Evan n’avait plus faim. Il était forcé de reconnaître qu’elle avait totalement raison. C’était exactement ça. Les souvenirs de l’Everest lui revinrent de plein fouet en plusieurs flashs pénibles faits de rochers imposants, de glace sombre, de sang dans la neige, et du dos solide de Jahandar qui s’éloignait alors qu’il se dressait vaillamment face à la mort. Il revoyait ce ravin aux parois d’un bleu cendré, si profond et si obscur. Il entendait de nouveau le bruit particulier du Karan. Un genre de hurlement guttural qui glaçait le sang. Il sentait ce trou, cet abîme de mélancolie, qui se creusait de nouveau profondément dans sa poitrine. Il déglutit et s’adossa à sa chaise, essayant de chasser ces images. Il but à sa bouteille de mourch et fixa le regard lointain de Nora.
— Pourquoi parles-tu de Jahan ?
— Parce que tu étais sûrement le plus proche de lui.
— Et pourquoi ça ?
— Il était un ma’nkel, comme toi.
— Ce n’est pas une réponse. Pourquoi est-ce que tu m’en parles maintenant ? C’était pour cette raison que tu voulais m’inviter ? Pour en savoir plus sur Jahan ?
— Non, mais maintenant que nous y sommes... les circonstances de sa mort... Tu étais présent. Il est mort en héros mais il y a des choses que je ne comprends pas. Des choses qui ne collent pas.
— Quoi, tu nous traites de menteur ?
— Non c’est juste que Jahandar ne s’attaque jamais à quelque chose qu’il ne peut vaincre. Et, il ne serait pas mort juste comme vous l’avez raconté. Il aurait fallu plus que cela pour en venir à bout. Il était un génie, un pulsar comme on en a peu croisé au cours des dernières générations.
Il la fixa un instant, sentant la tristesse refoulée qui remontait à la surface. Avec la culpabilité et la honte. Celle de ne pas avoir été assez fort.
— Je n’en parlerai pas. Je n’ai rien à dire de plus que ce que tu as pu lire sur l’Observer.
— As-tu entendu le Chant du Phœnix ? As-tu ressenti sa mort dans les deux jours qui ont suivi ?
Elle dû voir à son expression que rien ne pourrait le forcer à en parler.
— D’accords, pas de souci. Je comprends, murmura-t-elle déçu, presque triste. C’est sûrement encore trop tôt. Désolé.
Elle se remit à manger. La jeune fille s’arrêta à la moitié de son sandwich n’ayant visiblement plus de place pour le reste. Evan nota qu’elle n’avait pas d’anneau de bois au niveau du pouce.
Il lui demanda alors :
— Tu n’as pas d’amalia à cause de lui ?
Elle rétorqua sèchement :
— Ça ne te regarde pas. D’ailleurs tu as commis une grave erreur en rompant ta promesse avec l’héritière Harlec….
Elle parut pensive un moment avant de continuer :
— Tu ne t’en rends pas encore compte, mais ça viendra. Et d’ailleurs, tu ne trouveras jamais un aussi bon parti avant la fête des Ta’arki.
— Je suis un ma’nkel, répondit-il avec un sourire détaché. Je n’ai aucune lignée à perpétuer, ni de nom à défendre. Alors, pour moi, ça ne fait aucune différence…
Evan prit conscience du fait qu’il n’avait toujours pas appeler Keiji et Charlaine. Il se maudit à voix basse de s’être ainsi laissé distrait. Alors qu’il allait interpeller Georges, la porte du restaurant s’ouvrit et Keiji, le visage renfrogné entra suivit de Charlaine qui avait un sourire radieux.
— Te voilà enfin ! on t’a cherché partout !
Evan se leva et Charlaine se jeta dans ses bras avec tellement d’énergie qu’il tituba. Elle le serra très fort contre elle avant de faire brusquement un pas en arrière, le nez froncé. L’eau du fleuve ne sentait vraiment pas bon.
— C’est quoi cette odeur ?
— Je suis mort, puis j’ai eu faim, alors je suis revenu de l’abîme pour manger un morceau, dit-t-il avec un grand sourire. Désolé pour l’odeur, Charlie. La Seine…
Elle lui sourit. Keiji fit un signe de tête reconnaissant à Georges avant de prendre Evan dans ses bras et de le lâcher en disant à voix basse.
— Tu as bien fait d’avoir faim, frérot. Heureux de te revoir en forme, A’shua Meno. Mais comment as-tu fait ? Je pensais que tu t’étais vidé de ton sang.
Il souleva sa chemise et vit sa blessure cicatrisée recouverte du gel qui n’était plus très épais.
— Comment est-ce que ? C’était pas ton sang que…
— Si mais je t’expliquerai tout plus tard.
Keiji hocha la tête en soupirant de soulagement une main sur son épaule. Il le serra à nouveau contre lui, une main sur sa nuque en disant :
— Je suis soulagé de te voir en aussi grande forme, petit frère. J’ai vraiment cru que je t’avais perdu.
Il s’écarta brusquement en disant :
— Mais par contre tu pues.
— Ouais, je sais.
— Je suis quand même content de te voir même si tu pues.
— Moi aussi, je ne pensais pas vous revoir un jour.
Ce fut à ce moment qu’il remarqua Nora qui était resté assise, silencieuse et les observait. Keiji lâcha Evan en lui disant avec son sourire enjôleur :
— Tu es vraiment incroyable. Tu as fait un aller-retour dans l’au-delà et en chemin, tu as eu le temps trouver ta prochaine…
Son sourire disparût lorsqu’il reconnut qui était celle avec qui il mangeait. Il fit un profond signe de la tête à la Regina Pourpre en déclarant, une main sur le pommeau en chef d’aigle impérial d’Hozukin :
— Puisse le Soleil et la Lune, témoins de l’Ashayshin, toujours se refléter sur ta lame, Regina Pourpre.
Elle eut une expression particulière, de bref malaise, qu’Evan remarqua mais qui disparut aussi vite qu’elle était apparue.
— Puisses-tu brûler de toute ta force, Cereshir, répondit-elle avec un signe de tête.
Ce n’était pas demain la veille qu’Evan la saluerait de cette façon. Keiji hocha la tête et s’écria alors :
— Nora Lily Zal, en chair et en os, dînant tranquillement dans le Moulin, loin de sa terre natale de Lugdunum. Cette journée est définitivement marquée sous le signe de la surprise.
— Ne m’en parle pas, lui dit-elle en se levant à son tour en lui tendant la main avec un franc sourire. Ravi de te revoir, Shogun au Regard d’Aigle.
Evan voulut payer l’addition sur la borne plate fixée à la table mais Nora recouvrit la borne avec sa main en secouant la tête. Le jeune homme supposa donc que tout cela n’avait pas juste été une stratégie pour lui tirer les vers du nez. Elle y tenait réellement à son invitation. Nora posa le bec de son neshir sur la borne et le montant par un effet animé se désagrégea. Elle le fixa un moment avant de se tourner vers Charlaine quand cette dernière lui lança :
— Waouh, ça fait une éternité, Lily. Trois ans au moins. Tu as tellement changé.
— Toi aussi Charlie.
— Oublié l’époque où tu étais passionné par les animaux des Contrées Maudites, ricana Keiji. Tu ne jurais que par le futur alandrin à robe fauve que tu aurais plus tard.
— Comme celui de son grand-père, renchérit Charlaine. Sans parler des Bêtes Ancestrales. Tu disais toujours que tu en posséderais une.
— C’est vrai, répondit Nora avec un sourire amusé, un peu nostalgique. Et toi Kei, tu vas toujours à la Nouvelle-Byzance ?
— Plus trop, même si je t’avoue que Mars me manque un peu.
— Sinon ta nouvelle coupe est pas mal du tout, fit Charlaine avec entrain.
— Je te préférais avec les cheveux plus longs, lui dit Keiji en souriant.
— Et ces holopubs qu’on voit partout de toi, continua la jeune pathochrome les yeux d’un vert éclatant. C’est vraiment surréaliste. Comme quoi ça change beaucoup de gagner un des Tournois de la Flamme Immaculée.
Evan les laissa discuter avec Nora et alla jusqu’au comptoir, où Georges nettoyait ses verres avec l’air de quelqu’un qui s’ennuyait à mourir. Littéralement.
— Tu meurs d’ennui, Georgie ?
— Toujours, répondit le gros bonhomme en souriant. Et de rire aussi, parfois de peur mais ça dépend. Alors ça s’annonce comment avec la fille.
— Ce n’est vraiment pas ce que tu crois.
— Si tu le dis. La seule autre fille que tu as jusqu’à présent emmené chez moi, à part Charlaine, c’était Tessa. Alors malin comme je suis…
— Non, ça n’a rien à voir. Au fait, pourquoi ne m’as-tu pas rappelé pour Kei ?
— Il m’avait appelé une heure avant que tu te pointes. Je ne sais pas. Je me suis dit en t’entendant parler du fait que tu étais vivant et voyant l’état de ta chemise, sans parler de l’odeur immonde du fleuve que tu dégageais, qu’il t’était arrivé un truc compliqué. J’ai voulu te laisser passer un bon moment avec la fille. Je l’ai donc appelé pour toi.
— Je vois. Merci, j’apprécie mais à l’avenir, ne te formalise pas de ces choses. Dis-le-moi directement.
— Reçu cinq sur cinq, Evan.
Le jeune homme lui sourit avant de s’adosser au comptoir. Il observa les trois qui discutaient avec enthousiasme. Charlaine et Keiji la connaissaient mieux que lui car ils avaient toujours évolué dans les mêmes milieux, et depuis leur plus tendre enfance, passé leurs vacances dans les mêmes endroits.
Les Endo et les Zal faisaient partie des Familles Anciennes les plus influentes du Noguem. Et les parents de Charlaine étaient très considérés au sein du Skiantem.
— On y va ? Lui demanda Keiji qui avait laissé les deux filles en pleine discussion.
Evan se demandait d’ailleurs de quoi elles pouvaient bien discuter. Il n’avait pas l’impression qu’ils eussent des centres d’intérêt en commun mais en même temps il ne connaissait pas Nora.
— Il faut vraiment que tu me racontes ce qui s’est passé, lui dit-il en le fixant avec son regard pénétrant. J’ai vraiment cru que tu avais été enlevé par une bande de trafiquant d’organe. Cette journée a été l’une des pires de mon existence, je crois bien.
— M’en parle pas, répondit Evan en faisant une moue dépitée en pianotant sur le vieux comptoir en bois rayé. J’ai vraiment failli y passer. Mourir seul, c’est… vraiment triste…
— C’est de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser y aller tout seul.
Il le fixa l’air amer et désolé.
— Je n’ai pas assuré sur ce coup. Après Jahan… je suis vraiment désolé…
Le jeune orphelin revit le visage du Keiji de sa vision de l’avenir et se souvint de cette distance qui s’était installé entre eux. Cette seule pensée lui fendit le cœur. Ça ne devait pas arriver. Ça ne pouvait pas arriver. Il ne le permettrait pas. Qu’elle qu’ait été l’erreur qu’il avait commise ou plutôt allait commettre à Persépolis au point que son A’shua Meno en vienne à le regarder comme un étranger, il ne la ferait pas !
— Je ne te décevrais pas à Persépolis, A’shua Meno, fit-il à voix basse.
— Pardon ? Demanda Keiji en le regardant d’un air perplexe. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien. Désolé, je pensais à haute voix. Écoute ne te prends pas la tête pour ce qui est arrivé, lui dit Evan avec un sourire rassurant. J’ai été négligent et franchement stupide. Et cesse généraliser les choses. Ce qui s’est passé aujourd’hui n’a rien à voir avec la dernière fois et même la dernière fois, ce n’était pas ta faute. Il faut vraiment que tu arrêtes avec ça.
— Je sais... mais…
Evan se retrouva de nouveau sur le chemin escarpé de la sinistre chaine de montagne enneigée.
Le hurlement du Karan résonna dans son esprit pendant un temps qui lui parut une éternité.
Jahandar de dos, qui s’éloignait…
— Si j’avais été plus attentif, si je n’avais pas été aussi idiot, murmura Keiji les poings tremblants.
— Kei, lui dit Evan en le fixant après avoir chassé les souvenirs de son esprit. Arrête.
— Bref. En tout cas, je suis ravi de voir que tu te portes comme un charme.
Il lui donna une tape amicale du dos de la main sur la poitrine avec un léger sourire. Keiji était comme ça. Il se sentait responsable de ce qui arrivait à tous ceux qu’il aimait convaincu qu’il était de son devoir de les protéger. S’il y avait bien une personne à qui il confierait sa vie, c’était bien Keiji. Ce n’était pas pour rien qu’il en avait fait son A’shua Meno.
— Te prends plus la tête pour ça, va, lui dit-il en lui donna un coup d’épaule.
Vingt minutes plus tard, Ils étaient en bas de l’immeuble d’Evan. Le jeune homme gara sa jeep et ils descendirent tous en claquant leurs portières. Nora rentrait chez Ella, Keiji et Charlaine avait décidé de rester avec lui pour plus d’explication concernant les évènements qui lui étaient arrivés. Au cours du trajet, Evan n’avait cessé de croiser le regard ambré légèrement soucieux de Nora qui le fixait dans son rétroviseur. A chaque fois, elle détournait les yeux et fixait le trottoir.
À l’étage d’Ella, Keiji et Charlaine saluèrent Nora, un peu surpris qu’elle connût quelqu’un du Moulin et continuèrent vers l’étage au-dessus. Evan ne dit rien et les suivit mais Nora lui retint le bras et il échangea un regard avec Keiji et Charlaine qui sans un mot supplémentaire partirent vers l’étage supérieur. Evan se fit la réflexion qu’ils ne manqueraient pas de le submerger de question sur sa relation avec la Regina Pourpre. Relation qui n’existait pas car elle n’était pas son amie et il ne comptait pas devenir le sien dans un futur proche ou lointain. Il lui fit face mais elle ne dit rien, visiblement hésitante. Il attendit quelques secondes le temps qu’elle se lance et elle lui dit :
— Ne leur dit pas pour les Sauvages ni à propos de ce que tu as pu entendre sur moi dans le Cimetière, s’il te plaît.
— Tu veux que je mente à mes amis, pour toi ?
— Non, je veux que tu te taises. Tu n’es pas obligé donner beaucoup de détails. Juste le minimum. Je suis la Regina. Je ne peux pas risquer de me retrouver avec une rumeur qui mettrait à mal ma réputation. Bien que je doute que qui que ce soit y croit même si tu en parlais mais je préfère prendre des précautions.
— Pourquoi ferais-je cela ? Ta réputation m’importe peu.
— Tu n’es vraiment qu’un sale…
Elle se retint, la mâchoire serrée.
— Est-ce vraiment pour ta réputation que tu t’en fais ou pour autre chose ? Demanda-t-il.
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Tu es franchement très louche. Tu dois tremper dans des trucs pas nets.
— N’oublie pas que je sais aussi des choses à ton sujet, Evan.
Elle prit une profonde inspiration avant de sourire. Un joli sourire. Authentique.
— J’aurais aimé te connaître quand tu étais encore au sommet de ta force, Empereur Déchainé. Je pense qu’on aurait pu s’entendre parce que tu n’aurais pas été complexé par ta chute.
— Je ne suis pas complexé par…
— Bonne soirée, le coupa-t-elle sans cesser de sourire.
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