L’immensité de l’univers se déployait devant lui, la Terre en premier plan. Existait-il une prison si vaste et tant capable d’induire dans les âmes un si profond sentiment d’isolement et de solitude ? Probablement pas. Pourtant, il n’avait d’autre choix que de se perdre dans les étoiles. Que de regarder la planète d’où on l’avait déraciné. Son corps entier était immobilisé. Contre un disque épais en BoisFer adamantin de taille humaine, fixé à la paroi métallique de son étroite cellule. Un carcan lui enserrait étroitement le cou. Des entraves lui meurtrissaient les poignets et les chevilles.
Cela faisait plusieurs mois depuis son incarcération. Soixante-douze jours très exactement.
Sans manger, ni boire.
D’après la position de la lune par rapport au soleil et à la Terre, on avait une conjonction. Une lune noire, plus précisément. Le satellite naturel de la Terre se trouvait très proche du plan de l’écliptique. En conclusion : une éclipse avait débuté depuis moins de cinq minutes au-dessus de l’Europe de l’Ouest. Une éclipse totale probablement…
Encore une éclipse…
Et ce malaise…
Soudain, il aperçut des éclats lumineux et des lueurs dont l’origine ne faisait aucun doute. Les battements de son cœur s’accélérèrent brusquement. Non, c’était impossible ! pas à nouveau ! Il s’agita violemment dans tous les sens, essayant de se libérer jusqu’à ce que ses poignets et ses chevilles fussent en sang. Sans succès. Ils avaient conçu ces impedimentas pour des prisonniers ayant la force de quarante Tanakim. Sans son neshir, son corps n’avait que celle d’une trentaine…
Pour qu’il les vît de l’espace, les dégâts engendrés devaient être colossaux. Une autre guerre ! Pourquoi ? Pourquoi les hommes recommençaient-ils à s’entretuer à grande échelle au risque de s’autodétruire ?
Il n’avait jusqu’alors qu’une seule consolation dans la solitude de cette prison. La pensée qu’il s’en était allé en laissant la paix sur la Terre, mais le chaos se répandait à nouveau, comme une gangrène, une maladie, l’empreinte du mal originel.
De tristesse et de colère. Le cœur d’Edward Lukeni se craquela.
— J’ai échoué… murmura-t-il sombrement, la voix brisée, la gorge serrée. Orion, mon fidèle Orion, qu’as-tu fait ?... Tu étais la dernière de mes Lunes… Et tu…
Il ferma les yeux, la mâchoire crispée, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.
— Les autres se sont-ils également retournés contre leur Seigneur Jovien ? Contre mes A’shua Meno ?
Probablement. Car ce qu’il voyait ne se serait jamais produit sous leur garde. Ils ne l’auraient jamais permis. C’était une conspiration… Orion, le plus puissant d’entre eux, à leur tête… Et pour quoi faire ?
— Pour quoi faire ? rugit-il de colère. Pour détruire la Terre, une Terre pour laquelle nous avons sué sang et larmes afin de pouvoir habiter de nouveau sa surface ? Une terre que nous étions censés garder et protéger des affres des ténèbres qui la parcouraient.
Ses poings tremblaient de rage.
— Une guerre, Orion Eldar ! Pourfendeur du Ciel ! gronda-t-il de fureur. Pour une guerre ? Alors que nous venions à peine de nous débarrasser de ces satanés Reiishirins…
La première fois qu’il l’avait rencontré, c’était sur l’île de Savai’i après qu’il eût sauvé l’île de sa destruction. Il était haut comme trois pommes, un petit rouquin dans les bras de sa mère. Il n’avait jamais rencontré de garçon aussi intrépide et à l’esprit aussi vif. Il l’avait élevé comme son propre fils et l’avait pris comme son élève avant d’en faire l’une de ses Lunes. Un de ses plus proches lieutenants. Son sang d’airain était dense. Plus dense que celui de toutes ses autres défuntes Lunes, mortes lors de la Guerre d’Airain.
— Oreinym Maeshia ! s’écria-t-il désespéré, la gorge nouée par la tristesse et la culpabilité. Souverain Immaculé ! Dis-le-moi, ai-je eu tort d’empêcher la destruction de Savai’i ? N’était-ce donc que mon orgueil, ma folie ? Ai-je donc marché tout ce temps dans les ténèbres croyant alors contempler la lumière ? Non, Val Orian me l’avait confirmé. J’ai fait ce que tu attendais de moi mais alors, où me suis-je donc fourvoyé ?
Son corps entier vibrait d’émotion alors qu’il fixait les éclats des explosions si intenses qu’elle soufflait les nuages.
— Par les Témoins de l’Ashayshin ! je jure que je ne prendrai plus de Lunes ! Elles meurent, ou finissent par se retourner contre moi…
Willard, l’indestructible, était-il encore en vie ? Et l’imprévisible Kis ? Le clairvoyant Aki, l’indomptable Augustus ? La féroce Ambre ? L’insaisissable Shun ? la douce Shaina ? Était-il le seul qu’on avait délibérément laissé en vie puis enfermé et enchainé comme un chien dans Nihilo Sideraleon ? Car il n’avait aucune chance de s’évader. Encore une ironie. Une sombre ironie vu qu’il était celui qui avait lancé sa construction… Afin d’empêcher exactement ce qui était en train de se produire… Il avait tout fait pour que cela n’arrive pas… mais visiblement pas assez. Il avait lamentablement échoué.
— Elyakareim, pardonne-nous… pardonne-moi. Je n’ai pas pu empêcher cette folie et je ne peux plus rien faire pour l’arrêter… pardonne-moi…
Il revint à lui en s’extrayant péniblement d’un brouillard ouateux et amer.
— Elyakareim, pardonne-nous, murmura-t-il en essayant de comprendre où il était.
Comment avait-il pu se libérer des impedimentas…
Qui… était-il ?
Evan Azekel Nakayi, tel est mon nom. Je n’en ai pas d’autres.
Oui bien sûr… mais alors… Un rêve ? Non, cela avait été trop réel. Il y avait eu trop de détails. Et encore ce Pourfendeur du Ciel. Orion. S’agissait-il des souvenirs d’Edward Lukeni ? Comment ? Comment était-il capable de rêver les souvenirs d’un homme mort il y avait de cela presque mille ans.
Le regard ambré de Nora manqua de le faire sursauter. Il se rappela alors les derniers évènements. L’Épine… Il n’était donc pas mort mais la moue moqueuse avec laquelle elle le fixait, lui donnait envie de l’être. Avec difficulté et lenteur, il se redressa le visage crispé. Ses muscles étaient endoloris comme s’il avait été roué de coup par une douzaine de personnes. Son épaule l’élançait douloureusement. Il se souvint alors, qu’il avait la finale de garoway le lendemain matin.
Le lendemain matin !
Il jura à voix basse.
Une telle malchance, ce n’était pas normale.
— J’espère que tu y réfléchiras à deux fois avant de défier de nouveau Rayn Harlec, dit Nora en se redressant alors que jusque-là elle s’appuyait des coudes sur le haut du dossier du canapé. On ne plaisante pas avec un homme aussi puissant. Tu savais que l’Aurarque Mical avait voulu faire de lui son 1er Imperator ? Il a décliné l’offre car il aurait dû quitter Remorum et les Harlec sont très attachés à Remorum.
Evan regarda autour de lui. Ils étaient chez Ella, et la propriétaire des lieux était absente visiblement. Il passa ses mains lasses sur son visage engourdi, et se pencha en avant. Il avait des vertiges.
— C’est donc lui qui me l’a envoyé… l’Épine…
— Pas exactement, mais c’est tout comme.
Qu’est-ce que c’était censé vouloir dire ?
— Pourquoi m’as-tu aidé alors ? Lui demanda-t-il d’une voix épuisée. Je croyais que tu étais de son côté… Tu as bien participé à ma destitution en lui donnant ton accord scellé, non ?
Elle le fixa un moment sans rien dire puis plissa les lèvres en détournant le regard. Nora contourna lentement le canapé de sa démarche légère, la mine pensive avant de dire en s’arrêtant :
— C’est bien ce que je pensais… Tu ne l’as pas écouté, n’est-ce pas ?
— Écouté quoi ? Demanda Evan, intrigué.
— Le message que je t’ai laissé... Tu as trouvé la sphérophone, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Et tu as laissé le message s’effacer sans l’écouter ?
— Pourquoi aurais-je écouté le message d’une traîtresse et d’une voleuse ? cracha-t-il. D’une hypocrite dissimulant sa véritable identité et qui…
Evan se tût subitement en se rendant compte que c’était aussi son cas. Il prétendait être quelqu’un qu’il n’était pas mais les raisons n’étaient pas les mêmes. Après tout, elle avait choisi cela, pas lui.
— Tu n’es vraiment qu’un abruti, dit-elle en secouant la tête, un sourire maussade sur les lèvres. Aussi buté qu’un jeune alandrin sauvage… Si seulement tu l’avais...
— Nora, arrête ! la coupa vivement Evan car l’apparente sincérité de la jeune fille l’irritait profondément. Arrête ! Je ne sais pas ce que tu essayes de sous-entendre… En fait, je n’ai même pas envie de le savoir alors arrête ! Toi, tes faux-semblants et tes tentatives de manipulations… tu me donnes envie de vomir.
Il eut un silence pendant lequel ses yeux en amande le fixèrent intensément, son visage arborant une expression indéchiffrable.
— OK, fit-elle brusquement en hochant la tête, l’air maussade. C’est vrai que j’ai signé l’accord scellé que voulait le Shedim Harlec. C’est un bon ami à mon grand-père, je ne pouvais pas le lui refuser. Et personnellement, je n’en ai rien à faire que tu gardes ton titulus ou que tu le perdes. J’ai juste rendu un service. Et par ailleurs, nous sommes quittes.
Voilà qui était mieux !
Un peu d’honnêteté faisait du bien !
Evan se leva et serra les dents car la pièce menaçait de basculer. Il bouillonnait de rage car il savait qu’il n’allait pas être d’attaque pour la rencontre de demain alors qu’ils comptaient tous sur lui. Si seulement l’herboriste avait été là, il lui aurait demandé de faire un miracle comme la dernière fois mais sa boutique demeurait fermée.
— Très bien. Ça fait plaisir de t’entendre dire la vérité une fois de temps en temps, lui dit-il en contournant prudemment le canapé.
Il la vit lever les yeux au ciel en soupirant.
— Sur ce, sois sauve et que les cendres te protègent… conclut-il.
— Tu n’essayes même pas de récupérer l’Atomium Adamantis ? lança-t-elle, surprise, les mains dans les poches de son large sweat à capuche.
— Tu ne me le rendras pas même si je te le demande gentiment, n’est-ce pas ? Je le récupérerais plus tard. Là, tout de suite, j’ai surtout besoin de repos.
— Tu n’es pas aussi bête que tu en as l’air. Je dois t’avouer que je m’attendais à autre chose… Ce matin… Heureusement pour toi que le Shogun était là.
Evan se détourna et s’éloigna vers la porte en silence.
— Écoute, pour l’Atomium Adamantis, fit la jeune fille. J’aurais besoin de ta coopération.
Evan s’arrêta et il lui dit en se retournant à moitié.
— Si tu me dis la vérité sur toute cette affaire, je te dirais ce que j’ai découvert à Bibliothèque d’Ambre, parce que je sais que tu m’y as suivis. Je sais aussi que tu t’es battu contre Franz mais qu’il t’a échappé. Ramène-moi l’Atomium. De toutes les manières, tu ne pourras jamais l’ouvrir.
Pendant une demi-seconde, le regard de Nora perdit son assurance. Elle soupira avant de dire :
— OK, je te le ramènerais mais te dire toute la vérité ne dépend pas de moi, mais je verrais ce que je peux faire.
La porte d’entrée coulissa devant lui et il lui lança :
— Même si je ne semble pas l’être, je suis capable de tout supporter, même d’attendre très longtemps. J’ai du temps à revendre mais je doute que ce soit ton cas. Je veux la vérité, Zal. Toute la vérité.
— Tu as vraiment une sale tête, lui répéta Keiji pour la troisième fois alors qu’ils entraient dans le vestiaire. Tu aurais vraiment dû m’appeler. J’aurai été là en moins de deux.
Evan grogna en s’asseyant lourdement sur le banc. Cela ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Et puis, Keiji habitait au centre de la cité. Il n’aurait pas été là, en moins de deux comme il le prétendait. Ses muscles ne le faisaient plus souffrir et son épaule ne brûlait plus mais elle était loin d’avoir retrouvé sa mobilité habituelle.
— Tu es d’attaque, Evan ? Lui demanda Alejandro en se plantant devant lui. Ou bien faut-il qu’on te remplace ?
Même s’il le lui demandait, Evan voyait dans son regard qu’il attendait une réponse précise et il la lui donna :
— Non, ça ira. J’ai connu pire.
— Bien, conclut le capitaine. Je compte sur toi, secundus.
Si seulement le match avait eu lieu dans l’après-midi, il n’y aurait plus eu la moindre trace de la blessure. Les effets du poison ne seraient plus qu’un lointain souvenir, mais là, il avait des légères migraines et son épaule l’élançait légèrement. Par-dessus tout, il ressentait une langueur dans chacune des fibres de son corps. Pas vraiment d’attaque pour courir en évitant des taureaux lancés par des snipers furieux. Non vraiment pas. Et son adversaire connaissait son état. Il était convaincu que la Regina n’hésiterait pas à tirer parti de la situation. Opportuniste et perfide comme elle était. Il s’ébroua et se mit rapidement en tenue.
Lucas était étonnamment silencieux. Il le lorgna à plusieurs reprises avec une surprise palpable. Pourquoi semblait-il étonné de le voir ? Le jeune homme se souvint que Tessa lui avait dit qu’elle accepterait son anneau de bois et son cœur se serra douloureusement dans sa poitrine. Il remarqua néanmoins que la base du pouce du fils Lechatel était toujours nue, donc elle n’avait pas encore accepté ou il ne lui avait pas encore fait sa demande. Peut-être attendait-il la fin du championnat et comptait-il le faire après la finale, lors du grand bal qui serait organisé au sein de l’Aurarquat.
Ou peut-être savait-il pour l’attaque de L’Épine car après tout, il était pratiquement le gendre de Rayn. Ce dernier l’avait bien impliqué dans la machination qui avait conduit à sa destitution…
Evan ne sut combien de temps ses pensées vagabondèrent mais ses coéquipiers s’activèrent brusquement en se levant des bancs.
L’heure était venue.
Le moment de l’ultime confrontation dont le vainqueur remporterait le championnat fédéral de garoway des Deux-Frances.
Keiji lui donna une tape amicale sur l’épaule :
— Aller A'shua Meno ! Allons-y. Ne t’en fais pas. Si quelqu’un est capable de cet exploit, c’est bien toi, le rassura-t-il.
Le jeune orphelin esquissa un pâle sourire en se levant et suivit Keiji et les membres de l’équipe qui malgré leurs morphologies diverses mais athlétiques, marchaient pratiquement tous avec cette grâce de fauve vers le cadre lumineux de la porte des vestiaires.
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