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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 38 « Gratitude ? » tome 1, Chapitre 38

De l’autre côté de la rive, on apercevait les cimes penchées des Fossoyeurs Décapités. Evan ne répondit pas, continuant de marcher. Voyant qu’il restait silencieux, elle choisit de se taire mais continua de l’observer du coin de l’œil.

Le cirkaem versei était un crime capital. Une pratique formellement interdite par le Noguem et passible au mieux, d’une condamnation à vie dans l’une des sept prisons inviolables du Noguem, les Nihilo. Se rendait-il compte de la portée de ce qu’il avait fait. Et par ailleurs, cela n’allait pas de soi de se soustraire à l’On’el Kagar. Comme l’apesanteur qui rivait les hommes au sol, ainsi était l’On’el Kagar pour les ignemshirs. Il était normalement impossible d’échapper à son emprise. Tant, et si bien que très peu de personne savait que cette pratique était même possible. Elle-même ne connaissait l’existence du cirkaem versei que grâce à son mentor Et à sa connaissance, plus personne n’avait été capable de le faire depuis les Seigneurs du Chaos…

Nora avait beaucoup voyagé. Elle était allée à proximité de plusieurs Territoires de Phobos, dans la zone périphérique de ces régions, que l’on appelait les Contrées Maudites, et dans la plupart, l’emprise et l’influence du Noguem était moins forte. Ce qui permettait le développement de réseaux et d’activités normalement interdite et lourdement réprimé par le Noguem. Elle avait côtoyé de scientis dissidents pratiquant des expériences interdites le long de la Ligne de Mozanza dans les Cités Australes dans le sud de l’Afrique ou non loin de la Cloche Bleu dans la Communauté de la Russie Orientale au cœur de la Sibérie. Et pourtant, elle n’avait jamais rencontré quelqu’un de semblable à l’Empereur Déchainé…

Il était également capable de réaliser une Sublimation de Noam. Certes, une sublimation de faible ampleur mais suffisante pour qu’elle la perçoive via l’onde qu’elle engendrait. Elle ne connaissait pas un ignemshir de son âge capable d’émettre une onde neshirienne de cette ampleur. Et d’une telle pureté … c’était la première fois qu’une onde neshirienne lui faisait cette impression. Décidément, ce garçon n’était pas normal. Si elle avait été une ignemshir raisonnable dotée des connaissances qu’elle avait, elle l’aurait sûrement fuit afin de mettre le plus de distance possible entre eux, avant de le dénoncer accessoirement. Mais fort heureusement, elle savait relativiser.

Malgré son jeune âge, elle savait que le monde était beaucoup plus complexe et vaste que lorsqu’on le regardait à travers les yeux simplistes d’un Sang d’Acier élevé et instruit par le Noguem depuis sa tendre enfance. La plupart de ses Frères Cendrés ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, convaincus qu’ils étaient le dernier espoir de l’Humanité. S’ils avaient su un dixième de ce qu’elle savait, ils auraient reconsidéré la signification de ce leitmotiv qu’on ne cessait de leur répéter à propos de Muishan’alm’er. Il y avait des menaces beaucoup plus imminentes qu’une tempête que l’on attendait depuis mille ans. Et peut-être plus dangereuse…

— J’aimerai t’inviter pour te remercier de m’avoir aidé, lui dit-elle brusquement.

— M’inviter ? Pour me remercier ? Répéta Evan, sceptique en regardant devant lui, sans cesser de marcher. L’eau t’a gelé le cerveau ou bien tu as la mémoire courte ? Nous ne sommes pas amis. Nous ne le deviendrons pas alors, retourne dans ton monde et fiche-moi la paix.

— Tu devrais vraiment te détendre, Evan, dit-elle calmement. Pourquoi es-tu toujours aussi agressif envers moi ? T’ai-je fait du tort à un moment donné ? Si oui, excuse-moi.

Nora sentit son cœur qui se serra légèrement. Pourquoi réagissait-elle ainsi ? Il n’était pas différent de tous les autres… Oui, et puis son mentor voudrait sûrement plus de détails le concernant. Détails qui pourraient expliquer sa particularité.

— Je…

Il s’arrêta soudainement, les yeux fermés et ne dit rien pendant quelques secondes.

— Écoute, Nora. Merci pour ton invitation mais ça ira. J’ai juste envie de rentrer chez moi, lui répondit-il le regard perdu entre les passants chaudement couverts dans l’air humide et glacé.

Evan se remit à marcher

— Aller, s’il te plait…

— Non.

Nora ne voyait pas comment le convaincre de s’assoir à une table avec elle.

— T’es vraiment pas commode comme mec, tu sais ? Je me demande comment tes amis arrivent à te supporter…

Il tourna vers elle ses intenses prunelles noires comme le ciel nocturne, l’observa un moment puis esquissa un sourire qui rayonna d’une étonnante douceur avant de dire :

— Je sais que je ne suis pas commode, mais mes amis me supportent malgré tout.

Elle ne se souvenait pas l’avoir déjà vu lui sourire. Un vrai sourire pas le sourire de sociopathe qu’il avait plus tôt quand il s’était mué en berserker ou celui désabusé qu’il avait quand il n’adhérait pas à ce qu’elle lui disait. Un vrai sourire. Il avait un je-ne-sais-quoi qu’elle trouvait captivant et d’ailleurs, il était beau garçon. Et cette aura qui irradiait de sa personne. Il n’avait pas usurpé son titulus. Il ne ressemblait vraiment pas à un ma’nkel. La plupart d’entre eux n’avait ni éclat, ni allure. Ils n’étaient pas très doués au neshirinshi, juste le minimum vital et principalement doté de neshir Plébéien. Elle comprenait que le Faucheur de Vie se fût laissé séduire. Elle connaissait bien le Shedim de Remorum. Il était comme tous les Gardiens du Sang Ancien. Il ne pouvait s’empêcher d’être attiré par la force. Et le potentiel qu’on lui prêtait à l’époque était absolument phénoménal.

*

Elle lui barra alors la route, les bras écartés. Il haussa des sourcils interrogateurs en s’arrêtant.

— Écoute, dit-elle. Je peux comprendre ton envie de rentrer chez toi. C’est légitime. Moi aussi, je ne rêve que de prendre une douche parce que je pue à cause de l’eau de la Seine et de faire un somme mais avoue que tout cela t’a creusé l’estomac. En tout cas moi oui. Et puis, ma compagnie est si déplaisante que cela ?

*

Pourquoi se montrait-elle si insistante ?

— Je te l’ai dit…

— Tu penses que je te drague ? Si c’est le cas tu te fais des idées. Je veux juste pouvoir te remercier correctement. Avec un repas. A défaut de pouvoir t’inviter dans ma demeure familiale. Quoiqu’il advienne, je t’en dois une et en attendant de pouvoir te rendre la pareille, permets-moi de t’inviter.

Dans la culture des Familles Anciennes, on remerciait toujours un grand service rendu par un grand repas dans la résidence familiale. Avec ce repas venait un certain nombre de présents de grandes valeurs. Tout cela à cause de l’honneur. C’était toujours une question d’honneur.

— Je ne pense pas que tu éprouves le moindre attrait pour ma personne. Je suis un ma’nkel. Et tu ne me dois rien. Vraiment. Je ne l’ai pas fait pour t’aider.

— Mais tu m’as quand même aidé. Allez ! tu as fait quasiment tout le boulot tout seul !

Que recherchait-elle exactement ? A la voir ainsi avec son visage innocent, ses jolies traits, ses yeux ambrés en amande, son magnifique teint brun doré et ses lèvres joliment dessiné, il connaissait des gens qui lui aurait accordé une confiance aveugle. Décidément, elle avait un physique attrayant et paraissait sincère et vraie mais elle paraissait seulement. Il ne se laisserait pas tromper. Son regard ne pouvait demeurer très longtemps sans la froideur propre aux ignemshirs. Ce qui était étrange justement, c’était qu’elle parvînt à faire disparaître cet éclat glacé caractéristique aussi longtemps…

Qu’était-elle venue faire dans le Cimetière ? Elle avait été liée à ce gang, les Sauvages, deux années plus tôt ? Elle n’avait alors que seize ans à peine… cela signifiait qu’elle était, d’une manière ou d’une autre, lié à la Dissidence, c’est-à-dire l’ensemble des entités qui se rebellaient contre le pouvoir noguemien et eretsin en place. Les Insoumis et les Sauvages… Qu’est-ce qu’une alumna, Sang d’Acier par-dessus le marché faisait avec des organisations d’eretsins qui pour la plupart méprisait souverainement les ignemshirs ?

Quand il la regardait, il avait l’impression de regarder une poupée russe dont il ignorait le nombre exact ni même la forme des matriochkas qu’elle renfermait. Il ne pouvait donc lui faire confiance. Et c’était son sens de lonshirion qui était à l’œuvre. Il le sentait bien.

De plus, elle était une Sang d’Acier même si elle était malgré tout différente de ses semblables, en bien…

— S’il te plait, répéta-t-elle de sa voix chaude sur un ton insistant en battant des paupières.

Elle battait des paupières maintenant ? Sérieusement ? Comment réussissait-elle à faire cela sans que cela ne paraisse déplacé ou ridicule ? En fait, elle ne se prenait vraiment pas au sérieux. Il ne put réprimer un sourire.

— Si tu continues à faire ça, je vais vraiment croire que tu essayes de me draguer, lança-t-il.

— Je te sors tout ce que j’ai en réserve pour te convaincre, répondit-elle avec une moue mi-amusée mi-chagrine.

C’était ridicule… Mais visiblement, elle n’abandonnerait pas, quelles que fussent ses véritables intentions.

L’index et pouce sur le coin de ses paupières closes, il soupira, n’arrivant pas à chasser le sourire qu’il avait sur les lèvres.

— Bon, très bien mais il faut que tu me promettes une chose, fit-il en prenant un air grave sachant qu’il allait sûrement le regretter d’une manière ou d’une autre.

— Je t’écoute, répondit-elle en le regardant avec un mélange de surprise et d’appréhension.

— Ne bats plus jamais des paupières en me regardant. S’il te plait. C’est flippant.

Elle éclata de rire. Son rire était chaleureux comme une soirée estivale. Le même qu’il avait entendu dans l’appartement d’Ella, le jour de la rentrée après la fin de la césure hivernale. Ce rire avait quelque chose profondément apaisant. Décidément cette fille ne manquait pas de charme. Et cela avait quelque chose de profondément agaçant. Comme s’il existait deux Nora. Et encore, il y en avait probablement d’autres.

Elle lui donna un coup poing dans l’épaule qu’il sentit passé car elle avait de la force dans le bras.

— Espèce d’abruti. Qu’est-ce que tu insinues ?

— D’après toi, répondit-il, amusé.

Était-il vraiment en train de plaisanter avec la Regina Pourpre ? La même qui était entré dans son penthouse et qui avait menacé de le décapiter ? Bon, lorsqu’il était au Fort, elle lui avait quand même laissé du jus de baie de Coshen, qu’il n’avait d’ailleurs pas touché, bien qu’il eût reconnu l’odeur familière du fruit après avoir humé le contenu de la bouteille.

Il verrait bien où tout ça le mènerait.

— Et tant qu’on y est, je vais choisir l’endroit si tu permets.

Nora parut enchantée comme une petite fille à qui on venait de dire qu’on avait une surprise pour elle. Evan se demanda si tout était du cinéma ou bien si ses sentiments étaient sincères. C’était difficile à dire parce que sa réaction avait l’air si vraie et spontanée mais....

— J’adore découvrir des nouveaux coins sympas, s’exclama-t-elle les yeux pétillants. J’espère que tu seras un bon guide. Je ne connais pas trop les restaurants du Moulin. Avec Ella, on est surtout allé dans le quartier du Coq.

Elle semblait vraiment ravie. Au moins, comme ça, il s’assurait qu’aucun guet-apens ne l’attendait au bout du chemin.

— Ne t’en fait, tu peux compter sur moi. Ne trainons pas, répondit-il en se mettant en route. Tuer des loups, ça creuse l’appétit.

— Oh ! Grand tueur de loup blanc, s’exclama-t-elle, en lui emboitant le pas avec entrain les mains levées vers le ciel sur un ton faussement solennel. Montrez-moi le chemin !

Cette fille, décidément… En d’autre circonstance, il l’aurait bien apprécié.

— Oui petite frileuse, même par moins dix, je te montrerai le chemin, rétorqua-t-il taquin. Quand je pense que la Regina Pourpre s’est plainte de la température de l’eau. Dans ta schola, ils ne t’ont jamais fait passer l’épreuve du lac gelé ou quoi ?

— Si, répondit-elle en grimaçant. Mais je t’avoue que ce n’est pas mon plus beau souvenir.

*

Le jeune homme la conduisit Chez Georges le Tueur, un petit resto qui ne payait pas de mine mais il lui dit de ne pas se fier à la peinture terne et écaillée de la devanture.

— Il fait les meilleurs hamburgers que j’ai mangés de ma vie ! lui assura Evan.

Même si les tables en bois paraissaient aussi âgées que son grand-père, ce qui n’était pas peu dire, et que la déco était vieillotte et pas recherchée du tout, l’ambiance était malgré tout sympathique. Elle trouvait également le nom assez marrant. Elle aimait déjà ce Georges. Ils allèrent vers l’une des tables près de la vitrine, Evan tira une des chaises et l’observa. Elle mit un moment à comprendre que c’était pour elle. Elle fut assez troublée par ce sursaut de galanterie. Elle ne serait jamais attendue pas à le voir en manifester à son égard. Elle balbutia des remerciements et prit place alors qu’il rapprochait la chaise derrière elle.

Elle leva brièvement le regard vers lui, étrangement gêné, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Pourquoi ressentait-elle une telle gêne. C’était absurde. Elle vit un sourire espiègle sur le visage d’Evan. Il s’amusait visiblement de son trouble.

Difficile à cerner… Vraiment… Il s’assit ensuite en face d’elle après avoir retiré sa veste. Elle vit sur sa chemise une large tâche sombre qu’elle savait être son sang. Non celui des loups. Il suivit son regard et lui dit en la fixant de nouveau, amusé :

— Une égratignure.

— Je vois, répondit-elle en lui rendant son sourire. Et c’est une épine de la taille d’une défense de mammouth qui te la faite ?

— Une licorne, fit-il avec un de ses beaux sourires empreint d’une surprenante douceur.

Elle repensa au garçon taciturne et sombre qu’elle avait rencontré dans l’immeuble d’Ella et se dit qu’il était vraiment spécial. Comment pourrait-elle l’amener à se confier sur le cirkaem versei... Peut-être avait il subit une expérience dans sa jeunesse… Les scientis qui se trouvait dans les Contrées maudites de la Ligne de Mozanza, non loin des Cités Australes avait peut-être réussi à faire ce que les Seigneurs du Chaos étaient parvenu à leur époque. Était-il le fruit de cette expérimentation ?

— Je te conseille le New Boston, continua-t-il. Il est énorme. Tu en as pour ton argent et il est vraiment bon.

— D’accords, répondit Nora amusé par son entrain.

Un moustachu joufflue et ventripotent aux airs de sanglier vint à leur table et lança avec bonhomie de sa voix haut-perché :

— Alors Evan, ça va ? ça faisait un moment que je ne t’avais pas vu. Je commençais à croire que tu t’étais fait tuer dans les arènes plutôt que chez moi ! Ah ! Ah ! Ah !

Il se mit à rire tout seul. Evan l’observa avec un air impassible, puis lui rit avec lui en lui donnant une bourrade sur l’épaule. Visiblement, il avait voulu le faire marcher. Georges se racla la gorge en cessant de rire aussi subitement qu’il avait commencée. Quel étrange personnage...

— Je suis ravi qu’il n’en soit rien, finit-il par dire.

— Et moi donc Georgie, si tu savais comme je suis ravie d’être en vie.

Nora perçut que cette phrase-là venait vraiment du fond du cœur.

— Et c’est qui la charmante demoiselle que tu as emmenée avec toi ? C’est ta nouvelle… Euh comment vous appelez ça ? amalia ?

— Oh non, pas du tout, répondit précipitamment Evan en levant les yeux au ciel en ricanant. Jamais. Même avec un révolver sur la tempe.

— Clairement. Impossible, renchérit Nora en secouant la tête et souriant comme s’il lui avait assuré avoir croisé un éléphant volant la veille.

— Bien sûr, fit Georges en les regardant tous les deux à travers ses petits yeux, l’air complice de quelqu’un qui avait percé un secret à jour assurant qu’il le garderait jusqu’à la tombe et malgré tout fier d’avoir deviné.

Georges renifla avant de dire en fronçant ses gros sourcils broussailleux :

— C’est moi ou ça sent le fleuve ?

— Ouais, c’est nous, répondit Evan en haussant les épaules. Une petite mésaventure.

— Bon, ça sent toujours mieux que ce vieil ivrogne de Napoléon.

— Je confirme. Alors je prendrais un New Boston, Georgie, fit Evan en retenant un bâillement. Tu as choisi ?

— Pareil, répondit Nora.

— Très bien, alors deux New Boston, des boissons ?

— Un mourch ce sera bien pour moi.

— Un mourch aussi, répéta Nora.

— Bien, fit Georges. Je vous amène ça tout de suite.

— Merci Georgie, lui dit Evan.

Dès que Georges s’en fut allé après avoir récupéré les deux menus qui se trouvaient sur la table, Nora se pencha vers lui avec curiosité :

— Je me demandais, es-tu déjà allé près des Cités Australes ?

Elle l’observa avec une grande attention, à la recherche d’une expression qui trahirait un mensonge ou une gêne mais tout ce qu’elle perçut fut une franche interrogation et autre chose. Du doute ?

— Non, du tout. Pourquoi ? Demanda-t-il.

— Parce qu’ils ont réussi à créer une licorne, là-bas.

— Très drôle.

— Non c’est vrai.

— Pour quoi faire ? Quel est l’intérêt d’une licorne ?

— Pour le cinquième anniversaire de la fille du gouverneur, je crois.

— Rassure-toi, ce n’est pas la licorne de la fille du gouverneur qui m’a blessée.

Ils échangèrent un sourire.

— Mais sinon, en réalité, c’est quoi tout ce sang ?

— C’est une longue histoire, en fait non. Elle n’est pas si longue que ça mais je n’ai pas envie de la raconter.

Nora acquiesça, un peu surprise par son ton qui avait perdu de sa chaleur. Elle se mordit l’intérieur des joues, pensive. Elle avait peut-être posé la question un peu trop tôt. Elle s’était bien rattrapée avec l’histoire de la fille du gouverneur, qui par ailleurs était vrai mais elle avait quand même été moins vigilante que d’habitude. Quel était ce sentiment qu’elle éprouvait. Cette gêne qui faisait qu’elle avait envie de s’en aller. Non parce que la présence de l’ignemshir l’insupportait mais parce qu’elle lui faisait l’effet contraire. Elle se rendit compte qu’elle fixait un point à travers la fenêtre depuis un moment quand elle l’entendit lui demander :

— Au fait, les Sha’Daigan ne viennent jamais aussi loin du Centre. Qu’est-ce qui t’amène chez les miséreux ? Je veux dire, le Moulin, d’accords. Il y a pas mal de truc sympa. Il y a même ta super copine, mais le Cimetière…

— Une envie d’exotisme, rétorqua-t-elle malicieuse.

— La station Lockwood, ce n’est pas plutôt ça votre définition de l’exotisme ?

— Je suis différente de mes pairs. Je n’aime pas le toc. J’aime quand c’est authentique.

— C’est vrai qu’il n’y a pas plus authentique que le Cimetière. Quoique si, les Ruines. Tu devrais essayer. C’est vraiment vivifiant. J’aime faire une cure de chaos et de solitude tous les matins.

— Merci du conseil. J’essayerai.

— Ravi d’avoir pu servir, répondit-il sèchement en regardant par la fenêtre.

Nora soupira en fixant le plafond puis dit :

— Tu as vraiment quelque chose contre moi, hein ?

— Je ne sais pas trop. Je n’ai pas encore décidé. Mais après tout, mon avis sur ta personne ne doit pas vraiment t’importer.

Nora essaya de cacher que ses propos l’avaient plus touché qu’ils n’auraient dû. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Elle ne l’avait rencontré qu’à deux reprises. Pourquoi est-ce qu’elle devenait aussi vulnérable.

— Pas faux, rétorqua-t-elle en grattant nerveusement le côté du pouce gauche alors qu’on leur apportait les hamburgers accompagnés de frites.

Georges apporta aussi une carafe d’eau et s’en alla après avoir gratifié Evan d’un clin d’œil.

Ils commencèrent leur repas en silence. Nora dit soudainement :

— Je comprends encore plus maintenant pourquoi Jahan vous avait tous pris sous son aile. Vous étiez chacun un reflet de sa personne.

Evan cessa de manger et l’observa sans aucune morgue. Elle vit dans ses yeux une lueur morne scintiller.

— Pourquoi est-ce que tu me parles de Jahan. C’est la deuxième fois que tu parles de lui, comme si tu avais été proche de lui.

— Je l’ai bien connu. À plusieurs reprises, il était venu manger à la maison avec ses parents et son amalia. Je me souviens encore qu’à une époque on était toutes un peu jalouses d’elle. C’était juste avant la fête des Ta’arki de notre quatorzième année. Nous étions en dernière année d’institut, nous envions toutes celle qu’il avait choisi. Toutes les Filles des Cendres ont forcément craqué à un moment ou à un autre pour lui.

Evan eut un sourire moqueur et Nora se rendit compte de ce qu’elle venait de dire. Elle fixa son hamburger mal à l’aise. Mais qu’est-ce qui lui prenait de lui dire ce genre de chose. Elle ne le connaissait même pas… Décidément, les choses ne se passaient pas comme elle le voulait ce soir.

— Vous étiez tous les quatre au-dessus du lot, déjà à l’époque, reprit-elle en essayant de ne pas se laisser démonter par le rictus narquois d’Evan. Jahan, était le plus brillant d’entre vous, vos éclats se noyaient dans le sien, comme une étoile si brillante qu’elle en cachait d’autres de moindre intensité. Et il en a été ainsi jusqu’à sa mort…

— Écoutes, fit Evan en reposant son hamburger dans son assiette, toute moquerie envolée ayant désormais la même expression maussade qu’il avait dans son appartement. Je n’ai pas envie de parler de Jahandar.

— Je sais, mais moi si, continua-t-elle en le fixant avec un défi mêlé à de la mélancolie.

Elle ne savait pas pourquoi elle tenait autant à parler de Jahandar. Peut-être parce qu’elle n’aurait pas d’autre occasion et que cela l’intéressait aussi d’en savoir plus sur les circonstances de sa mort. Alejandro était muet comme une tombe, elle n’avait pas parlé à l’héritier du Sang d’Asano depuis un bon moment. Elle ne connaissait pas Joaquin Suarez. Il ne restait que celui qui lui faisait face.

— Jahandar était le Roi Flamboyant, en Keiji, le Shogun au Regard d’Aigle, il voyait sa loyauté à toute épreuve, en Alex, le Monarque Invincible, sa discipline et en toi, l’Empereur Déchainé, sa férocité, sa ténacité. Il était tout ça, Jahandar, c’est pour cela qu’il était le meilleur, n’est-ce pas ?


Texte publié par N.K.B, 20 octobre 2019 à 12h36
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