Le jeune homme alla directement à la cantine qui se trouvait au rez-de-chaussée de l’aile droite. C’était une grande salle lumineuse donnant sur le Jardin des Souvenirs. Il devenait un véritable jardin d’Éden au printemps, mais pour le moment, il n’y avait que des arbres aux branches nues, de petites haies taillées et des conifères recouverts du manteau neigeux. La petite mare aux canards était gelée et nulle trace de ses habituels occupants.
Tout était à volonté. Il se prit une double ration, des frites violette produite dans des exploitations martiennes, des pommes de terre et deux gros morceaux de poulets appétissants dont la peau dorée lui promettait d’être délicieusement croustillante.
Il lesta son plateau d’une tarte à la pomme noire lunaire et d’un moelleux au chocolat puis se trouva une place près des fenêtres au fond de la salle. Il avait envie de solitude et de toutes les manières, ses amis avaient déjà fini de manger.
En sortant, il avait envoyé un message à Charlaine et Keiji pour leur annoncer le verdict. Tous deux avaient été très soulagé. Ils s’étaient, à raison, attendus à pire. Charlaine était déjà en cours pour sa spécialité et Keiji était probablement en chemin. Alors qu’il s’attaquait à son dessert, après avoir dévoré son plateau, son meilleur ami entra dans la cantine. Il la traversa de sa démarche nonchalante et vint s’assoir tranquillement en face de lui. Il l’observa manger, l’air songeur, semblant hésiter à choisir ses mots :
— Ne fais pas ton timide, Shogun, et dis ce que tu as à dire, qu’on en finisse, lui dit Evan avant d’engloutir le reste de son moelleux.
— Bien… Alors je pense que tactiquement, ton intervention de tout à l’heure était en dessous de tout. Une erreur monumentale, répondit-t-il avec une mine grave, son regard sombre et pénétrant posé sur lui. Tu aurais vraiment dû la fermer. Honnêtement, je n’ai rien compris à ton pitch si ce n’est que tu avais autant de considération pour l’être humain que pour tes premières chaussettes. Il n’y a pas à dire, tu es complètement taré pour tenir de tels propos. Je te l’ai déjà dit, Evan. Tu dois être prudent, très prudent. Certaines choses ne pardonnent pas. Surtout pour toi. Alors comment peux-tu te mettre en danger d’une façon aussi stupide ?
— Je sais, répondit-il en s’adossant à son siège et repoussant légèrement son plateau. Je sais que c’était une erreur. Une si grosse, que je n’arrive pas à en imaginer les retombées.
— Tu parles, rétorqua l’autre dans un haussement d’épaule. T’en a rien à faire. Tu n’as pas arrêté de faire n’importe quoi ces derniers mois. Les décisions que tu as prises ? Franchement Evan. Tu as sacrifié, ta reine, tes deux tours et tes cavaliers, pour rien du tout. Je n’arrive pas à comprendre ta stratégie.
Evan croisa les regards d’alumni de sa promotion qu’il côtoyait depuis plusieurs années déjà. Ils étaient attablés un peu plus loin. Certains semblaient vouloir lui sauter à la gorge, mais la plupart finissait par détourner le regard lorsque le sien restait braqué plus de quelques secondes sur les leurs.
— Peut-être parce qu’il n’y a pas de stratégie tout simplement.
— C’est ce que je craignais… J’espérais bêtement que la césure te permettrait de te remettre un peu en question mais visiblement, les vapeurs toxiques de tes tubes de peinture t’ont encore plus bousillé le cerveau. Et tes stats, Evan. Tes stats…
— Elles sont géniales mes stats, dit Evan dans un haussement d’épaule.
— Tu te crois marrant en plus, maugréa Keiji. Bon sang. Je ne comprends vraiment pas ce qui te passe par la tête en ce moment. Tu dois faire plus d’effort. Sinon, on sait tous les deux que tu seras mort d’ici un mois.
Evan soupira et dit avec fatalisme :
— J’ai beau me démener comme un diable, je n’arrive pas à inverser la tendance, Kei. Je n’y arrive réellement pas.
Les autres membres du primum agmen continuaient de progresser, mais lui ne cessait de régresser depuis six mois. Au départ, l’inversion avait été subtil mais plus le temps passait plus ses résultats dégénéraient de plus en plus vite. Bientôt, il ne ferait plus le poids et perdrait sa place. C’était inéluctable.
— OK, je vois, fit Keiji en hochant énergiquement la tête, son cerveau tournant à cent à l’heure. Je vais y réfléchir. On trouvera une solution, frérot.
— M’ouais…
— Et il faut qu’on parle de ton moment de complicité avec Dorcas…
— Tu te trouves drôle, je suppose.
— Tu ne t’imagine même pas… Alors ? C’était quoi ce délire ?
— Je n’en sais rien. T’as entendu Rhodes comme moi… Il ne sait pas ce que c’est. Et je n’en sais pas plus.
— Qu’est-ce que tu as vu ? Tu avais le regard vitreux mais je sentais bien que tu essayais de te sortir d’un truc…
— Je ne sais pas Kei. C’était obscur… Je ne voyais plus rien et…
Evan se souvint de la silhouette et un frisson le parcourut.
— Je ne sais pas trop. J’ai cru voir une forme…
— Une forme ?
— Je ne sais pas…
— OK… on verra bien…
Le regard d’Evan fut soudainement attiré vers l’entrée de la cantine. Keiji devina à son expression de qui il s’agissait avant même de suivre son regard. Son ancienne amalia, une fille à la jolie chevelure brune bouclé et à la peau d’un beau brun très clair. Elle était de dos et discutait avec Kilian. Ce dernier faisait des gestes maladroits et parlait un peu fort visiblement intimidé par la fille dont le joli visage arborait probablement son habituel expression un peu sévère.
Kilian jeta un regard dans leur direction. La métisse l’imita. Ses yeux bleu clair presque gris le fixèrent brièvement avant de passer sur Evan. Elle avait un visage très avenant. Un nez légèrement épaté, de longs cils et de grands et beaux yeux brillants et clairvoyant à la couleur claire accentuées par son teint mat. Ses lèvres étaient vermeilles et charnues, joliment dessinées.
Evan soutint le regard puis ressentant des nœuds à l’estomac, il choisit de se concentrer sur les restes de son repas. La part de tarte à la pomme noire patientait en attente de son jugement. Il se servit un verre d’eau qu’il but goulument. Au même instant, il entendit la voix narquoise de Keiji lui murmurer :
— Cœur de glace est quand même un bien joli morceau. Je suis sûr que Kilian remercie l’Existant, et toutes les divinités oubliées que tu lui aies rendu sa liberté. Il pourra enfin tenter sa chance.
— Si jamais, ça te tente, vas-y aussi, lui dit Evan le visage impassible en posant son verre.
— Non, je n’ai pas envie de me faire arracher le cœur au détour d’un carrefour. Cette fille a le sang-froid. Je ne fricote pas avec les vampires, c’est trop dangereux.
— Je vois que tu deviens sage.
— J’apprends de tes erreurs, rétorqua-t-il badin.
Elle vint vers eux et s’arrêta juste à côté de leur table.
— Tue-moi, murmura-t-il à Keiji qui ricana.
— Que la Terre vous soit sans péril, les garçons, dit-elle d’une voix posée.
— Ah Tessa, que les cendres de l’Immortel te protègent, lui répondit Keiji avec un grand sourire. Passé de bonnes vacances ?
La jeune fille se tenait en face d’Evan, les bras croisés avec une lueur de défi dans le regard ascendant. Elle portait avec une certaine élégance la veste bleu roi de l’uniforme des aspirant scientis avec le symbole doré de Kiona Paine au niveau du cœur, une chemise blanche, un pull gris à col en V, et la jupe bleu roi plissée de la même couleur.
— Ça va Keiji, et toi ?
— Comme tous les ans je dirais. Tu es toujours aussi rayonnante.
— Merci et toi, toujours aussi charmeur. Rachel est très affectée par votre rupture.
— Rupture ? Pour qu’il y est rupture encore aurait-il fallu qu’il y est quelque chose à rompre…
— Comme tu es cruel Kei. Elle m’a dit des choses pas très gentilles à ton sujet.
— Ah… Rachel… une vraie pipelette… Ne la crois surtout pas, c’est une menteuse, répondit-il en haussant les épaules avec un sourire amusé.
— Tu n’es pas vraiment le mieux placé pour juger les gens.
— Probablement, mais ça m’amuse.
Elle regarda alors Evan et ce dernier se contenta de fixer son verre qu’il repoussait doucement du bout des doigts jusqu’à sa limite d’équilibre.
— Tu ne me salues pas ? demanda-t-elle en passant une main par-dessus son oreille.
— Soit sauve et que les cendres te protègent, Tessa, dit-il sombrement.
Tessa soupira :
— Toi de même... J’ai entendu parler de ton petit numéro de ce matin avec Dorcas. Tu devrais vraiment te reprendre en main Evan. Tu es vraiment en train de mal tourner.
— J’ai toujours su que Kilian n’était qu’une mégère frustrée. Tu n’es pas ma mère à ce que je sache.
— Certes, mais étant donné ce que nous avons partagé, je me sens concernée dès qu’il est question de toi, Evan.
— Je vois, dit-il sans cesser de jouer avec le verre.
Il entendit le tapotement de son index contre son avant-bras. Elle attendait visiblement qu’il lui accorde plus d’attention. Il vit Keiji se mettre à son aise sur sa chaise, attendant sans doute le coup de départ des hostilités.
Il souriait, malicieux.
— Quand je pense que j’ai cru en ton potentiel, fit-elle brusquement.
— J’y ai cru aussi. On a tous les deux étés trompés.
Keiji s’esclaffa malgré lui, puis plaqua ses deux mains sur sa bouche, pour se contenir. Evan la sentit se crisper. Elle essayait de l’énerver. De le faire réagir, mais ça ne marcherait pas.
— Je suppose que tu as passé toutes les vacances reclus dans ton vieux hangar, continua-t-elle.
— C’est un penthouse, fit-il en la regardant pour la première fois.
Bon, elle avait réussi. Elle eut une moue moqueuse en disant :
— Si tu veux.
— On ne vit pas tous dans une résidence de vingt-quatre chambres, trois salons au milieu de cent hectares…
— Chez moi c’est plus grand que ça, glissa Keiji en croisant les jambes.
Ils l’ignorèrent.
— Et tu aurais pu avoir plus que cela, Evan, dit-elle plus bas d’une voix maussade en décroisant les bras et entrelaçant ses doigts fins, sans cesser de le fixer.
— Sans doute. Mais, c’est mieux ainsi.
— Comment cela mieux ainsi ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu es un ma’nkel. Tu as un grand potentiel, mais…
— Arrête, Tessa, fit Evan en se levant brusquement. J’ai eu ma dose pour aujourd’hui. Oublie-moi. Vis ta vie de Sha’Daigan, tu te trouveras quelqu’un d’autre, un excellent parti. J’en suis convaincu. Crois-moi. Je t’ai fait une fleur en te rendant ta liberté.
Elle se rapprocha de lui, et lui chuchota :
— Suis-moi, s’il te plait.
Elle s’éloigna alors rapidement vers la sortie. Evan regarda Keiji, d’un air las et ce dernier lui lança goguenard :
— Que veux-tu frérot, quand on est aussi beaux garçons que nous le sommes, il est difficile de tirer un trait sur nous.
— Je ne suis pas comme toi, Kei.
— Pour ton plus grand malheur, répondit l’autre avec un grand sourire en se levant également et lui donnant une tape sur l’épaule.
Il la rejoignit moins d’une minute plus tard dans le couloir après avoir rendu son plateau. Keiji s’en alla de son côté après un signe de tête amusé. Elle l’attendait près de la baie vitrée qui donnaient sur les conifères blanchis de la cour pierreuse de la schola. Tessa les contemplait d’un air pensif. Il s’arrêta près d’elle. Les flocons juraient sur les briques sombres du mur arrondi du corps de logis.
— Tu n’iras nulle part, Evan. Nulle part. Si tu essayes de te frayer un chemin tout seul. Au sein du Noguem, seule la loi du plus fort prédomine, et la force pure n’est pas suffisante. L’influence et l’argent sont fondamentaux. Tu auras besoin de moi, parce que je peux te les donner.
Evan détailla ses bottes cirées avant de lever la tête et d’arrêter son regard sur elle.
— Tu es si froide, Tessa. Ce n’est pas pour ça que…
— Je sais Evan, je le sais pertinemment mais je sais également être réaliste. Dis-moi ce qui a changé entre maintenant et il y a deux ans et demi ? J’ai beau chercher mais je ne trouve pas.
— Moi, j’ai changé, voilà tout. Je ne peux plus continuer. C’est tout.
— En quoi as-tu changé ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.
Elle était moins flegmatique que d’habitude. Une lueur morne brillait dans son regard clair. Il était surpris qu’elle réagisse ainsi. Qu’elle insiste autant… Cela faisait plusieurs mois déjà. Pourquoi revenait-elle à la charge ? Il n’y avait rien à sauver. Il avait été habitué au cours de ces années à son caractère imperturbable. Même à la mort de son arrière-grand-père, Dwight Harlec, ancien dirigeant la cité de Remorum, elle n’avait manifesté aucune fragilité. Lors de ses funérailles, elle n’avait pas versé une seule larme alors qu’il était l’un des membres de sa famille qu’elle admirait et affectionnait le plus. Contrairement à son grand frère, Samuel, qui s’était autorisé quelques larmes.
Et même lorsqu’il avait décidé de rompre, elle avait accueilli la nouvelle avec la froideur calculatrice des scientis, analysant toujours la situation avant de poser une action ou d’avoir une réaction. Lors de ses moments d’espiègleries, et des instants de complicité qu’ils avaient partagés, Tessa révélait des aspects de sa personnalité que beaucoup ignoraient. Chaleureuse, adorable, la personne la plus attendrissante qu’il avait jamais connue. C’était de cela qu’il était tombé amoureux. De ce qu’elle était vraiment derrière son armure de glace et de fer.
Son cœur se serra.
— Tu connais mon état mieux que moi, Tess. J’en suis convaincu maintenant… mon Étincelle s’est… éteinte.
Le reconnaître à voix haute était vraiment pénible.
— Tes résultats sont inquiétants, c’est vrai, reconnut-elle. Mais tu peux t’en sortir, Evan. Tu dramatises ta situation. Sans Étincelle tu ne pourrais pas te servir de ton neshir. Ce qui n’est pas le cas. Tu y arrives toujours. Les résidus d’une Étincelle morte ne mettent pas six mois à se dissiper. Trois jours. C’est le maximum.
— Je sais, mais…
— Alors, cesse de dire n’importe quoi, coupa-t-elle. Et dis-moi ce qui ne va pas… S’il te plait… Il y a forcément autre chose qui …
Evan resta silencieux, ses yeux plongés dans ceux de la jeune fille qui finit par détourner le regard dans un soupir en reprenant son masque de froideur.
— Pourquoi insistes-tu, Tess ? Tu vois bien que d’ici quelques mois, je ne constituerai plus un parti intéressant selon les standards du Sang Ancien…
Elle le dévisagea, impassible puis dit en se détournant :
— À tout à l’heure, Evan.
Le jeune homme regarda la jeune fille s’éloigner, ses semelles cognant le marbre à un rythme régulier. Elle finit par disparaître dans la courbure du couloir. Le regard voilé, Evan demeura immobile quelques instants puis dans un soupir, il se tourna vers la cour et fixa à travers la neige une chose que lui seul semblait voir.
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