Keiji fixa les magisters primigenius sortir des cendres de leurs anciens disciples, les neshirs et les orkins. Ils les plongèrent dans une grande coupe en verre transparent remplie d’une eau brune puis les nettoyèrent avec un torchon en coton blanc.
Ils les remirent ensuite dans les pandores et les salomens les refermèrent et les emportèrent. D’autres salomens rassemblèrent les cendres afin de les mettre dans des urnes destinées aux familles. Il regarda de nouveau Evan qui fixait le Lac désert avec un regard vide, l’air sombre.
Les poings serrés, lui aussi ruminait sa colère. Cela n’avait absolument aucun sens. Nora Zal… Nora Lily Zal était un oshaïnim ! Et pourtant, il avait pour ainsi dire grandit avec elle. Ils avaient passé, il ne savait plus combien d’été sur Mars. Enfin si, il en connaissait le nombre exact. Huit. Quatre-cent quatre-vingt-six jours très exactement. Il aurait même pu dire combien d’heure il avait passé en sa compagnie à Nouvelle-Byzance, avec d’autres Sangs d’Acier et enfants de puissantes familles du Skiantem et du Sagolem, dont Charlaine.
Evan n’était jamais venu car il ne remplissait pas les critères idiots requis pour participer à ces camps élitistes. Jin jouissait d’une dérogation. Nora était celle avec qui il avait passé le plus de temps après Alejandro, Charlaine, Tessa et Jin.
Nora avait toujours été si drôle et si simple. Elle traitait toujours ses domestiques avec beaucoup d’amour, comme s’ils étaient de sa famille, contrairement à la plupart des enfants pourris gâtés des camps. Dont il faisait partie quand il était plus jeune. Après leur entrée à l’Institut des Trois Ordres, à huit ans, elle avait un peu changé mais comme tous les Compatibles. Ils étaient devenus plus soucieux, moins souriant. Il leur avait fallu un certain temps pour accuser le coup, à cause du rythme et de la violence dans laquelle on les avait plongés et le trauma de l’Ultime Souffrance mais c’était après la Pacesia de leur dixième année qu’elle avait réellement changé. Elle était devenue plus distante, et taciturne dans ses rapports avec les autres mais plus violente et agressive dans les arènes.
La Pacesia était la fête universelle célébrant la fin de la Guerre de l’Éclipse et l’instauration de la Grand Paix au début de l’Age des Immortels. Ce fût ce jour-là qu’elle perdît sa mère. Les oshaïnims s’étaient introduits sans que l’on sache comment au cœur même de Paris-la-Nouvelle. Une affaire bien étrange qui s’était conclue par une véritable hécatombe. Alors qu’un Conseil des Hautes Instances de l’Omniscience, l’entité chargé du Tri, des Instituts des Trois-Ordres et du Periculum, se tenait, plusieurs Examinateurs chargés d’organiser et d’évaluer les alumni furent tués et certains enlevés mais considérés comme morts par les autorités, ainsi que de nombreux membres de leur famille. La mère de Nora était une Juge, comme la sienne. Les oshaïnim avaient également attaqué la résidence des Zal alors que Nora, s’y trouvait avec Josie, sa gouvernante qui avait été assassiné. Elle avait survécu, mais on ignorait pourquoi les oshaïnim l’avaient épargné. Et maintenant, il comprenait encore moins qu’elle en fût devenue un. Il avait connu Josie et Erin Zal. Depuis ce jour, il avait détesté les oshaïnims comme aucun autre mouvement de la Dissidence. Et il ne pouvait pardonner à Nora son attitude méprisable et irrespectueuse envers la mémoire de sa mère et celle de tous ceux qui avaient été assassinés par les oshaïnim. Cela revenait à cracher sur leurs tombes.
Que lui était-il arrivé au cours des quatre dernières années ? Il avait cessé de se rendre à Nouvelle-Byzance à son entrée à la schola. Depuis, il ne l’avait à chaque fois vu qu’en coup de vent entre les tournois et autres championnats de neshirinshi. N’en déplût à Evan, il serait celui qui briserait sa lame et l’enverrait dans la gueule du Dévoreur.
En parlant de personne qui lui avait caché des choses, Evan leur avait raconté à Charlaine et à lui son histoire. La raison pour laquelle il avait grandi loin de ses parents, la vidéo de leur assassinat, son vrai nom. Étrangement, plus que se sentir blessé que son ami lui ait caché cela pendant près de dix ans, il n’avait pu s’empêcher de ressentir de la compassion pour lui. Comment lui se sentirait-il s’il se trouvait forcer à renoncer à son nom ? Sa véritable identité pour une d’emprunt. À abandonner son histoire en un sens, l’histoire de sa famille, sa mémoire. Il ne pourrait jamais accepter de cela. Jamais… Car il était et serait toujours le Sang d’Asano. Jusqu’à son dernier souffle.
Sachant cela, il comprenait un peu plus Evan désormais. L’obsession qu’il avait plus jeune de vouloir avoir un nom, une famille… Pendant un court instant, les Harlec avaient constitué un substitut qui lui convenait mais visiblement, vu la décision qu’il avait prise vis-à-vis de Tessa, ce n’était plus le cas. Charlaine quant à elle, un peu excessive parfois, lorsqu’on en venait à des récits affligeants, avait enlacé Evan et s’était mise à pleurer. Evan et lui s’étaient regardés, amusés tandis que lui, la consolait à cause de la tristesse de sa propre vie. Elle s’était excusée juste après, comprenant l’absurdité de la situation mais Evan l’avait rassuré, appréciant ces larmes qu’elle versait pour lui.
Le Quai venait d’amorcer sa descente. Il sentait la sensation de creux caractéristique dans son estomac et voyait l’énorme cité circulaire en contrebas, qui se rapprochait au milieu de traînées nuageuses. L’immense métropole était entourée de ruines enneigées qui s’étendaient à pertes de vue et de quelques bosquets d’arbres épars aux branches effeuillés. Au nord la grande Forêt aux Lucioles s’étendait sur plusieurs hectares. Il y avait aussi les tours Opales qui étaient camouflées par des particules de ver-miroir les rendant invisibles où les Plumes Opales veillaient. Toujours.
— Tu sais, commença Evan sans cesser de fixer les Barques. A chaque fois que l’on monte ici, je n’arrête pas de penser à Jahan en me disant qu’on n’a jamais pu lui accorder les funérailles qu’il méritait.
Le visage de Keiji se fit plus sombre et il déglutit en fermant les yeux quelques secondes.
— Je sais, murmura-t-il. Moi j’y pense souvent. Très souvent. Peut-être que si j’avais été moins logique…
— Je n’essaye pas de te faire culpabiliser, Kei.
— Je sais, répondit ce dernier en mettant les mains dans les poches du pantalon de son uniforme, le visage dur.
— Et Kei, ne dit plus une chose aussi absurde, veux-tu ? Si tu n’avais pas été celui que tu es, sans ton pragmatisme, je serais probablement mort, à l’heure qu’il est. Sans toi, Quino et Alex…
— Ouais, probablement, mais cela n’aurait-il pas été mieux ?
Evan le regarda stupéfait.
— Je ne comprends…
— Pas que tu sois mort, abruti, mais tu as été le seul à vouloir faire demi-tour. Nous aurions tous dû faire demi-tour.
— Cesse de raconter des bêtises. On serait tous mort, et non ça n’aurait pas été mieux. Après la mort…
Evan repensa à l’affligeante symphonie, à la pièce sombre, à la chaîne de montagne aux treize sommets gravés, au gamin au crâne rasé et aux yeux gris. « Ne meurs jamais ». Qui était cet être mystérieux ? Un olen comme ceux des contes ? En tout cas, ces lieux n’étaient pas l’Abîme… Qu’étaient-ils ? Qui était la mère dont il lui avait parlé, sans parler des Éclats et des Miroirs ? Pourquoi tout était toujours aussi mystérieux ? Rien n’était jamais simple ou clair…
— Peu importe. Je pense que tu as pris la décision qu’il fallait prendre, Tous les trois, vous avez gardé la tête froide. C’est ce qu’il aurait voulu.
Evan échangea un regard triste avec son ami et ils restèrent silencieux et immobiles, l’un à côté de l’autre, le visage tourné vers le Lac jusqu’à ce que le Quai s’immobilise sur le toit enneigé de la schola. Le jeune orphelin ferma brièvement les yeux et revit de nouveau les versants escarpés de la montagne glacé et enseveli sous un épais manteau de neige. Le bruit du Karan résonna de nouveau en lui.
— Allons-y, lui dit Keiji après avoir posé une main amicale sur son épaule, l’arrachant de nouveau à son souvenir lugubre.
Il hocha la tête et se détourna. Ils descendirent sur le toit recouvert de neige via la passerelle en carbone sorti du Quai qui planait un mètre et demi au-dessus du toit et suivirent les autres. Une sphère transparente montée sur un socle noir se tenait au centre du toit. Elle captait, concentrait et amplifiait les rayons lumineux pour les convertir en énergie.
Alors qu’il était sur le point de se replonger dans ses souvenirs, Jeff, le decimus l’interpella. Il échangea un bref regard avec Keiji qui lui dit :
— J’ai le truc de famille dont je t’avais parlé à faire, on se capte plus tard, OK ?
— Ça marche.
Il s’arrêta sur sa lancer et se retourna brusquement comme s’il venait de penser à quelque chose, en disant :
— Et ne touche pas aux pilules avant qu’on soit sûr, d’accord ?
— J’avais entendu la première fois.
— Non, Evan, rétorqua sèchement Keiji. Tu n’entends jamais. Tu n’en fais toujours qu’à ta tête. Mon grand-père m’a toujours dit que le meilleur moyen de perdre ses organes, c’est de consulter une herboriste pour un mal de tête. Elles ont une très mauvaise réputation dans l’Ordre et même parmi les salomens. Ceux sont les renégats qui finissent herboristes.
— Je sais.
— Ouais, c’est ça, rétorqua ce dernier avant de s’en aller avec un air lugubre sur le visage en lançant. N’y touche pas abruti. Je suis sérieux.
Keiji s’éloigna. Evan se dit que malgré tout, le fait qu’il lui ait caché la vérité l’avait probablement blessé… Il ne le méritait pas… Vraiment pas. Keiji aurait dû choisir quelqu’un d’autre pour en faire son A’shua Meno.
Il avait brusquement envie de peindre. Evan vit Jeff, qui se rapprochait, et essaya de se concentrer sur le présent. Il se rappela que Jeff avait démontré une très grosse progression dans son neshirinshi la veille. Il n’était pas dans le primum agmen depuis longtemps mais avait su tenir tête à Jin l’actuel tertius à la surprise de ce dernier.
— Sois sauf et que les cendres te protègent, Evan, lui lança-t-il de sa voix nonchalante.
— Toi de même, Jeff, répondit brièvement ce dernier.
— Encore merci pour hier, dit-il reconnaissant. Sans toi, on n’aurait pas pu l’emporter sur mes deux potes. Quino mais surtout Jin, savent organiser les choses quand ils s’appliquent. Sans tes talents de stratège, on aurait perdu.
Le jeune orphelin sourit et son interlocuteur sourit à son tour comme contaminé par son sourire.
— Tu as surtout fait du bon boulot. Et tu as beaucoup progressé, le félicita Evan.
— Merci. En fait, j’organise un brunch tout à l’heure, chez moi. Mes parents m’ont laissé la maison. Je tiens vraiment à ce que tu viennes.
— Tu sais…
— Je sais que ce n’est pas un grand fan des rassemblements entre Sha’Daigan. Enfin, de tous les rassemblements en général… mais je ne suis pas Lucas, ou Baptiste, alors franchement viens. Je veux que tous les membres du prim’ soit présent.
Le jeune lonshirion hésita puis se dit qu’après tout, il n’avait rien à perdre. On était samedi et il avait toute la journée devant lui et rien d’autre de prévu que des photos et une errance dans les ruines avant de passer une soirée avec Charlaine et Keiji chez ce dernier. Non… En réalité, il savait qu’il allait peindre et qu’il ne sortirait probablement plus de son appartement de la journée. Il fallait qu’il évite de rester longtemps chez lui.
— Bon, OK. Mais seulement parce que je n’ai rien de mieux à faire.
— Tu vas voir, on va bien s’amuser.
Evan lui rendit un sourire hésitant qui manifesta son scepticisme quant à son affirmation mais Jeff ne s’en formalisa pas et lui donna une tape sur l’épaule en lui faisant un clin d’œil avant s’éloigner en trottinant. Visiblement, il semblait très content d’avoir pu le convaincre. Evan fixa le ciel bleu clair et dégagé. Il faisait toujours froid mais depuis la veille, il avait cessé de neiger.
La matriochka… Maintenant il comprenait pourquoi son instinct l’avait poussé à se défier de la Régina Pourpre. Sans cela, il se serait fait avoir dans tous les sens du terme. Il aurait avalé tout le cinéma qu’elle lui avait servi et il ne l’aurait au final jamais soupçonné… Elle s’était fichue de lui depuis le moment où il l’avait croisé dans le Cimetière. Le seul fait d’y penser le submergeait de colère. Cela lui donnait une soif de destruction. Cette espèce de besoin viscéral d’extériorisation de sa colère ressentit face aux loups blancs semblait sur le point de refaire surface.
Il inspira profondément, fermant les yeux. Il n’était vraiment plus le même depuis son passage chez l’herboriste. Quelque chose en lui était changé. Il ne pouvait pas se permettre de lâcher la bride au monstre de colère tapis en lui. De toutes les manières, la colère ne menait à rien. Son père et Princeton avaient raison. Un homme qui ne contrôlait pas ses émotions était comme une cité sans muraille. Il ne voulait pas être une cité sans muraille.
Son rythme cardiaque s’apaisa.
Keiji avait également raison. Nora était intouchable pour le moment. Il fallait qu’il attende d’avoir une opportunité.
Peut-être que s’il avait essayé de discuter, peut-être lui aurait-elle gentiment remis l’Atomium Adamantis. Peut-être aurait-il pu associer leur effort. Même s’il se disait cela, il n’y croyait pas un instant… Mais, il était clair qu’elle savait quelque chose sur le mystérieux artéfact dont lui avait parlé Franz. Forcément, sinon pourquoi lui voler l’Atomium Adamantis. Quel était donc le lien ? Les oshaïnim recherchaient-ils aussi le fameux artefact ou cherchait-il à l’empêcher de leur mettre des bâtons dans les roues ? Si c’était le cas alors le chef des Oshaïnims faisait partie de l’un de ces trois individus qui recherchaient l’artéfact. Était-il le roi, le moine ou la tour ? Il n’aurait su dire. S’ils le trouvaient, ils allaient mettre en péril la stabilité des Trois-Monde selon les dire de Franz Parker. En soi, la paix des Trois-Mondes lui importait peu, il voulait juste découvrir qui avait tué ses parents. Pour le faire, il devait découvrir qui étaient ces trois individus car l’un d’entre eux était forcément à l’origine du meurtre de ses parents…
Fort heureusement, Nora ne pourrait pas ouvrir l’Atomium Adamantis sans les cartes du Roi-Pion mais de la même manière, Evan ne pourrait rien découvrir sans le contenu de l’objet…
Et Franz qui espérait qu’il serait un okemui, une variable qui pourrait influer sur le résultat de la réaction… Il avait misé sur le mauvais cheval… Il n’avait pas l’intention de sauver qui que ce fut ou d’empêcher quoique ce fut… Juste découvrir la vérité.
Nora était l'oshaïnim contre qui Keiji s’était battu, ce qui signifiait probablement qu’après avoir été battu par lui, elle avait suivi sa trace dans le Cimetière. Elle avait probablement assisté à son pugilat face au Baron et à sa tentative désespérée pour retrouver la ville. Elle l’avait juste observé à distance. Attendant qu’il se vide de son sang pour lui subtiliser l’Atomium Adamantis.
Une rage sourde voulut s’emparer de lui, son Kar’Cirkaem s’élevant au Crépuscule mais il l’étouffa en murmurant :
— Une muraille, Evan. Tu dois avoir une muraille.
Heureusement pour lui que l’herboriste l’avait secouru même s’il ignorait comment elle avait fait pour le transporter jusqu’à sa boutique, ou même pour le transfuser mais en sortant de chez elle, lorsqu’il avait mis ses gélules dans son sac, l’Atomium Adamantis y était encore. Il en était certain.
C’était clairement au moment où Nora l’avait heurté volontairement qu’elle le lui avait subtilisé. Elle devait être sacrément agile de ses mains pour l’avoir fait sans qu’il ne s’en rende compte. Peut-être s’était-elle servie d’une des Richesses du Vide. Après tout, c’était un oshaïnim.
Un Héritier du Néant.
La Regina était un oshaïnim, c’était surréaliste.
Les Héritiers du Néant étaient des nihils. Ils signaient toujours leur attentat en laissant un masque du bonimenteur toujours intact au milieu des décombres. On racontait qu’ils pouvaient faire entrer et sortir n’importe qui, de n’importe où, même de Nihilo Inferno, la prison souterraine du Phœnix Marmoréen à proximité du Désert Blanc qui se trouvait dans la Fédération d’Oulan-Bator. La prison était enterrée à près de douze kilomètres de profondeur.
Au final, il se retrouvait de nouveau bredouille, n’ayant plus la moindre piste valable…
Les oshaïnims…
Leur rencontre dans son immeuble et sa visite dans son appartement faisaient-il également partie d’un plan visant à le surveiller ? Cela signifierait que ceux à l’origine du meurtre de ses parents, possiblement les oshaïnims, savaient qui il était. Donc, cela voulait dire qu’il n’était plus en sécurité. Quoique… Si les oshaïnims voulaient sa mort, pourquoi était-il encore en vie ? Pourquoi la Regina Pourpre n’avait pas mis fin à son existence au moment même où il était sorti du lieu du rendez-vous ?
Evan ne prit pas l’ascenseur et pensif, il descendit les escaliers de pierre. Il marcha pendant plusieurs minutes dans les couloirs se ressassant les évènements du Cimetière et chaque instant passé en compagnie de la Regina pour essayer de remémorer un indice la concernant.
Elle lui avait parlé des Cités Australes… Pourquoi ? et elle avait été très intéressée par Jahandar et maintenant qu’il avait un aperçu un peu plus large de la personnalité de la jeune fille, ayant pu voir l’une des matriochkas que renfermait la poupée russe, il était évident que ce n’était même pas pour une amourette quelconque. Elle devait le connaître d’une manière ou d’une autre et il était sûrement plus qu’une simple connaissance. Il fallait sûrement qu’il cherche de ce côté et qu’il découvre pourquoi elle était autant intéressée par le défunt Roi Flamboyant alors qu’il n’avait pas le souvenir que Jahandar lui eût jamais parlé d’elle.
Oui, il y avait là matière à creuser.
Pourquoi ne l’avait-elle pas achevé ? Si ce n’était pas sa mort que les oshaïnims voulaient… Qu’est-ce que c’était ? Hum… peut-être avait-il tort de penser qu’il était la cible dans tous ces évènements. L’Atomium Adamantis était la cible et il n’était pas celui qui aurait dû la récupérer à l’origine… Tout venait de Franz alors… Et il avait été englué dans une affaire qui ne le concernait pas à l’origine…
Et malheureusement… Franz, eh bien… il était mort. Charlaine lui avait raconté sa rencontre avec le mort-vivant. Cette histoire n’avait aucun sens… Franz était un vampire, condamné à vivre éternellement ? Il avait fait des recherches confirmant qu’il était bel et bien mort huit ans plus tôt lors d’une mission pour les Plumes Onyx au sein des Contrées Maudites de la Ligne de Mozanza. Les Cités Australes n’étaient pas très éloignées. Il devait se passer des choses intéressantes au sein de Cités Australes. La proximité avec les Contrées Maudites, n’étaient jamais un facteur positif…
Nora avait perdu sa mère lors de la Pacesia de Sang. Elle était donc orpheline de mère. Comme lui. Mais cela ne suscita aucune empathie à son égard. D’autant que si les oshaïnim avaient tué sa mère, comme avait-elle pu en devenir un ? Cela rendait toute dénonciation impossible. Personne ne croirait que la Regina Pourpre, fleuron de la jeunesse ignemshir était en réalité un oshaïnim. Et encore moins si cette dernière avait toutes les raisons de les haïr pour le meurtre de sa mère.
Evan soupira. Cette fille était tellement difficile à cerner. Rotor, froide et farouche. Et par ailleurs, elle n’avait jamais eu d’amalia. Or vu la pression que devait faire peser sa famille sur elle, elle ne devrait pas avoir le loisir de faire ce qu’elle voulait. Et pourtant elle le faisait. Si même le Haut Seigneur Onyx de l’Union Persique, le vieux Smerdis Zal, le Sultan Écarlate, n’arrivait à faire plier sa petite-fille, personne ne le pourrait. Et malgré cela, il était convaincu que les candidats devaient se bousculer tout d’abords, pour s’enfuir en courant après...
Il rît bêtement, lâcha un soupir en se disant qu’il devait avoir l’air d’un crétin et se rendit compte qu’il était seul dans un couloir qu’il ne se souvenait pas avoir emprunté. A force de marcher, perdu dans ses pensées…
Le sol était recouvert d’un long tapis noir avec le signe soloménique du Brasier cousu en fil d’or à intervalle régulier. Le mur était peint d’un vert sombre, par endroit écaillé, et plusieurs portes noires coulissantes en bois se trouvaient de part et d’autre du long couloir. Il y avait une forte odeur de renfermé qui planait.
Il était dans l’aile gauche de la schola, dans la partie réservée aux magistri. Il valait mieux pour lui qu’il fasse demi-tour et très vite avant d’être sanctionné pour y être venu sans autorisation et de passer le reste de la journée dans l’un des Puits à l’odeur pestilentielle de la Fourmilière.
Alors qu’il rebroussait chemin, le pas pressé, il passa devant un couloir perpendiculaire d’où s’échappaient des voix. Il reconnut la voix nasillarde, anormalement pressante, du magister salomen Rhodes. Tête-de-Rat semblait particulièrement préoccupé mais il parlait si vite qu’il ne comprenait rien. Cela piqua sa curiosité. Le magister Rhodes n’était pas du genre à manifester une telle inquiétude. Il était toujours hautain et méprisant. Il sut, alors qu’il le remontait en se mettant avec perfection au Vide, qu’il regretterait sûrement cet acte stupide mais personne n’avait jamais eu l’opportunité d’écouter une réunion de magistri.
Il arriva près de la porte et colla son oreille. Si le sujet était inintéressant, il filerait rapidement. Même s’il était peu probable qu’ils remarquent sa présence, en théorie, il valait mieux ne pas traîner. La salle aurait dû être insonorisée mais comme il s’agissait de la partie la plus vieille de la schola qui avait pratiquement neuf siècles, l’insonorisation n’était plus ce qu’elle était. La preuve, il avait entendu les jérémiades de Rhodes du bout du couloir.
— Je vous dis que nous avons perdu un trop grand nombre de Guerriers Impériaux au cours de ces huit dernières années. Le dernier en date est Jahandar, un Pulsar ! sa perte a été une véritable tragédie. Un tel potentiel. Mais le fait est que nous ne sommes pas les seuls, le schéma est le même dans les autres Phœnix, n’est-ce pas, Angelo ? insista Rhodes d’une voix précipitée.
— Célestin, répondit calmement le magister scientis Vasco aux sourcils tressautant, de sa voix clinique dénuée d’émotion. Tu n’as pas tort mais les épreuves sont plus difficiles, il est donc normal qu’il y ait plus d’accident.
— Ce n’était pas des accidents. Ils sont les plus prometteurs et les plus à même à atteindre l’Immaculé et à survivre au Tri. ça n’a pas de sens… Cela signifierait que le Tri ne fonctionne pas ou alors que votre mode de calcul du Coefficient P est erroné.
— Je n’apprécie pas que tu remettes en doute le Skiantem… fit un magister scientis qu’Evan ne reconnaissait pas. Les erreurs sont pour les simples mortels. Nous ne faisons jamais d’erreur. Jamais.
— Il ne faut pas oublier que cette dernière génération est celle qui compte le plus de Guerriers Impériaux depuis l’Âge des Immortels principalement parmi les ma’nkel. Il est donc normal qu’il y en ait plus qui meurt, conclut Vasco.
— Je suis convaincu qu’il y a un complot qui se trame, continua Rhodes. On nous vole nos meilleurs éléments, Angelo. Marcellus, Olivier et vous autres ne le voyez-vous pas ?
Un frisson glacial remonta le long de la colonne vertébrale d’Evan. Un complot ? Non, la mort de Jahandar était un accident. Il n’y avait pas de complot. Il s’était sacrifié pour eux… Il l’avait vu...
— Ils sont tous mort, fit la voix caverneuse et excédé du Magister Tambwe. Tous. Personne ne nous volerait des morts surtout des ignemshirs, cela n’aurait aucun intérêt ? à quelle fin Célestin ? Vous les salomens et vos théories conspirationnistes…
— Êtes-vous stupides ou aveugles ?
As-tu entendu le Chant du Phœnix ?
As-tu ressenti sa mort ?
Les paroles de Nora lui revinrent brutalement. Il était vrai qu’il n’avait pas le souvenir d’avoir entendu le Chant du Phoenix… En même temps avec le hurlement monstrueux du Karan… Il avait soufflé pendant deux jours. Il ne se souvenait pas d’avoir ressenti l’onde neshirienne issue de la combustion spontanée de son corps à la fin du processus d’émaillage. Mais en même temps la distance qui séparait le ravin et le refuge était peut-être trop élevée pour qu’il l’eût perçu…
Pourquoi Nora doutait-elle de la mort de Jahandar ? Une conspiration n’avait pas de sens.
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