Evan ouvrit lentement les yeux mais ne vit rien. Il se trouvait dans une salle obscure dont il ignorait les dimensions. Le sol froid contre sa peau semblait fait de pierre lisse et l’air glacé qui l’environnait avait une odeur de bois de santal. À ses oreilles jouait une étrange symphonie sinistre et mélancolique. Elle semblait à la fois proche et lointaine. À la fois douce et tonitruante. Chaque note traversait son cœur avec la violence d’un rayon de soleil éblouissant les yeux. Il ressentit alors comme une profonde torpeur qui le gagnait en même temps qu’une impression de déjà-vu. Comme s’il s’était déjà réveillé ainsi et qu’ensuite la symphonie l’avait à nouveau plongé dans un sommeil sans rêve.
— Je savais que tu te réveillerais encore, fit une voix enfantine à côté de lui. Cette fois-ci, c’est la bonne.
Cette voix dissipa la torpeur et le silence s’installa. L’esprit légèrement embrumé, Evan se redressa et dans la pénombre du lieu où il se trouvait, discerna une forme, une petite silhouette assise à côté de lui.
— Où suis-je ? Qui es-tu ?
Elle se pencha légèrement en avant de s’esclaffer et Evan entendit comme un claquement de doigt. Tout d’un coup, il se retrouva dans du sable chaud sous un soleil de plomb. Il se releva précipitamment en regardant autour de lui, le cœur battant à la chamade, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. À deux pas se tenait un petit garçon aux yeux gris comme de la cendre, au crâne rasé et à la peau noire comme l’ébène, torse-nu, pieds-nus dans le sable et portant un pantalon rouge bouffant fait d’une matière sur laquelle le chatoiement de la lumière paraissait mystique. Irréel. Comme si la matière elle-même était en partie faite de lumière.
— Que la Terre soit sans péril, Azekel. Je me réjouis de ta force, sinon j’aurai été triste.
— Je ne comprends pas ? Qui es-tu au juste ? Et comment est-ce que ?...
— Tu ne reconnais pas l’endroit ? hum… étrange.
Le petit garçon claqua à nouveau des doigts et ils se retrouvèrent instantanément au bord d’un grand lac entourée par une grande chaîne de montagne sous un ciel bleu sans nuage. Dans la chaine de montagne semblable à une grande muraille de roches sombres, était gravé et peint un gigantesque oiseau doté de grandes ailes, d’une tête couronnée de larges plumes et d’une queue formée de longues plumes qui ondulaient d’une étrange façon et dont l’extrémité coïncidait systématiquement avec l’un des sommets de la chaîne. Evan en compta treize en se demandant d’ailleurs pourquoi il s’était donné la peine de le faire…
— Impressionnant hein ? fit le petit garçon. Mère a créé cet endroit…
Soudain, neuf montagnes s’embrasèrent à leur sommet, les quatre autres demeurèrent éteinte.
— Elle l’a créée pour garder un œil sur l’Éclat et les Miroirs. J’avais pour habitude d’y venir en espérant enfin découvrir la Raison dont m’ont parlé mes frères il y a très longtemps. Quand tu es arrivé, j’ai compris que ce serait toi mais bon, je voulais en être sûr. Tu as gagné et je me suis dit que j’aurais tout le temps d’apprendre, de découvrir, de comprendre l’Ultime Création… jusqu’à ce que ce type vienne et nous mettent sous le joug de cet immonde malédiction…
— Mais… qui es-tu ? demanda Evan. Je ne comprends rien à ce que tu racontes, j’étais… j’étais sur le point de mourir… comment est-ce que ?
— J’ai bien fait d’insister. Je ne te laisserai pas partir avant que je me sois un peu amusé quand même parce que je sais qu’il n’y en aura pas d’autre après toi. Mère m’a dit que j’étais spécial alors… après tout tu es fort… je savais que j’y arriverai. A te ramener ici.
— On est où ?
— Étrange que tu ne comprennes pas. Suis-je censé tout t’expliquer ? Tu ne comprends pas instinctivement ? Bizarre…
— Et pourquoi est-ce que…
— Tu étais plus fort avant… Je déteste vraiment ce que ce sorcier nous a fait.
Soudain l’un des sommets se mit à fumer. Le petit garçon sourit de toute ses dents en s’exclamant :
— Je le savais !
Il tourna brusquement la tête comme s’il venait d’entendre quelque chose puis dit en le regardant et hochant la tête l’air impressionné :
— Pas mal du tout. T’en fais pas Azekel, on y arrivera. Aller à toute !
Alors qu’il s’apprêtait à claquer des doigts Evan s’exclama :
— Attends ! mais tu ne m’as même pas dit qui tu étais.
— Appelle-moi « Ne meurs jamais ».
Il claqua des doigts et s’évapora dans un tourbillon de fumée grise et pourpre. Evan chercha autour de lui, se demandant où était passé l’étrange bambin. Quand il fit de nouveau face au gigantesque oiseau, à la place, une vaste plaine verdoyante bordée de grands conifères s’étendait au loin devant lui. Il se tenait sur un large balcon, les mains posées sur une balustrade pourvue d’une élégante ferronnerie dorée. Dans le ciel, une vision magnifique et terrifiante s’offrait à lui. La lune obscurcissait l’astre diurne couronné d’une tiare immaculée tandis que le ciel assombrit par l’éclipse était rempli d’icares et de gigantesques et redoutables vaisseaux de guerre. Les Ouranos. Il devina les armoiries de nombreux Sangs d’Acier et Sangs de Fer sur les fuselages des vaisseaux de la flotte aérienne.
Mais que se passait-il ?
— L’Armada est presque complète… Demain, nous frapperons avec toute notre puissance, lui dit une voix familière. Et ensuite viendra la fin… Et le commencement d’une nouvelle ère…
Son regard alla en direction de celui qui s’exprimait et il découvrit Keiji… Enfin un Keiji avec peut-être cinq ou six années de plus. Plus mature et plus grand et massif. Étrange… Il avait l’air d’avoir survécu à de nombreuses batailles. Il se dégageait de lui une aura qui n’avait rien à envier à celle d’un Aurarque. Une barbe de trois jours lui mangeait le visage. Une longue cicatrice étroite courrait au-dessus de son gauche. Une cicatrice ? N’aurait-elle pas dû disparaître ? Il portait une armure shirag constituée de plaques aux reflets grenat. Un Cercle de l’Univers luisait sur la plaque pectorale gauche et l’emblème du Sang d’Asano s’étendait sur son torse. Un loup blanc de face, croc dehors et babines retroussées sur un soleil noir à huit rayons. Lui-même portait une armure shirag similaire mais marquée d’un emblème qu’il ne connaissait pas. Était-ce une panthère ? Il n’avait pas d’armoirie. Il était un ma’nkel. Alors à qui appartenait-elle ?
Il se sentait bizarre. Différent. En équilibre avec lui-même. Il ne s’était jamais sentit ainsi de toute sa vie mais il ressentait également en lui une infinie tristesse malgré cette sensation de stabilité. Ce sentiment était comme un vieil ami, profondément ancré dans son cœur.
Il s’observait de loin et n’avait pas accès au moindre souvenir. Il ne savait même plus comment il était arrivé là.
— Ils seront tous là ? S’entendit-il demander.
— Tu appelles, ils répondent, lui répondit son meilleur ami avec un léger sourire. Ils seront tous là d’ici une demi-heure. La moitié d’entre eux est déjà dans la Salle Onyx.
— Bien, répondit-il.
Il se détourna des vaisseaux et traversa un grand appartement lambrissé pourvu de dorures, de tapis précieux et d’exquises boiseries, plongé dans la pénombre de l’éclipse. Il passa devant un grand lit en baldaquin défait et de grands tableaux en peinture mouvante. Keiji sur ses talons il sortit et traversa un grand et large couloir doté de grandes colonnes aux murs recouverts de fresques historiques. Une de la Nuit du Jugement Écarlate où un Wazakumunua au regard glacé, décapitait le Haut Seigneur de Fer de la Noble Fédération de Rangoon. Une autre représentait l’instant lors de la Guerre des Deux Soleils où le 6ème Roi de l’Aurore, Ayitchéou Koffu, alors âgé d’à peine vingt-cinq ans, avait impitoyablement réduit en cendre la totalité des seize Ouranos constituant la flotte de Don Sol, une partie de celle de son opposant Warren Thunderwalker et la cité de Paolo avec tous ses habitants. Cet évènement avait d’ailleurs marqué la fin de la guerre puisque l’un des deux belligérants était parti en fumée avec toute son armée…
Longeant un joli jardin intérieur fleuri et très bien entretenu dotés de multiples fontaines, ils croisèrent des domestiques en livrée qui leur firent des courbettes, les saluant en balbutiant, avec un mélange de respect, de crainte et d’admiration. Il ne leur accorda ni un regard, ni un mot contrairement à Keiji qui les gratifiait de temps à autre d’un signe de tête.
Son cœur débordait de tristesse. Il ne savait même pas pourquoi mais il n’y avait rien d’autre en lui que cette accablante mélancolie qui lui déchirait doucement son cœur. Il aurait aimé être ailleurs. Être sur le toit de son penthouse à Paris-la-Nouvelle à prendre des photos ou à peindre. Rien d’autre. Mais il se devait d’être là. Il n’avait pas vraiment le choix. C’était tout ce qu’il savait. Après avoir traversé plusieurs couloirs et descendu plusieurs escaliers en marbre blanc, ils arrivèrent dans un grand hall au sol de marbre rouge où quatre grandes caryatides immaculées soutenait la voûte. Ils marchèrent jusqu’à l’entrée d’une salle placée sous la surveillance de cinq Gardes de Terre. Dans leur tenue ocres bordées de noire et marqué d’un bouclier noir sur la poitrine et d’un Cercle de l’Univers marron foncé au niveau du cœur, ils s’inclinèrent avant de s’écarter devant eux.
Les lourdes portes en BoisFer coulissèrent devant lui et il pénétra dans la grande salle pourvu d’une table ronde imposante en bois massif noir gravé d’un ours sur ses pattes arrières et entouré d’une trentaine de fauteuils en cuir à haut dossier. Une partie de la quinzaine d’individu déjà présente se levèrent à son entrée. Il reconnut Lucas. Une cicatrice courait sur sa joue et il avait un bras bionique commençant au niveau du coude. Étrangement, sa vue ne créa pas en lui la colère et la répulsion habituelle. Il était même content de le voir. Ce dernier lui sourit, son regard gris, infiniment plus dur et froid qu’il ne l’avait jamais été, n’enleva rien à la sincérité de son expression. Evan lui fit un signe de tête. D’autres étaient également présents. Ceux qu’ils connaissaient, trois ou quatre, comme Keiji avaient pris plusieurs années. Ils avaient tous des armures shirag grenat marqués des armoiries de leur famille et un Cercle de l’Univers doré au niveau du cœur.
Seul les Imperators portaient un Ul ’Cirkaem doré. Il était réservé aux Hauts-Seigneurs. A son âge… à leur âge, il ne pouvait pas tous déjà être des Hauts-Seigneurs, ce n’était pas possible. Cela n’avait aucun sens. Il fixa un moment les hommes et femmes présents puis fit demi-tour sans dire le moindre mot. Il crut entendre quelques soupirs de soulagement mais il n’en aurait pas mis sa main à couper. Il remonta un moment un couloir adjacent et s’arrêta devant une grande porte recouverte d’étoiles dorées, le signe soloménique de l’éternité courant sur les deux battants. Avant qu’il n’entrât, il sentit la main de Keiji sur son épaule. Il avait oublié sa présence. Son ami était autant capable de s’effacer que de s’imposer. Il lui dit d’une voix étonnamment dure :
— A’shua Meno, ta décision est prise, je l’espère. Tu ne reviendras plus dessus… n’est-ce pas ?
— Elle l’est.
Il regarda Keiji et vit dans son regard que quelque chose avait changé. Cela amplifia sa tristesse. Ce n’était pas le regard d’un frère à un autre. Il avait l’impression que son regard d’aigle le transperçait comme une épée.
— Si jamais, tu hésites comme tu l’as fait à Persépolis. J’y mettrai un terme à ta place et…
— Tu ne pourrais pas…
— J’y mettrais un terme, Evan, même si je dois y laisser la vie. Et toi, mon cher, je ne t’épargnerai pas. Pas une autre fois.
— A’shua Meno, ma décision est prise.
Sa décision à lui aussi était prise. Il n’hésiterait pas à lui planter son neshir dans le cœur.
— Ne me trahis pas, Evan. Car je t’assure que je ne te laisserai pas une troisième occasion de te racheter. Ton hésitation lui a coûté la vie. Si tu hésites une seconde fois, ce sera au prix de la tienne. Je brûlerais ma force vitale jusqu’à la dernière goutte pour exercer ma vengeance. Tu n’en réchapperas pas…
Le Keiji qu’il avait connu. Celui qui l’aimait comme son frère, n’était plus. L’héritier du Sang d’Asano esquissa un sourire qui n’atténua pas la lueur glacée de son regard sombre et lui donna une petite tape sur l’épaule avant de dire :
— J’enverrai quelqu’un te chercher. Va donc méditer.
Au même instant un homme s’arrêta à côté d’eux, une tablette tactile à la main. Keiji le gratifia d’un regard mauvais qui le fit se crisper, avant de s’éloigner tranquillement dans le fond du couloir vers la salle Onyx. Il lui fallut un moment pour reconnaître Salman Ruhk. Derrière ses longs cheveux attachés en queue de cheval et son bouc. Il lui manquait trois doigts. Des doigts artificiels lui avaient été greffés. Sa vue ne lui inspira pas la moindre once d’antipathie. Il se sentait même un peu moins lourd :
— J’ai fini de mettre au point les derniers détails avec les Épées de Savoir des différents vaisseaux de l’Armada.
— Merci, Salman. Je suis content de pouvoir compter sur toi.
— Toujours, Evan. Qui aurait cru que tous ces évènements nous mèneraient vers ce jour.
— Si je pouvais, je ferais beaucoup de chose différemment.
— Malheureusement, cela est impossible. Et ce serait dangereux. Par ailleurs ta Katai’A’Shi vient d’arriver.
Cela signifiait « unique expression du cœur ». C’était ainsi que les Guerriers Impériaux appelaient leur femme. Il eut l’impression de ressentir quelque chose de semblable à de la joie mais sous cette tristesse, c’était difficile à dire :
— Si elle me demande, dis-lui que je suis dans la chambre méditatoire, qu’elle peut m’y rejoindre, si elle le souhaite.
— Très bien. A tout à l’heure.
Il lui fit un signe de tête et les portes coulissèrent devant lui. Il traversa un couloir sombre et déboucha dans une large pièce plongée dans le noir, uniquement éclairée par la lumière stellaire des astres lointains. Les constellations rayonnaient avec force du plafond, des murs et du sol. Il avait l’impression d’avoir quitté la terre et d’être un astéroïde dérivant dans l’espace. Au lieu d’amplifier son sentiment de solitude, cet endroit eut l’effet contraire. Il lui rappelait son père. Il enleva sa cuirasse, ses bottes et détacha sa corne à laquelle était rivé Wazushendi et la déposa au sol avec le reste de son équipement militaire. Il s’allongea sur le sol et fixa le plafond en murmurant à voix basse des passages du Mirkh’anduri, les Écrits Sacrés des Mondes Oubliés. Il sentit la tristesse refluer comme la marée sous l’influence de la lune et une paix étrange l’envahit.
Soudain, il entendit les portes s’ouvrirent et des pas résonnèrent dans le couloir. Il se redressa lentement et dit d’une voix chaleureuse, toute morosité envolée :
— Katai’A’Shi…
Un plafond vert écaillé et plein de moisissures s’imposa brusquement à lui.
— Vous êtes revenu. Bien.
Le jeune ignemshir mit un moment à émergé de l’étrange vision.
— Katai’A’Shi, murmura-t-il à voix basse, le cœur remplit de déception car il n’avait pu voir son visage.
L’esprit encore embrumé, Evan tourna lentement la tête. Une vieille femme à l’air sévère, probablement originaire de la péninsule arabique, se tenait au-dessus de lui. Elle dit en baissant légèrement la tête sans vraiment le regarder :
— Vous êtes un battant. Rien d’étonnant, car les rares de votre espèce le sont toujours. Je n’aurais jamais cru qu’il y en aurait encore un.
Il sentit sur sa langue un goût amer qu’il ne put identifier.
— Qui êtes-vous ? marmonna-t-il la bouche pâteuse.
Il était allongé torse-nu sur un divan d’examen sous une couverture chauffante. Il se sentait tellement bien qu’il avait juste envie de se rendormir.
— Ne vous rendormez pas encore, lui conseilla-t-elle.
Evan lutta pour garder les yeux ouverts, puis n’y tenant plus, céda à la douceur du sommeil avant qu’une claque ne lui fasse de nouveau ouvrir les yeux.
— C’est mieux, fit-elle, sévère. Vous souffrez, enfin vous avez souffert d’une hypothermie sévère, sans parler de tout le sang que vous avez perdu. Plus de quatre litres. Vous n’étiez plus qu’une carcasse exsangue quand vous êtes arrivé. J’ai dû vous traiter avec ce que j’avais de plus fort. Vous ne devez pas vous rendormir. Un ignemshir aussi particulier que vous avec un problème aussi grave ne devrait pas être inconscient à cet instant précis où vous oscillez entre la vie et la mort, à cause des caprices de l’Ul ‘Cirkaem et des déséquilibres du Fleuve du temps.
Evan reprit soudain conscience de lui-même, se souvenant de ce qui lui était arrivé et porta une main à sa corne. Il fut rassuré par le contact familier de son neshir, surpris de ne rien ressentir d’autre qu’une douce chaleur dans tout son corps. Il tenta en vain de se redresser. Ses muscles étaient engourdis. Il paniqua et la vieille femme lui dit en observant calmement un point au-dessus de lui :
— Calmez-vous.
Pourquoi ne pouvait-il pas bouger ? il était incapable de se défendre… Et si elle était une trafiquante d’organes ? Les organes des ignemshirs étaient beaucoup plus robuste que ceux des eretsin. Il savait que des riches hommes d’affaire Non-Compatibles seraient prêts à payer beaucoup d’argent pour mettre la main dessus même si c’était gravement puni par le Noguem. Mais si c’était le cas, elle n’aurait pas essayé de le soigner… normalement.
— Ça fait combien de temps ? Demanda-t-il en essayant sans succès de maîtriser l’Air.
— Un peu plus d’une heure. Vous récupérez mieux maintenant. J’ai eu du mal à comprendre où était votre problème. Cet abruti aurait dû être plus précis. Je n’aurais jamais pensé voir cela un jour mais c’est intéressant d’observer cela, une fois dans sa vie.
Evan abandonna ses tentatives, intrigué par les paroles de son interlocutrice.
— Hypothermie ? Hémorragie ? Non… Est-ce que vous parlez de l’état de mon Cercle Intérieur ? Vous savez ce qui m’arrive ?
Elle resta immobile, sans rien dire puis elle sortit de la pièce. Il parvint finalement à se redresser quelques minutes plus tard. Le contrôle de l’Air via le cirkaem movi s’avéra même beaucoup plus fluide qu’il ne l’avait été ces dernières semaines… Il avait une très légère migraine mais à part cela, il se sentait parfaitement bien. Evan regarda sa blessure en soulevant la couverture et une sorte de gelée rose était appliquée dessus. Elle avait été refermée proprement avec des agrafes. Perplexe, il tata la gêlé du bout du doigt. La texture était caoutchouteuse. Il ne savait pas du tout ce que c’était. Il reçut une tape sur la main et leva un regard ahuri vers la vieille dame qui l’observait d’un visage égal mais elle ne le fixait pas vraiment. Elle semblait affectionner particulièrement de lui donner des claques à tout va.
— On ne touche pas, dit-elle.
Elle se rapprocha puis appuya tout doucement sur les contours. Evan fut surpris de voir qu’elle ne regardait même pas la blessure mais se contentait de fixer un point derrière lui. Intrigué, il se retourna s’attendant à voir un écran mais il n’y avait rien :
— Vous êtes aveugle ?
— Je vois mieux que la plupart des gens.
Elle baissa brusquement les yeux vers son torse, mit de l’huile dans ses paumes, les frottèrent l’une contre l’autre puis posa sa main droite sur son sternum. Elle portait le manteau rouge des salomens. Cousu à l’avant, le Phœnix marmoréen, l’emblème du Noguem d’Asie témoignait de son appartenant au Sagolem asiatique
— C’était bien ça…
— Quoi ? Qu’est-ce que vous avez sentit ? Les magistri scientis n’avaient aucune solution…
— Les scientis pensent qu’ils savent tout alors qu’en réalité, ils ne savent rien de rien… Ce sont des ignorants face au savoir millénaire du Sagolem.
— Donc vous avez une solution ?
— Hum… pas exactement. On ne dompte pas une Bête Ancestrale en un jour… Il va vous en falloir encore. Ce n’est pas encore stabilisé mais une fois que vous commencerez le traitement… Le poids de la vie n’est léger que pour les morts…
Elle sortit de la pièce vers une sorte de débarras en laissant la porte ouverte. Le poids de la vie ? De quoi parlait-elle ? Evan considéra les étagères pleines de bocaux remplis de diverses insectes, plantes, de poudres et de liquides marqués d’étiquettes numériques indiquant leur contenu ainsi que des chiffres et des pourcentages qui évoluaient au fil du temps. Les scientis avec toutes leurs inventions était-il si loin du savoir des salomens ? Il était aussi facile de forcer un salomen à révéler son savoir que de forcer un scientis à ne pas le révéler… Ils étaient réellement à l’opposé. Pour le Sagolem le savoir devait rester secret tandis que pour le Skiantem, il devait être partagé. Cinq minutes plus tard, elle revint avec une tasse fumante et la lui tendit.
Il l’a pris, hésitant.
— Vous êtes herboriste.
Elle ne réagit pas, le visage toujours égal, le regard lointain. Il savait qu’ils étaient un peu les médecins des pauvres. Il s’agissait en général de salomens, et ils étaient très appréciés dans le Cimetière. Peut-être avait-il tort de faire confiance à la vieille herboriste et devrait-il s’enfuir au plus vite car même si elle paraissait inoffensive, elle habitait dans le Cimetière. Dans le Cimetière de Verre et de Métal, personne n’était inoffensif surtout aussi loin du Moulin.
— Ne vous en fait pas, jeune homme. Je n’ai pas l’intention de vous droguer. Et de toutes les manières, vu votre état, vos organes ne pourraient que tuer celui qui se les ferait transplanter. Comme un trou noir, ils aspireraient toute son énergie vitale…
Evan l’observa perplexe et remarqua qu’elle avait des lignes et des cercles noirs qui recouvraient ses mains. La marque des Vierges. Il s’agissait d’une section au sein du Sagolem qui mettait l’accent sur la pureté et dont les membres faisaient vœux de célibat jusqu’à leur mort. Si elle était réellement membre des Vierges, en théorie, il pouvait lui faire confiance. Ils étaient connus pour leur probité et leur intégrité à toutes épreuves. Ils ne mentaient pas. Jamais. Ils disaient toujours la vérité. Il but donc le liquide chaud que contenait la tasse. Il grimaça car il était particulièrement amer.
— Buvez tout.
Il rassembla son courage et finit le contenu de la tasse et la tendit en grimaçant :
— Merci, fit-il en essayant de ne pas rendre ce qu’il venait d’avaler.
Elle ne répondit pas et disparu brièvement dans la pièce sombre puis revint.
— Vous devriez pouvoir bouger maintenant. Le gel est suffisamment solide. Comme il reste malléable, vous pourrez bouger sans craindre qu’il ne s’en aille. Il sera absorbé par la blessure et d’ici une heure, vous serez comme neuf.
— Merci, répondit Evan en reboutonnant sa chemise qu’il avait récupérer sur une étale métallique. Combien est-ce que je vous dois ?
Elle sourit et lui dit simplement :
— Les amis de mes amis sont mes amis.
— Je ne comprends pas, fit Evan perdu. Nous avons un ami en commun ?
— Plus qu’un, mais celui à qui je pense… est un homme de confiance, lui dit-elle en s’éloignant vers l’avant du magasin. Confie-toi en lui car il est ton seul espoir et prends garde à celui qui s’allie à Ceux qui invoquent l’abîme. Il est aussi comme toi.
Le jeune ignemshir attrapa rapidement sa veste shirag qu’il enfila et la suivit en remontant l’allée bordé d’étagères pleines de bocaux aux contenus peu ragoutants, surpris de ne ressentir aucune douleur. Comment avait-elle fait pour le sang ? Il avait perdu quatre litres de sang. À cause de l’ultra spécificité du sang d’airain qu’ils avaient. Il était difficile voire impossible en ce qui le concernait lui, de trouver un donneur véritablement compatible. Selon Princeton, seul sa sœur, si elle était encore en vie, aurait pu être un donneur compatible… En général, chaque ignemshir se faisait prélever une certaine quantité de sang en prévision. L’herboriste ne pouvait pas avoir récupéré le sang de réserve qui se trouvait à la schola ou au penthouse… alors comment avait-elle fait ?
Evan caressa la vitrine derrière laquelle étaient exposées des confiseries et des pâtisseries. Le ver-miroir la constituant s’opacifia et devint réfléchissant comme un miroir. Il ne restait pratiquement aucune trace de la raclée que le Baron lui avait mise. Juste des agrafes au niveau de son arcade sourcilière et un léger bleu sous l’œil gauche. Il était abasourdi. Cela aurait dû mettre des heures à cicatriser.
— J’ai fait un rêve étrange… murmura-t-il tout en s’observant.
— Étrange, vous dites ?
— Comme si… le futur, murmura Evan le regard lointain. Dans six ou sept ans peut-être plus. Ce que j’ai vu était… Invraisemblable. Comme si une guerre mondiale se préparait de nouveau. C’était le jour d’une éclipse. Ceux que je connaissais avaient tous l’air plus vieux… J’étais marié… Vous qui êtes une Vierge, vous connaissez beaucoup de chose. Est-il possible que ce que j’ai vu, soit réellement… le futur ?
Elle fixa un point à droite d’Evan d’un air pensif avant de dire.
— C’était peut-être un des futurs possibles. Il vaudrait mieux pour vous que vous oubliez ce que vous avez vu. Vous vous êtes écarté plus loin que je ne l’avais cru.
— Je me sentais si triste. Dévoré de l’intérieur… Pourquoi ai-je vu cela ?
— L’Ark est une énergie fort mystérieuse, capable de plier l’espace et le temps car d’une certaine façon c’est elle qui maintient l’univers dans son équilibre, au travers de ses différentes expressions. Et puis ce n’est pas par hasard qu’on l’appelle le Fleuve du Temps.
— Mais…
— Oublie ce que tu as vu, petit. Le coupa-t-elle sèchement comme si elle était contrariée par quelque chose. Par ailleurs, il est fort probable que rien ne se passe comme ce que tu as vu…
— Ou exactement comme cela, n’est-ce pas ?
Elle se tut un moment, surprise par sa perspicacité et sourit en secouant la tête.
— En effet. Mais… Je vous répète mon conseil, oubliez tout ce que vous avez vu, Fils des Cendres. Ne laissez pas ce que vous avez vu vous obséder ou influencer vos actions. Cela aurait des conséquences… Désastreuses.
— Est-ce commun pour un ignemshir d’expérimenté ce genre de chose ?
— Aussi commun que de tomber sur une Bête Ancestrale, répondit-elle sombrement. Ou un dieu neshirien. Oubliez ce que vous avez vu, jeune Fils des Cendres. Et faites-lui simplement confiance.
— A qui ? De qui parlez-vous ?
Elle ouvrit la porte de sa petite boutique et lui mit dans la main un sachet qui contenait des petites gélules multicolores.
— Prenez ces gélules à raison d’une tous les deux jours. Commencez tout de suite pour éviter les… débordements… Car une stabilité sommaire sans suppresseur induit une dissonance.
— Je ne comprends pas…
— Par ailleurs, Il essaye de vous contacter mais c’est normal qu’il n’y arrive pas. Il a les réponses à des questions que vous ne vous posez pas encore. Mais ça viendra. Vous pouvez remercier l’Existant de vous avoir emmené jusqu’à ma porte.
— Mais de qui parlez-vous ?
Elle lui indiqua l’extérieur et Evan sortit, dépité de ne pas avoir de réponse à la seule question qui donnerait du sens à tout son charabia.
— Le Chuchoteur, lui dit-elle alors. Tu auras besoin de son aide.
— Le Chuchoteur ? répéta-t-il.
— Oui, le Chuchoteur.
Et la porte se referma.
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