Mais il ne me laissa pas faire.
Le détournement de sujet été parvenu à me rendre muette.
Le reste du trajet fut silencieux. Plus silencieux qu'un cimetière.
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