Au cours de sa courte convalescence, Evan dormit beaucoup mais son sommeil fut hanté par la salle de torture où Rayn Harlec se délectait de sa douleur et le fouettait en le foudroyant de son regard de fauve. Invariablement, les cauchemars se terminaient au moment où le Shedim de Remorum s’apprêtait à lui trancher la tête. Quand il ouvrait les yeux, baignant dans sa sueur, Charlaine et Keiji étaient toujours à son chevet. Charlaine lui donnait une mixture amère en lui assurant qu’elle accélérait la cicatrisation car il devait être complètement remis pour le lundi après-midi et ce que lui réserverait la Fourmilière.
Ils restèrent avec lui toute la fin de matinée jusqu’à la soirée du samedi. Il se réveilla plus longuement en fin de soirée, le temps de manger ce que Keiji avait cuisiné, et il leur raconta en détail ce qui s’était produit mais sans savoir pourquoi, il omit volontairement de leur parler de la Regina. Keiji et ses boutades réussirent à lui arracher plusieurs sourires et même un rire sincère qui sembla ravir Charlaine. Le regard anxieux que ses yeux tristement bleus ne cessaient de lui lancer s’atténua. Comme si elle avait craint qu’il ne fût brisé quelque part. C’était sous-estimé la pression quotidienne de la Fourmilière que de penser cela. Non, peut-être pas... Toute cette douleur… Cette souffrance… Quand il fermait les yeux, il avait l’impression qu’en les rouvrant, il se retrouverait dans Fort Laurent. Mais malgré tout même si cela avait duré beaucoup moins longtemps, la dernière épreuve de Cérémonie de l’Association, lorsqu’il avait combattu Wazushendi… Cette souffrance à la fois physique et psychique n’auraient jamais d’égale… On ne l’appelait pas l’Ultime Souffrance pour rien…
Son absence à l’entraînement de garoway et la présence de sa voiture sur le parking de la schola avait alerté Keiji. Le fait qu’il ne répondait à aucun de ses appels, sa Jeep ouverte et sa besace à l’intérieur l’avaient convaincu qu’il avait été emmené quelque part contre son gré. Connaissant les méthodes des Plumes de Fer, cela mis en parallèle avec les propos qu’il avait tenu à son retour de la césure hivernale, il en était venu à la conclusion qu’il croupissait probablement dans l’un des cachots de Fort Laurent.
Comme son sommeil entrecoupé ne lui avait pas permis de jouir d’un repos réparateur, Charlaine lui proposa une tisane au kava qu’elle était partie chercher chez elle en voiture pour l’aider à se détendre et qu’il jouisse d’un sommeil apaisé. Après avoir avalé le breuvage, il s’endormit paisiblement sans même s’en rendre compte. Il ne fit aucun rêve cette fois-ci. Ils passèrent la nuit chez lui. Le dimanche matin, Charlaine lui changea ses bandages. Les entailles laissées par le fouet étaient déjà dans un état de cicatrisation avancé grâce aux bandages de guérison accélérée, à la capacité de régénération rapide propre aux ignemshirs et probablement à sa mixture écœurante, qu’il refusa de boire cette fois-ci. La douleur avait été atténué par les antalgiques que diffusaient les pansements.
Se sentant beaucoup mieux, il invita donc Keiji à répondre à sa mère qui l’appelait depuis la veille et encouragea Charlaine à ne pas se restreindre pour lui, si jamais elle avait un rendez-vous ou quelqu’un à voir. Keiji laissa sonner son R-Tatoo toute la matinée puis daigna enfin répondre. Il dut donc s’en aller même s’il était clair qu’il aurait tout donné pour rester avec lui.
— Tu devrais aussi y aller, fit Evan adossé à des coussins empilés au niveau de la tête de son lit.
Keiji était parti depuis moins de cinq minutes. Charlaine secoua la tête en regardant son R-Tatoo. Ses yeux bleus maussades fixaient l’écran alors qu’elle se mordait pensivement la lèvre inférieure. Ses beaux et longs cheveux blonds tombaient librement sur ses épaules.
— Écoute Charlie, je vais bien, beaucoup mieux. Grâce à vous deux. Je suis capable de me débrouiller tout seul. Va.
Elle leva ses yeux sur lui et eut un sourire morne.
— Non, ça va Evan. Je préfère être ici.
— Je vois bien que tu as envie d’être ailleurs, Charlie. Ne t’en fait pas pour moi.
— Je préfère être ici, répéta-t-elle d’une voix plus sèche. Je ne peux pas te laisser pour…
— Baptiste ? Dit-il en se grattant distraitement les cheveux. Mais tu voudrais bien, n’est-ce pas ?
— Non, fit-elle en détournant le regard et fixant son R-Tatoo.
— Mais… Commença-t-il en la fixant avec un regard désolé.
— Mes yeux, fit-elle à mi-voix.
Il hocha la tête. Charlaine, la moue chagrine, dit :
— Merci de me rappeler que je ne peux pas cacher mes émotions, Evan.
— Désolé... C’est juste que…
— Fichu pathochromie, murmura-t-elle. Ma mère a toujours voulu que je mette des lentilles mais je refuse de cacher qui je suis. Je suis comme ça, je n’en ai pas honte, continua-t-elle. Je n’en ai jamais eu honte…
— Je sais…
Elle esquissa un léger sourire avant de se masser le cou de sa main droite en fermant les yeux. Elle était épuisée, Evan le voyait bien. Elle n’avait pratiquement pas dormi afin d’être sûr qu’il aurait tout ce dont il avait besoin, même si au final, il avait dormi comme un bébé.
— Même si pour certaines personnes les gens comme moi porte malheur, ça m’est égal.
— Je le sais bien, Charlie, lui répondit doucement Evan sachant que c’était sa fatigue qui la faisait parler. Et après tout peu d’eretsins peuvent se targuer d’avoir survécu à la fièvre rouge.
Depuis le commencement de l’Age Sombre jusqu’à présent, une maladie faisait rage parmi les nouveau-nés Compatibles. Tous sans exception contractaient la fièvre rouge et un enfant sur deux mourraient avant d’avoir atteint quatre semaines. Fait rarissime, des nouveau-nés Latents pouvaient en être également atteints, et un sur cent survivait à la maladie. Ils devenaient alors pathochromes. La couleur de leurs yeux changeait en fonction de leur humeur et ils étaient en général dotés de faculté intellectuelle ou physique bien au-dessus de la moyenne. Il y avait de nombreuses superstitions autour des pathochromes et pendant l’Age Sombre, il y avait eu de nombreux cas de lapidations et d’immolations par la foule, les accusant d’être à l’origine de la Chute des Dômes. La fièvre rouge était aussi appelée Malédiction d’Erasema. Erasema était un autre des Sept Royaumes Oubliés d’Ishar. Il avait été frappé par une maladie qui décima tous les nouveau-née et enfant en bas-âge, et par une folie qui conduisit le reste de la population à s’entretuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Cela avait contribué à la mauvaise image que certains se faisaient des pathochromes.
— Et puis, être considéré comme une créature de mauvais augure, un être de malédiction. Je connais, lui dit-il en souriant. Tu n’as clairement aucune raison de le cacher, c’est vrai mais le fait est que tu ne peux pas mentir, Charlie… Et contemplé ce bleu m’attriste…
La jeune fille ne répondit pas et se leva en lui disant :
— Tu devrais te reposer. Tu veux que je te fasse une tisane au kava ?
— Charlie…
— Evan ! arrête. S’il te plaît.
Evan se contenta la regarder, voyant bien dans ses yeux humectés que la situation lui déchirait le cœur. Elle s’en voulait d’avoir des sentiments pour Baptiste et visiblement ces derniers étaient forts. Elle avait l’impression de les trahir, lui et Keiji. Et peut-être elle-même.
— Je veux bien une tisane au kava, finit-il par dire avant de lui presser affectueusement le bras.
Quand Charlaine revint dans la chambre d’Evan, la tisane chaude dans le mug bleu qu’elle lui avait offert pour son quinzième anniversaire avec écrit dessus "Je ne meurs pas, je renais", elle découvrit son lit vide. Elle fit demi-tour et en remontant le couloir, elle se rendit compte que la chambre de Sue était ouverte. Elle entra et trouva Evan, dans son tee-shirt blanc et son bas de pyjama ample noir qui regardait à travers la fenêtre en étoile donnant sur l’arrondissement du Moulin. Les draps bleus du grand lit était tiré. Il flottait dans l’air une agréable odeur de menthe. Sur les murs, il y avait des posters mouvant de créatures légendaires, de Bêtes Ancestrales et d’animaux plus conventionnels.
— Evan ? Fit-elle.
Il se retourna et lui désigna le lit. Elle le regarda sans comprendre.
— Tu as besoin de repos. La tisane est pour toi.
Il repoussa la couverture, gonfla les oreillers et la prit par les épaules avant de la forcer à s’asseoir. Il s’assit sur un pouf en forme de griffon qui était bien trop petit pour lui et ses grandes jambes. Il grimaça.
— Tu devrais rester allonger, lui dit-elle, inquiète, en voulant se relever.
Il l’en empêcha et repoussa doucement le mug qu’elle lui tendait.
— Tu t’es occupé de moi, maintenant c’est mon tour. Aller, bois.
Charlaine vit dans son regard onyx qu’il n’avait pas l’intention de la laisser faire autre chose que boire cette tisane et s’allonger dans ce lit. Elle obéit et le liquide chaud coula agréablement dans sa gorge, répandant une chaleur douce dans sa poitrine. Elle devait reconnaître qu’elle se sentait épuisée. Pas uniquement à cause du fait qu’elle avait veillé son ami mais parce que sa relation naissante avec Baptiste était trop compliquée. Comment avait-elle pu penser que tout irait bien ? Keiji et Evan ne seraient jamais ami avec Baptiste, ni avec Lucas ou Jordan. Ils s’exécraient depuis tellement longtemps. Elle ne savait pas tout ce qui se déroulait dans la Fourmilière. Elle n’y était pas constamment. Jusqu’à il y a quelques semaines, le cadet des Harrow n’était pour elle qu’un sociopathe arrogant et cruel mais pendant la césure hivernale, ils s’étaient croisés à la station Lockwood, un gigantesque vaisseau de croisière céleste qui remontait la Cordillère des Andes en partant de la Patagonie. Elle n’avait eu d’autre choix que devoir supporter sa présence mais au fur et à mesure des jours, elle avait découvert un aspect méconnu de sa personnalité. Il n’était pas que le barbare sanguinaire qu’elle avait toujours vu en lui. Il était capable de finesse. D’être drôle et même de ne pas se prendre au sérieux. Mais plus important, elle avait découvert que sous cette armure d’acier, il y avait un cœur. Ensuite des sentiments qu’elle n’aurait jamais pensé éprouver pour lui étaient nés. Elle n’avait pu les réprimer. Elle avait depuis l’impression d’être une traitresse. D’avoir trahi leur confiance en se montrant si faible. Elle se sentit de plus en plus fatigué et se rendit compte qu’Evan lui avait pris la tasse et qu’elle était déjà sous le drap et la couverture. Elle se sentait bien.
— Écoute, Charlie, lui dit-il de sa voix grave et douce. Peu importe ce que tu décideras concernant tes sentiments…
— Je ne voulais pas vous trahir, dit-elle à mi-voix d’une voix endormie, les paupières à demi closes. Je n’ai jamais voulu que…
— Je m’en doute bien. Tu le détestais encore plus que nous au cas où tu l’aurais oublié.
— Oui, mais…
— Quoiqu’il se passe tu sais bien que Keiji et moi, nous ne changerons pas vis-à-vis de toi. Alors s’il te plaît sens-toi libre et ne te restreint pas pour nous. Nous sommes plus les enfants que nous étions. Nous avons tous grandi. D’accords ?
— Merci, chuchota-t-elle alors que des larmes coulaient sur ses tempes.
Il déposa un baiser sur son front avant de lui chuchoter :
— Non issu d’un même sang…
— Mais partageant une même âme… Conclut Charlaine d’une petite voix en s’endormant.
Quand il se rallongea dans son lit, Evan réfléchit aux alternatives qu’il lui restait concernant la vidéo de son père et le projet Odiani. Il n’avait rien pu tirer de la vidéo mais il fallait absolument qu’il trouve un moyen de décrypter les fichiers. Son père tenait à ce qu’il les montre au Shedim Lucius Heredogar. Au-delà de cela, peut-être trouverait-il un indice concernant l’assassin de ses parents. Il ignorait si Princeton savait qu’il s’agissait d’un assassinat… Même s’il l’avait su, il ne lui aurait probablement rien dit.
Tous les matins en partant courir, équipé d’une pelle et d’un détecteur de métal, il avait essayé de retrouver le pendentif de Sue dans les Ruines. Bien entendu, cela n’avait rien donné. Plusieurs Karan et plusieurs Niera avaient soufflé depuis dix ans et ils avaient sûrement réduit en miette tout ce qu’il était resté du bijou.
En conclusion, il ignorait toujours qui étaient les ennemis de ses parents. Qui était le traître qui avait créé la brèche de sécurité et provoqué le crash de l’icare. C’était ce qu’il avait compris en regardant en boucle les derniers instants de ses parents. Cela le faisait toujours autant souffrir mais lui donnait toujours plus envie de découvrir la vérité.
Les duels et les épreuves s’étaient succédé dans la Fourmilière. Les épreuves avaient été rudes. Pierre avait gonflé le rang des Trépassés, une semaine plus tôt quand, par groupe de trois, ils s’étaient retrouvé face à cinq hyènes à front dorés grosses comme des tigres adultes. Les duels s’avéraient de plus en plus laborieux pour lui. Après avoir perdu sa place de tertius face à Jin, il s’en était fallu de peu pour qu’il connaisse à nouveau une défaite face à Baptiste et ses ouailles, qui ne rêvaient que d’une chose : sa destruction. Ils voulaient précipiter sa chute et presser son rendez-vous avec le Créateur. Même face à Shana, la nona, conserver sa place s’était révélé ardu. La peinture, les moments en compagnie de Keiji et Charlaine et les entraînements de garoway, les mercredis et jeudis matin et samedis toute la journée, avaient été les seules échappatoires, les seules véritables bouffées d’oxygène dans son monde asphyxié et pollué par la mort et le désespoir.
Le déphasage entre ses capacités physiques et sa maîtrise du neshirinshi avait continué de s’accentuer. Il y avait de plus en plus de momentums qu’il n’était plus capable de réaliser bien qu’il connût avec perfection la gestuelle et le tempo. Désormais, le tempo était devenu impossible à tenir. Un momentum réalisé avec quelques millisecondes de plus qu’il ne devrait ne valait plus rien face à des adversaires aussi aguerris que ceux qu’il affrontait dans la Fourmilière. Et même son Air était de moins en moins pur dans son exécution. Le magister Tambwe n’avait pas manqué de le lui faire remarquer.
La solution préconisée par Tessa, son planning et son régime avaient fonctionné pendant quelques jours. Il s’était procuré les fruits de Phobos chez un épicier du Moulin qui avait, dans le fond de son magasin, les précieuses et rares denrées mais il ne les exposait jamais car elles étaient interdites à la vente. Ce n’était que sur recommandation qu’il reconnaissait en posséder. C’était grâce à Mickey qu’il avait pu le convaincre de lui en vendre. Tout le monde connaissait Mickey dans le Cimetière. Tout le monde le respectait. Il était un peu le grand-père un peu maboul que l’on aimait avoir près de soi. Ces fruits de Phobos étaient dangereux pour la santé des eretsins à cause de leur effet dopant, hallucinogène et psychotrope. Ils provoquaient également chez eux une très forte addiction. Après trois jours, ils avaient perdu leur effet quel qu’ait été la quantité consommée.
Evan soupçonnait Tessa de l’avoir su dès le départ. D’avoir compté sur cela pour qu’il lui demande à nouveau son aide mais c’était oublier son opiniâtreté. Il refusait d’être sa marionnette. Bien qu’elle lui ait demandé à plusieurs reprises au cours de ces deux semaines, s’il voulait qu’elle fasse quelques ajustements, lui proposant de passer chez elle après les cours pour qu’ils en discutent à tête reposée. Il avait décliné. A part ces quelques échanges, elle lui avait accordée l’espace qu’il lui avait demandé.
Dans le fond, qu’il perdit le contrôle de son Air et que son Étincelle fût morte, étaient terrifiants mais ce qui le terrifiaient encore plus, était de ne pas savoir pourquoi…
Il n’avait jamais été grièvement blessé à l’issue d’un âpre duel au point de côtoyer la mort et d’approcher ses frontières funestes. C’était en générale après ce genre d’expérience qu’un ignemshir pouvait perdre son Étincelle. Il avait passé de longues heures à la Bibliothèque d’Ambre avec Charlaine et Keiji pour tenter de trouver dans les bases de données des archives l’existence d’un phénomène similaire répertorié. Ils avaient lu et relu les thèses de son père sur le sujet ainsi que tous les rapports scientifiques que Charlaine était la seule à pouvoir décrypter. Le fait était que sa situation n’avait rien à voir avec la mort précoce des Étincelles que l’on observait généralement parmi les ignemshirs. Ils n’avaient rien trouvé de pertinent, si bien que Charlaine avait suggéré qu’ils aillent voir un spécialiste parce qu’elle craignait que ça n’empire ne devienne plus grave, mais Evan était déjà convaincu que sa situation était critique. Comme un cancer diagnostiqué trop tardivement.
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