Mon réveil sonna alors que le soleil se couchait, me tirant une grimace de dégoût. Je n'étais pas allée au lit dès mon entrée dans mon foyer, trop énervée. J'avais donc mis à profit toute cette énergie en passant quelques heures à mon bureau à fouiller les registres familiaux des plus grandes lignées d'immortels pouvant procéder à un sort aussi vicieux que le sortilège de Marionnette sans laisser la moindre signature, avant de m'avouer vaincue par le sommeil.
Aussi, lorsque je me levai, le visage chiffonné, les cheveux fous, en tee-shirt extra-large floqué d'un « Je suis une garce et je t'emmerde » qui m'avait fait ricaner lorsque je l'avais enfilé, je n'étais capable que de tituber jusqu'à la cuisine pour me faire un café.
Cette boisson avait été LA découverte en arrivant en ville. Les clans d'Anciens avaient tendance à tellement adorer la nature que leurs membres se concoctaient des tas de tisanes toutes plus étranges les unes que les autres. C'était l'un des détails qui rappelait tout ce qui nous différenciait, nous, les Clans Anciens, des Enfants des Mortels, qu'ils soient sorciers, mages ou que sais-je d'autre, bien moins connectés aux énergies naturelles.
Mais moi, l'amertume du café m'avait séduite. Pourquoi ? Parce que j'étais une rebelle, probablement.
Enfin, c'est ce que ma grand-mère ne cessait de déplorer. Elle aimait me rappeler que j'étais souvent en décalé par rapport à elle. Non pas que cela la dérange, au contraire. Mon Clan aimait la différence.
Je m'installai sur ma terrasse qui dominait une bonne partie de la ville, encore en effervescence malgré la journée qui s'achevait. J'étais loin des bruits et des vies qui s'agitaient là, en bas. J'avais appris à aimer l'énergie grouillante des paysages urbains. Malgré mes capacités d'empathe, je n'avais pas eu de soucis à me mêler à la foule, adoptant bien vite le rythme entraînant de la multitude mortelle des environs. Par contre, que mon foyer soit à distance de ce flux constant d'âmes non protégées avait été nécessaire pour le repos de mon esprit.
Malheureusement, je n'avais pas trouvé de solution pour m'éloigner de façon respectable de mes très chers voisins.
Mon réveil en douceur prit un autre tournant lorsqu'ils se pointèrent sur leur propre terrasse annexe à la mienne. Ils en avaient trois, dont une à l'étage du dessus, et c'était pourtant celle-ci qu'ils avaient choisi, à l'instant précis où je m'y trouvais. Je les soupçonnais de guetter mon aura depuis l'aube. Je leur jetai un coup d'oeil discret en espérant secrètement qu'ils disparaissent. Pour toujours, de préférence.
« Oh ! Mais que vois-je ? »
La Déesse était avare en miracle ces derniers temps, semblait-il. J'ignorai le rustre. Je ne repartirais pas dans une querelle avec ce crétin congénital avant d'avoir fini mon premier café.
« Tu l'as vexé, s'amusa Gael en se posant face à moi, détendu, toutes ses émotions sous contrôle. Désolé pour tout à l'heure, petite sorcière, Flamme est un con. Et la soirée a été plutôt contrariante. »
Contrariante ? Lors de mon départ pour le boulot, tout avait pourtant semblé libéré et bien parti pour l'amusement, quel qu'il soit. L'interpellé se plaça à côté de son ami, une grimace d'excuse sur ses lèvres qui, pourtant, n'atteignit pas ses yeux. Ses émotions étaient verrouillées et, pour une fois, je ne sentis pas son aura sexuelle me toucher. Je ne savais pas si c'était reposant ou particulièrement flippant venant d'un être aussi brutal que lui.
« Ouais. Je n'étais pas dans mon assiette. J'ai déraillé. Ne me maudit pas, petite, gloussa-t-il. »
Mais lorsqu'il crut que je ne le regardais plus, il dévora mes jambes du regard.
« Mais vous êtes tellement... commençai-je avec une grimace de dégoût.
- Flamme ! »
Raphael apparut. Et merde, merde... Il ne manquait plus que lui. Ses yeux observèrent la scène et je le vis se fixer sur son ami qui se raidit, son visage se fermant tandis qu'il se tournait vers le nouvel arrivant. Comme s'ils avaient eu une sorte de discussion à mon sujet. Non, je rêvais. J'étais insignifiante pour eux. Un sujet d'amusement ou d'agacement, tout au plus. Raphael ne pouvait pas avoir ordonné à Flamme de me foutre la paix. Malgré tout, ma curiosité s'était éveillée. Je tendis lentement mon esprit vers eux...
Mon portable sonna. Ouf. Sauvée.
Je décrochai sans attendre, dressant rapidement un sort de discrétion autour de moi, les yeux observant le combat silencieux que menait mes deux voisins. C'était vraiment inhabituel.
« Oui ? Fis-je, complètement absente.
- Ta voix est toute endormie, encore, chérie... »
Je soupirai en reconnaissant la voix. Au revoir Charybde. Bonjour Scylla.
« Grand-mère.
- Tu devrais revenir à la maison, ce rythme citadin que tu t'imposes n'est pas naturel.
- Grand-mère, putain, grognai-je, définitivement de mauvaise humeur.
- Pas la peine de prendre ce ton avec moi, jeune fille ! »
Je me pinçai l'arrête du nez. Essayer de gagner une joute verbale avec ma grand-mère revenait à commencer une guerre de cent ans.
« Oui, Angela, fis-je d'un ton las. Désolée, dure semaine.
- Hum. Bon. (Elle resta silencieuse quelques secondes avant de repartir à l'attaque.) Tu viens pour l'anniversaire du premier siècle de ta cousine ? »
Je réfléchis. Où était le piège... ?
« C'est dans deux semaines ?
- Oui. La même date, comme tous les ans. »
Son ton moqueur me hérissa un peu plus.
« Je vais voir, marmonnai-je.
- Non. Tu sais quoi, ce n'était pas une question. Tu n'es pas rentrée depuis des mois et c'est tout de même son premier siècle !
- J'ai du travail, tempérai-je inutilement.
- Foutaises. Tu nous fuis, nous, ton propre sang, pour des inconnus, tu...
- Grand-mère, tu t'excites toute seule, là, m'agaçai-je. Je ne fais que travailler, je ne bouffe pas la queue de quelques politiciens véreux en quête d'un peu de pouvoir social.
- Ton insolence s'est aggravé. Mon adorable petite-fille se transforme en citadine. »
Je levai les yeux vers le ciel rosit par le crépuscule, la mâchoire tendue. J'allais bientôt avoir besoin de m'isoler, au vu du nombre de personne qui cherchait à me faire sortir de mes gonds.
« Ne dramatise pas...
- Tu appelles si peu...
- Je vous appelle toutes les semaines, marmonnai-je.
- Je commence à oublier ton visage...
- Tu es aveugle, tu n'as jamais vu mon visage.
- Les petites oublient, elles !
- Je les ai en visio à chaque fois qui leur prend l'envie ! Arrête, on est au vingt-et-unième siècle, la télécommunication aide à garder un bon contact.
- Tu n'es pas rentrée pour Samhain.
- Encore avec cette fête ?! Râlai-je dans un cri désespéré »
Je me frottai les tempes en me levant, définitivement réveillée.
« Si tu veux faire la liste de toutes les journées que j'ai manqué, tu en as pour quelques centaines de réflexions. Même toi tu n'es pas une râleuse aussi compétente, sifflai-je en me penchant au dessus de la ville.
- Ah ! Et ça insulte la chef de famille ! »
Le silence se fit. Finalement, un gloussement incontrôlable monta dans ma gorge, se transformant en un rire franc et libérateur. Quand elle en arrivait aux glapissements, c'était qu'elle manquait enfin d'argument. La déconvenue dans sa voix me faisait toujours rire car il était rare qu'elle perde ses moyens après une aussi courte joute verbale.
« Ah, mamie... soufflai-je avec tendresse.
- Ne m'appelle pas comme ça, on dirait une petite vieille aux cheveux blancs.
- Tu as les cheveux blancs. Et tu es si vieille que personne ne connaît vraiment ton âge. »
Elle soupira.
« Et toi, tu as réponse à tout.
- Angela... Toi aussi tu me manques, avouai-je. Tu sais quoi ? Je vais faire un pas : je pose des congés à la fin de cette affaire et je viens vous voir.
- Pour l'anniversaire d'Anthea ? »
Je grognais.
« Non, je ne pense pas, et n'insiste pas sur ce sujet.
- Depuis quand les citadins sont plus malins que ma petite-fille ? Grommela-t-elle, mécontente.
- Depuis qu'il y a des procédures à respecter ?
- Des procédures ? Toi, tu suis des procédures ? »
Son fou-rire me réchauffa le cœur. Je me surpris à sourire largement. Que ma famille me manquait !
« Oui, et je suis même excellente à ce jeu-là.
- Bon. Disons que deux semaines c'est un peu court, m'accorda-t-elle.
- Je vais faire tout ce que je peux, je te jure.
- La réponse est déjà moins ferme.
- Tu m'as l'air terriblement désespérée... la taquinai-je.
- Ah ! Alors mon jeu d'acteur s'améliore.
- Sociopathe.
- Moi aussi, je t'aime ma chérie. Ne te fais pas tuer.
- Je n'en ai pas l'intention.
- Je te laisse, j'ai ma potion de mortalité sur le feu. »
Je me redressai, soudain aux aguets.
« De mortalité ? »
C'était une potion délicate, qui rendait celui qui l'avait bu faussement mortel. Cela dissimulait l'énergie tout en permettant de lancer des sorts. Se pourrait-il...
« Tu m'as appelé alors que tu la composais ?
- Oui. Répondit-elle prudemment. »
OK, bon. Grand-mère avait des intuitions. La plupart du temps, elle ne s'en rendait pas compte, mais chacune de ses actions comptait, pour qui la connaissait. Et mon instinct me soufflait que ce coup-ci, l'information était importante. Néanmoins, je n'étais pas devenue un bon flic parce que mon instinct était aiguisé mais parce que je le validais par des preuves.
« Tu as quelle utilité de cette potion ? Elle a une tenue de 48h.
- Oh, c'est pour l'apprendre aux petites. »
Les petites en question avaient dix ans. Les jumelles étaient douées. Mais cette potion était d'un niveau bien trop élevé pour elles.
« Je suppose qu'elles n'y ont rien compris...
- Je voulais qu'elles comprennent la complexité des potions et la patience... »
Sa voix s'éteignit lorsqu'elle se rendit compte à son tour de ce qu'elle disait. Ouais, elle aurait tout aussi bien pu se servir d'une potion utilisable, comme le sérum de vérité, qui tenait un mois après sa fabrication. Validation trouvée.
« Merci, grand-mère.
- Et bien, je suppose que ça te fut utile. »
Elle raccrocha brusquement.
Angela n'aimait pas quand on lui rappelait que ses actions étaient pour la majorité contrôlées par la magie. Dommage, car elle était tellement puissante qu'elle aurait pu se construire une solide réputation politique, avec ces dons-là. Quoiqu'à bien y réfléchir, elle n'en avait jamais eu besoin. Elle avait bien d'autres tours dans sa manche, la vieille.
Je tapotai ma tasse, réfléchissant.
Le plus étrange dans mon affaire avait été l'absence de trace des lanceurs de sort. Sans marque sur les victimes, il était quasiment impossible de garder les cibles sous contrôle à plus de deux kilomètres. Et j'avais fait un tour de périmètre de trois kilomètres de rayon.
J'étais suffisamment sûre de moi pour savoir que je n'avais rien raté. Le hic, c'est que cette potion n'était pas à la portée de tout le monde, loin de là. Et me baser sur l'instinct de ma grand-mère qui se situait à des milliers de kilomètres de la ville n'allait pas m'aider à avoir des mandats.
« Finalement, t'es plutôt drôle. »
Merde, je les avais oublié.
Je me tournai vers Flamme dont le regard n'était plus aussi frivole. Non, il était bien plus intéressé. Magiquement, s'entend. Pour dire : il ne matait pas mon cul alors que je lui avais offert un point de vu unique sans y réfléchir. Non, il décryptait chacun de mes traits, comme s'il me redécouvrait.
D'un rapide coup d'oeil encore prudent, je remarquai que même Raphael avait changé d'attitude, il était plus... attentif. Il s'était nonchalamment appuyé contre un mur, les bras croisés sur son large torse tourné vers moi, son regard fixé sur mon visage.
Je vis alors qu'ils étaient habillés avec élégance, en costume de créateur, comme d'habitude lorsqu'ils n'étaient pas à demi-nu. Ces trois-là traînaient ensemble depuis des siècles, d'après les rumeurs, et avaient fait les plus Hautes Ecoles de leurs temps, avaient des réputations solides et venaient de lignées extrêmement réputées et dangereuses, seuls leurs rôles au Ministère étaient relativement obscurs pour moi. Je n'avais pas cherché plus loin la première fois qu'ils m'avaient agacé au point de fouiller pour savoir à qui j'avais à faire. Si je les voyais comme mes insupportables voisins, Ayden m'avait confirmé qu'ils étaient respectés et craints par le reste du monde. Et foutrement puissants. Mais ça, je l'avais déjà découvert. Bon, en réalité, il y avait une chose que j'avais tendance à l'oublier sur eux : je faisais face à des descendants de Clans Anciens, presque comme moi, à la différence que leurs ancêtres avaient mêlés leurs sangs à celui des Enfants de Mortel, mais appartenant aux hautes sphères, détenant des informations hyper sensibles, de vrais mines de savoir. Surtout qu'ils étaient âgés de plusieurs siècles. Eux n'auraient pas besoin de mandat pour suivre une piste.
Je me tournai vers eux, imitant la position de Flamme contre la barrière. Comme ils contrôlaient leurs émotions, je n'eus aucun mal à utiliser ma verve toute neuve, ce qui me permit de prendre un ton nonchalant qui cachait bien les frémissements mécontents de mon ventre à l'idée d'engager la conversation avec eux.
« Et vous, assez indiscrets. »
Il haussa un sourcil, et je lus dans son regard l'amusement – et même un peu de plaisir. La faible résonance de ces émotions dans son aura pourtant étouffée m'apprit que ce regard était sincère. Je me surpris à le trouver moins agaçant. Juste un peu, juste à cet instant.
« Tu avais posé un sort de silence ? Désolé, je n'avais pas fait attention. »
Je haussai les épaules, peu impressionnée.
« Parvenir à briser un sort de niveau deux n'est pas exceptionnel en soi. C'est juste impoli. »
C'était la première fois que j'arrivais à prendre un ton amusé face à eux. En même temps, c'était la première fois qu'ils gardaient leurs auras maintenues sous contrôle. Je ne sentais pas ma magie gronder dans mon sang. Non, j'étais intellectuellement libre d'engager la discussion. Mais ce qui m'inquiétais c'était surtout : pourquoi j'en avais envie ?
Parce que j'étais en mode enquête. Oui, sûrement. Ou bien parce que je laissais ma curiosité naturelle de sorcière diriger mes cordes vocales. Après tout, ils faisaient partis des clans Anciens, mais des clans moins connus, plus mystérieux. Normal que je veuille en savoir plus. Oui, c'était la raison la plus probable... Mais, Déesse, qu'est ce qu'ils m'agaçaient tellement en temps normal !
« Puisque vous avez été indiscrets, et que vous faites parti de l'élite, vous savez que je vais vous poser une question. »
Ce fut Gael qui se redressa, son visage enfin dépourvu de politesse, exprimant plutôt une sévérité qui aurait pu m'intimider. Sauf que, disons le enfin, ce début de journée mouvementé avait coupé court à toute retenue chez moi. Je les avais menacé, je ne pouvais faire pire.
« Essaye toujours, articula-t-il avec froideur. »
Je souris, plissant les yeux. Le prédateur en moi ricana.
« Je sais que la Grande Ecole est la nouvelle révolution de ce siècle : connaissances partagées entre les lignées, cours adaptés au niveau des élèves... Ma question est : apprend-on à des adolescents à créer des potions dangereuses ? »
Le viking me dévisagea sombrement. Je tins son regard sans flancher. J'étais en mode flic, imperturbable. Ma poker face était travaillée. Quoique j'en dise, ils étaient intimidants, et je devais faire énormément d'effort pour ne pas ciller.
Ce fut Raphael qui répondit, faisant brièvement s'affoler mon pouls.
« Tu n'as pas à connaître la réponse. »
C'était un oui implicite. Je dodelinai de la tête, sachant me satisfaire des miettes qu'il me donnait.
« Hum. Effectivement, je ne suis pas des vôtres. Avoir une réponse claire me sera impossible. Mais merci, j'ai tout ce qu'il me fallait. »
Je me détournai en sentant leurs contrôles se briser. Je devais fuir avant de redevenir une loque balbutiante et rougissante, les sens submergés par leurs émotions brutales, récupérant ma tasse avec un geste leste qui donna l'illusion que tout était sous contrôle.
Pourquoi eux en particulier avaient le pouvoir de réduire à néant mes décennies d'entraînement, d'assurance et d'arrogance ? J'avais pourtant eu à faire avec des êtres odieux, impressionnants et flippants dans ma vie. Aucun ne m'avait perturbé autant que ces trois-là. Étais-ce parce que je ne pouvais pas les tuer ? Non, je le ferais si... j'en avais vraiment l'envie. Je ne savais pas comment réagir. Rien ne m'avait préparer à haïr ces mecs tout en les trouvant intéressants. Je n'aurais pas dû m'intéresser à eux, par contre. Merde, c'était si compliqué !
Je me secouai en fermant la baie vitrée.
Deux gosses avaient été tués. Il n'était pas trop tard pour valider mon hypothèse en retournant sur les lieux du crime. Après tout, la magie pouvait survivre des siècles et je savais ce que je cherchais.
J'avais donc des potions à concocter et ça allait me prendre toute la nuit, pas de temps à perdre avec des questionnements plus ou moins légitimes sur mes voisins.
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