Ce n’était pas un accident.
— Pas un accident…, murmura-t-il.
Ils avaient été froidement assassinés. Ce n’était pas le fait d’une avarie matérielle… L’Icare avait été sabotée… Il abattit son poing sur la table en verre qui explosa en millier d’éclats de verre noir.
Et le pendentif avait dû être réduit en cendre lorsque Sue avait été brûlé par la Niera. Il ne l’avait plus revu depuis ce jour-là. Peut-être se trouvait-il encore au milieu des ruines. Même si c’était le cas, il était tout bonnement impossible de le retrouver.
Penché en avant, la tête baissée, les mains sur la tête, il resta plongé dans une profonde léthargie jusqu’à ce que la sonnerie de l’entrée l’en arrache. Un carrée de lumière retransmettant les images filmées devant la porte apparut mais Wazushendi, ne lui chuchota rien, respectant son besoin de solitude. Parfois, ce neshir avait du tact. Il se leva machinalement de son canapé et marcha jusqu’à la porte qui coulissa, révélant l’amie d’Ella, la Fille des Cendres, qui lorsqu’elle le vit eu un léger mouvement de recul en même temps qu’elle se mit sur ses gardes, une main sur la poignée de son neshir.
— Tu… Qu’est-ce qui t’es arrivé ? demanda-t-elle de but en blanc, en balayant rapidement son salon d’un regard suspicieux.
— Qu’est-ce que tu veux ? rétorqua-t-il sèchement.
Ses yeux d’ambre s’arrêtèrent sur sa main ensanglantée qui goûtait du sang sur le parquet du penthouse.
— Tu saignes…
Evan haussa les épaules sans cesser de la fixer de ses yeux d’onyx. Le visage avenant de la jeune fille se ferma et elle lui tendit une boîte de sauce tomate.
— Une seule suffisait.
Evan regarda la boîte qu’elle lui tendait, impassible, puis la lui prit des mains. Il s’en allait déjà, quand elle lui lança après avoir empêché la porte de se refermer :
— Écoute, je suppose que tu sais qui je suis. Et je sais aussi qui tu es… Ella est une amie que j’apprécie particulièrement. Et j’apprécierai que… tu prennes soin d’elle. Ce quartier n’est pas malfamé mais le Cimetière n’est pas loin. Enfin, je te le demande comme une faveur. Je te revaudrais ça…
La jeune fille observait le garçon ranger silencieusement le carton dans l’un des meubles de sa cuisine. Elle n’aurait su dire s’il l’avait entendu. Elle le vit se redresser et il resta immobile à fixer les meubles de sa cuisine. A croire qu’il avait oublié qu’elle était là.
— Tu es sûr que ça va ? Demanda-t-elle.
— Pourquoi tout le monde passe son temps à me demander des faveurs, des services, des sacrifices et ma vie par-dessus le marché ? L’entendit-elle murmurer sans se retourner.
— Excuse-moi ? Demanda-t-elle en faisant un pas dans l’appartement. Je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi.
Il se retourna vers elle, et la regarda avec ce même regard intense, impassible.
— Tu as bien entendu. Écoute. Ta copine… Je…
Il avait l’air vraiment désorienté. Son regard se fit absent. La table en morceau était sûrement de son fait. Quelque chose l’avait contrarié. Sérieusement contrarié. Elle le fixa attendant qu’il finisse sa phrase. Son visage… Elle le connaissait bien même si elle n’avait jamais échangé le moindre mot, ni croisé le fer avec lui. Il avait l’air moins dangereux que dans ses souvenirs mais étant donné les rumeurs qui couraient à son sujet, c’était peut-être normal…
Dans tous les cas, elle ignorait qu’il vivait dans le Moulin.
— J’aimerai que tu t’en ailles, dit-il finalement en la fixant de nouveau. Je ne suis pas une baby-sitter. Si tu tiens autant à sa sécurité, tu n’as qu’à t’en occuper. Elle sera probablement mieux protégée par toi que par moi, Zal.
— Je viens de te dire que je te revaudrais cela, Kupenda. Je te devrais une faveur, continua-t-elle en appuyant chacun de ses mots avec son joli timbre de voix.
Il esquissa un sourire blasé avant de dire.
— Vous les Sha’Daigan, vous êtes tous les mêmes. Vous pensez que les ma’nkel ne cherchent que vos bonnes grâces. Tu me dégoûtes. Sors de chez moi.
La jeune fille, choquée, marqua un silence avant de demander calmement :
— As-tu oublié qui je suis ? La perte de ta troisième place et la chute de tes statistiques t’ont-ils rendu amnésiques ?
— Tu es Nora Zal, répondit-il d’une voix égale en observant distraitement le sang sur sa main. Vainqueur de l’Arena Reginae et la porteuse du titre de Regina du Phœnix Pourpre et du titulus de Reine des Cendres. Tu es également l’égérie des parfums Pourpre. Ton visage est affiché sur tous les fichus gratte-ciels de cette satanée ville. Vois-tu, je sais parfaitement qui tu es. Et je te demande de prendre congé fissa. Je ne t’ai jamais invité à entrer chez moi.
Nora, désabusée, plissa ses yeux en amande.
— Evan Kupenda, l’Empereur Déchainé, continua-t-elle, en regardant à nouveau la table en miette. Je doute que tu sois encore digne de ce titulus… Si ce que l’on raconte à ton sujet est vrai…
La signification très profonde des tituli auctoritatis, ou titres d’autorité, dans la culture noguemienne, plaçaient leurs porteurs au-dessus des autres ignemshirs. Cela signifiait que leur force et leur valeur étaient reconnues unanimement. Elles dépassaient celles du commun. Les magistri primigeni ou magistri reges scellaient ces titres lors d’une courte cérémonie, à l’issu d’un duel. Le magister posait la pointe de son neshir sur le front de l’ignemshir, et il faisait du titulus choisi par la foule, la propriété du nouvel Auctoriteon.
Le jeune homme qui lui faisait face était l’un des rares ma’nkel à en avoir reçu un.
— OK, je prends note de ton refus, déclara-elle, glaciale. Pour un ma’nkel, tu ne sais vraiment pas où est ta place.
— Ma place ? Tu m’excuseras mais je ne suis d’humeur à me prosterner devant personne.
Bien qu’elle fût plus petite que lui, Evan eut brièvement le sentiment qu’elle l’écrasait sous la pression de son aura naturelle. Il émana d’elle, de ses yeux de feu, une présence imposante qui était l’apanage de ceux promis à diriger. Evan soutint son regard sans ciller bien qu’il se crispa légèrement. Elle était clairement de la même trempe que Samuel Harlec, le frère de Tessa, Alejandro ou même Keiji. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle fût la détentrice du titre de Regina du Phœnix Pourpre. Aucune aspirante et bien peu d’aspirant pouvaient se targuer de la surpasser sur tout le continent européen…
— Ce n’est pas d’humeur dont cela dépend, ce sont les lois, Evan Kupenda, nos lois…
Son attitude avait changé du tout au tout mais il s’en fichait. Il avait besoin d’être seul pour réfléchir… Il devait décider ce qu’il ferait par rapport à ce qu’il venait de découvrir…
Il se rendit compte qu’elle était toujours là… Ce qui n’était pas bon signe… D’ailleurs, il était surpris qu’une Sha’Daigan eût pour amie une fille aussi quelconque qu’Ella. Elle n’appartenait pas au même monde, ni à la même catégorie sociale. Bien qu’elle eût dormi chez Ella la nuit précédente, Nora Zal y dormait encore cette nuit… Elles étaient donc vraiment des amies très proches.
Elle fit un pas dans sa direction, puis un autre. Alors qu’elle se rapprochait de lui avec l’aisance d’un félin et la légèreté d’une plume, Evan comprit qu’elle ne comptait pas partir immédiatement. Comptait-elle lui faire payer son affront ? Un réflexe de Sang d’Acier. Sans rien dire, Evan la suivit du regard, serrant fermement son neshir toujours rivé à sa corne, prêt à réagir si cela s’avérait nécessaire. La Fille des Cendre tenait également d’une main ferme son neshir ceint au côté. Elle ne l’avait pas tout à l’heure… Nora s’arrêta un pas avant le comptoir de la cuisine américaine derrière lequel se tenait Evan et le portrait de Sue attira son attention. Elle le dévisagea pendant un long moment avant de dire en arrêtant son regard ambré sur lui :
— Le Codex Shirin, Empereur. En tant qu’héritière du Sang de Zal, et surtout Régina Pourpre, je ne peux pas tolérer que l’on me manque ainsi de respect. Même un Auctoriteon comme toi.
— Plains-toi aux Inquisiteurs, rétorqua-t-il d’une voix blasée.
Elle le jaugea pendant un long moment se demandant sûrement si elle devrait le punir pour son outrage mais un sourire se forma sur ses lèvres. Il n’était pas froid ou méprisant. Il avait quelque chose d’honnête et de chaleureux. Il y avait toujours cette espèce de candeur qui rayonnait de ses beaux traits. Il avait un peu de mal à se dire même s’il le savait pertinemment et qu’il l’avait déjà vu à l’œuvre, que cette fille était tout bonnement impitoyable. Elle était le pendant féminin d’Alejandro.
Était-ce de l’intérêt qu’il percevait dans son regard ? Car elle parût d’un coup moins sur ses gardes…
— Je pourrais le faire. Tu le regretterais amèrement. Mais j’ai d’autres chats à fouetter. Apprends à rester à ta place, ma’nkel. Cela vaudrait mieux pour toi. Les autres Reges et Reginae n’auraient pas été aussi coulant que je le suis. Je pourrais sortir de cet appartement avec ta tête sous le bras de mon plein droit, car je suis la Regina Pourpre et que tu me dois le respect.
Elle le fixa un moment attendant de voir s’il allait répliquer quelque chose puis satisfaite de son silence, elle se détourna et s’éloigna jusqu’à la porte. Nora s’arrêta sur le pas et le regarda en biais avec une petit sourire en coin :
— Je dirais à Faust que tu le salues.
Faust… Evan revit son regard bleu, glacé comme un iceberg. Ce dernier avait failli lui trancher la tête lors des quarts de finale de l’Arena Regis du Phœnix Pourpre… La porte se referma. Evan soupira en regardant le tranchant de sa main meurtrie. Il ne saignait plus. La blessure cicatrisait déjà. Il marcha jusqu’à ce qu’il restait de sa table et se laissa tomber dans son fauteuil. La Regina avait raison. Les ignemshirs étaient tenus d’être déférent envers les gagnants des Tournois de la Flamme Immaculée. Agir autrement était similaire à de l’insubordination. Mais dans une moindre mesure. Néanmoins, étant donné le zèle aveugle des Plumes de Fer, il valait mieux pour lui que cela ne se sache pas. Fort heureusement, il savait qu’elle n’irait pas se plaindre comme une gamine à l’égo meurtrie.
Il prit la tablette de son père à l’écran fêlé. Les trous dans ses dernières paroles... Ils devaient les comblés. Par tous les moyens. Qui les avait assassinés ? Par qui avaient-ils été trahis ? Quel était le sujet de leurs recherches ? Qu’était le Projet Odiani ? Étant donné qu’il n’était pas encore dans un collegium, le moment n’était peut-être pas encore venu de montrer les recherches de son père au Seigneur Heredogar… Qu’est-ce qui était censé suffisamment évolué entre maintenant et l’année prochaine pour que cela prouve que son père avait raison ? Il fallait qu’il décrypte les patchs parce que sinon, il ne saurait pas quoi dire au Shedim de Lugdunum. Il savait aussi qu’il ne pourrait pas révéler qu’il était le fils de son père… pas avant d’avoir compris pourquoi son père avait tenu à ce que l’existence de Sue et la sienne ne soit pas connu du monde. Pour cela Princeton devait le lui dire ou sinon, il trouverait tout seul. Et puis, il n’avait pas besoin de révéler son identité. Princeton pourrait lui-même voir le Seigneur de Lugdunum. Si c’était lui qui le faisait, ce serait moins étrange à cause du lien qu’il avait avec son père. Mais pourquoi ne pas l’avoir dit directement à Princeton ? Il ne comprenait pas… Pourtant son père avait une confiance aveugle en Princeton, après tout, il avait confié Sue et lui à Malia et Princeton pour qu’ils prennent soin d’eux… Il ne comprenait pas.
Quoiqu’il en fût, lorsqu’il aurait toutes les réponses, et que le temps serait venu, il demanderait une audience à l’Imperator Heredogar, qui était également le Shedim de la cité de Lugdunum. Comme dans tout Shedimat, il y avait un hall des doléances. Il le ferait, comme le lui avait demandé son père.
Quant à l’assassin… Il mourrait d’envie de connaître son identité. Il désirait ardemment d’être celui qui l’enverrait dans la tombe. La vengeance et la justice… La justice était aveugle, dénuée d’émotion. Lui, n’était qu’une boule de rage et de colère… Il ne savait pas encore ce qu’il ferait. Il avait envie de réduire le salon en miette mais il se retenait car cela ne ramènerait personne. Rien ne pourrait jamais les ramener…
Evan resta pensif, la mine sombre, plusieurs minutes durant avant de remettre délicatement la tablette fêlée dans la caisse. Il prit ensuite les deux cartes de jeu qui gisaient à terre, au milieu des éclats de verre fumé.
— La clé se trouve dans le ciel, murmura-t-il pour lui-même, essayant de penser à autre chose afin d’atténuer la colère dévorante qui couvait en lui.
Et si la personne qui avait déposé ces cartes dans son casier, l’avait fait à des fins beaucoup moins triviales que celles supposées par Keiji ? Si c’était le cas, elle aurait forcément laissé un indice. Un moyen de la contacter. Mais pourquoi ne pas être venu directement le voir ? Un désir de discrétion ? Peut-être, mais pourquoi ?
— Oui pourquoi ?
Un test...
Une énigme peut-être.
Tessa adorait les énigmes mais il doutait que ce soit elle. Elle le lui aurait dit car après tout, elle lui avait dit qu’elle lui accordait l’espace dont il avait besoin. Il savait qu’elle était sincère et qu’elle s’y tiendrait, pendant un certain temps en tout cas.
Qu’y avait-il dans le ciel et que l’on ne trouvait que là-haut ?
Que manquait-il à ce ciel bleu et qui était la clé qui lui permettrait de trouver les réponses concernant l’identité du poseur de cartes ?
Le soleil peut-être…
Il manquait le soleil dans ce ciel bleu. Le soleil était-il la clé ? Peut-être devrait-il soumettre la carte de la clé à la lumière du soleil ?
Les Ultra-Violet. Les DEL émirent une pâle lumière violette. Les cartes demeurèrent vierges. Aucune écriture phosphorescente n’apparut. Rien. Avait-il tout imaginé ?
Il lui restait une alternative…
— Les infrarouges, murmura-t-il.
Il prit son R-Tatoo et le paramétra. En le passant sur les cartes, il vit alors imprimé le long de la clé, à l’encre d’un vert phosphorescent, un lieu, une date et une heure.
Le rendez-vous était pour dans trois semaines.
— Je n’avais pas besoin d’autant de temps, murmura-t-il en s’adossant et fermant les yeux, submergé d’une soudaine fatigue.
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