Evan ouvrit lentement les yeux. Pruneaux… Tomate… Mangue… Voilà un mélange qu’il n’avait pas tenté depuis longtemps. Et il valait le coup d’être à nouveau expérimenté. Décidément, étant petit, il avait déjà des goûts géniaux…
Le Choix… Choisir entre le Chaos, et l’Ordre et la Lumière ?
Qu’est-ce que son père entendait par là ?
Était-ce par rapport aux deux voies du neshirinshi ? Quelque chose lui disait que ce n’était pas juste cela. C’était quelque chose de beaucoup plus profond. Pourquoi cela lui revenait-il maintenant ?
Son père…
Une boule de tristesse serra sa poitrine. À combien d’années remontait ce souvenir ? Il devait avoir quelque chose comme cinq ou six ans.
— Alors ? fit une voix moqueuse à sa gauche. Morphée t’as fichu dehors à coup de pied au derrière ?
Evan regarda en direction de la voix et vit Keiji qui de son regard pénétrant, l’observait, amusé. Il leva des sourcils interrogateurs.
— Tu sors d’où ?
— J’étais là depuis le début, lui chuchota-t-il.
— Sans rire ? rétorqua l’autre avant de retenir un bâillement. T’as disparu juste après le discours du magister Tambwe. Tu roupillais dans la salle de pause au premier, hein ? Petit malin.
— OK, tu m’as démasqué, avoua-t-il un éclat espiègle dans son regard sombre. Les vieux canapés défoncés y sont tellement confortables qu’un olen a forcément dû leur jeter un sort.
Mentionné dans les Contes de Jushen, un récit ancestral du Sagolem, les olens étaient des êtres malicieux et mesquins, fait de brume ou de fumée, à l’apparence humaine, capable d’exaucer des vœux et de jeter des sorts.
— Alors monsieur Kupenda, fit monsieur Delaruelle. La sieste était bonne ? En tout cas, je l’espère.
Le jeune Africain eut un sourire gêné en grattant sa crinière. Des rires s’élevèrent dans le fond de la salle. Il reconnut le rire d’hyène de Kilian, un abruti de première, pas très malin qui ne réussirait probablement jamais à intégrer le Skiantem.
— Je vous invite donc, à nous dire ce que sont les Fléaux, dans le jargon noguemien.
— Fléau, commença-t-il en continuant de se gratter le haut du crâne en cherchant rapidement dans son palais mental. Fléau… Cela vient du latin flagellum qui signifie fouet. Apparut entre la fin de l’Âge Sombre et au début de notre époque, ce sont des ignemshirs ayant emprunté le Chemin de l’Abîme et s’étant révolté contre le Noguem.
Il se tut un moment, songeur puis continua :
— Seuls trois nihils ont reçu cette appellation au cours des trois cents dernières années. Ils se caractérisent par une puissance de combat phénoménale considéré comme une anomalie, et selon certains, du même calibre que les Précurseurs à leur époque. Le premier d’entre eux, le Destructeur de Mondes, Kai Yosuke, a à lui seul rasé plusieurs cités, et conquis plusieurs Fédérations au début de son insurrection avant qu’un grand nombre de rebelles au Noguem se rallie à lui. Que ce soit lui, ou les autres Fléaux, ils ont été neutralisés par les légions du Noguem commandé par des Aurarques et des Imperators. Kai Yosuke était issu du Phœnix Marmoréen, de la cité de Tokyo situé au sein de la Fédération d’Edo. Il a été vaincu lors de la bataille de la vallée du Pankissi, dans le Kakhétie, à proximité de la cité de Tbilissi, par les Aurarques des Deux-Frances, d’Edo et des Terres d’Alamans, et ce, après qu’il ait tué six Aurarques et sept Imperators, dont neuf Immortels, sans compter les charniers laissés par son armée sur deux continents en l’espace de plusieurs mois.
— Huit Imperators, le corrigea Keiji avec un sourire satisfait en lui pinçant douloureusement le côté.
— Certes, reprit Evan en lui écrasant le pied sous la table sans détourner son regard du professeur alors que son ami se crispait de douleur. Keiji fait référence au 2ème Imperator de Norvège, Leander Vebjørn Nygård. Porté disparu, et dont le corps n’a jamais été retrouvé.
Un silence s’installa. Le professeur Delaruelle était toujours aussi surpris par l’étendue de son savoir, assez inhabituelle pour un ignemshir. Quant à Keiji Endo, il n’était pas en reste, étant d’ailleurs une sorte de génie des mathématiques. Ces deux-là étaient de véritables singularités dans la constellation des aspirants noguemis qu’il avait eus dans ses classes depuis qu’il était professeur d’Histoire. Non pas qu’ils ne fussent pas intelligents, au contraire, les ignemshirs avaient un quotient intellectuel plus élevé que la moyenne. Néanmoins, leurs centres d’intérêt se limitait en général au neshirinshi et à leur sport de prédilection, le garoway, qui était un mélange de rugby, football américain et de baseball. Il avait émergé une trentaine d’années avant la Guerre de l’Éclipse, ici à Paris-la-Nouvelle.
La schola Kiona Paine possédait d’ailleurs sa propre équipe de garoway qui jouissait par ailleurs d’une grande renommée à travers les Trois-Mondes. Les deux garçons en étaient d’ailleurs des membres importants.
— Je… euh, je vous félicite pour votre impressionnante culture générale, dit-il pris au dépourvu puis il rajouta sur le ton de la réprimande. Mais il serait profitable à toute la classe que vous participiez un peu plus, au lieu de vous endormir à tout va, monsieur Kupenda.
Evan fixa le professeur un instant, de son regard d’obsidienne, la mâchoire crispée.
— M’endormir à tout va, répéta-t-il à voix basse.
Evan ignora pourquoi, mais ces paroles le contrarièrent fortement. Certes, il s’était couché tard la veille, et n’avait dormi que trois heures, mais dans les faits, cela était suffisant pour un ignemshir. Il acceptait, d’habitude, que le professeur lui fasse ce genre de remarque, n’hésitant pas à s’excuser pour son attitude, mais là, quelque chose ne passait pas et son irritation ne cessait de grandir de seconde en seconde.
— Honnêtement, professeur, dit-il sèchement, plus haut. Pour moi, ce cours n’est qu’une perte de temps.
Un silence lourd comme du plomb tomba dans la salle de classe où plus personne ne bougea.
— Qu’est-ce que vous… commença le professeur interloqué.
— Je m’explique, coupa Evan d’une voix dure. Savoir ce qu’est un Fléau, ou les raisons de la Guerre de l’Éclipse ou les conséquences de la Nuit du Jugement Écarlate ne me sauveront pas dans une arène. Ces connaissances ne me seront d’aucune utilité lorsqu’une lame aussi tranchante qu’un rasoir me transpercera la poitrine à cause d’un manque d’attention due à la fatigue. Alors, je vous saurai gré de comprendre que votre cours est loin d’être ma priorité.
Le professeur observa incrédule son élève qui le fixait de ses yeux onyx et froids. Il était en général quelqu’un de calme et facile à vivre, du moins dans sa classe. Peut-être même un peu renfermé sur lui, mais il ne lui avait jamais parlé sur ce ton.
Le professeur Delaruelle ajusta ses lunettes, cherchant ses mots, décontenancé et contrarié :
— Je vois, monsieur Kupenda, dit-il avec gravité. Je peux comprendre que de votre point de vue, ce cours vous apparaisse comme inutile, mais ne vous y trompez pas, connaître l’Histoire est primordiale dans votre situation. Car après tout, vous faites partie de ceux, qui peut-être un jour, dirigeront ce monde.
Evan eut un ricanement désabusé :
— Je ne pense pas, professeur. Non je ne pense pas. Peut-être un jour diriger ce monde ? Celui dans lequel nous vivons actuellement ?nNe me faites pas rire. Lui, le fera sûrement, continua-t-il en désignant du pouce Keiji, qui le regardait d’un air ahuri, déconcerté par son attitude. Mais pas moi. Parce que je ne suis qu’un ma’nkel, nom d’un chien !
Il venait de frapper du poing sur la table en bois qui se craquela.
— Evan, vous êtes un ma’nkel, cela est vrai. Mais c’est sur la base du mérite que…
Le professeur Delaruelle se tût brusquement et soupira, envahi par une soudaine lassitude, sachant pertinemment que ce qu’il allait affirmer et que le Noguem lui-même affirmait haut et fort à qui voulait l’entendre, n’était qu’une vaste fumisterie car tout n’était qu’un jeu de pouvoir et d’influence. Les efforts étaient rarement récompensés. Seul le sang ou la force était considéré. Son interlocuteur était bien trop clairvoyant pour l’ignorer et lui mentir aussi crûment ne ferait probablement que l’énerver davantage. Le professeur dit finalement, remarquant, fugace, sous le masque de colère du jeune homme, une véritable détresse :
— Néanmoins, sachez que tous les eretsins éprouvent un grand respect et beaucoup d’admiration pour tous les ignemshir, quel que soit leur sang…
— Je commence à en avoir assez de ce discours surfait, cracha-t-il avec amertume. Lorsque mon cœur aura cessé de battre et que mon corps aura commencé à s’émailler avant d’être réduit en cendre dans les flammes dorées du Quai. Quelle différence la reconnaissance du monde entier aura-t-elle pour moi ? Dites-moi professeur…
— Eh bien…
— Aucune, conclut-il.
Le professeur Delaruelle se pétrifia, abasourdit par ce qu’il entendait. De tels propos, dans la bouche d’un alumnus ! d’un aspirant noguemi ! Cela était si déplacé qu’il ne comprenait même pas qu’Evan ait été capable de le formuler à haute voix sans que sa voix ne tremble d’autre chose que de colère.
Cela était très dangereux…
Surtout venant d’un alumnus de la trempe d’Evan. Ignorait-il à quoi il s’exposait en agissant ainsi ? Il venait pratiquement de cracher sur les fondements de la Voie de la Flamme Immaculée. Sur les trois principes qu’était l’Abnégation, le Sacrifice et l’Honneur. Avait-il perdu l’esprit ? Le Noguem était un colosse d’airain qui écrasait tous ceux qui osaient se dresser contre lui. Exprimer publiquement son désaccord avec le système était le meilleur moyen de se retrouver sous une montagne de problèmes…
La salle de classe s’était emplie de chuchotements. Le professeur Delaruelle vit deux alumni au fond de la salle qui fixaient désormais Evan avec des regards haineux. Herbert Jonas, un rouquin aux grandes oreilles et Yuri Kalsov, un blondinet aux yeux enfoncés et au nez aquilin.
Ils se parlaient l’un à l’autre à voix basse sans cesser de le fusiller du regard.
— Vous avez beau nous admirer, reprit-il brusquement en fixant un point au-dessus de l’épaule du professeur Delaruelle, ne semblant plus vraiment s’adressé à lui en particulier mais au reste du monde. Personnellement, je n’en ai cure de votre admiration. Je n’ai pas choisi d’être Compatible. Personne ne le choisit. Certes la mort est partie intégrante de la vie, mais au moins vous avez eu le choix, vous autres pouvez choisir votre destinée, vivre dans la quiétude sans vous soucier de la valeur et du prix que représente cette quiétude. D’autres en payent le prix. Sans l’avoir jamais voulu. Alors, je pense avoir le droit de dormir quand bon me…
— Evan, lui chuchota Charlaine d’une voix insistante en se penchant vers lui, une main affectueuse posée sur son poing gauche qui tremblait de rage. Calme-toi, s’il te plait. Tu risques de te faire beaucoup d’ennemi. Et en ce moment, tu n’en as vraiment pas besoin…
Son cœur battait à la chamade. La voix qui résonnait encore à ses oreilles était chargée de colère et d’amertume. La sienne. Il s’était laissé emporter par ses émotions. Il croisa le regard de Keiji qui le fixait, dérouté, comme peinant à reconnaître la personne qui était assise à côté de lui. Il ne comprenait sûrement pas qu’il puisse dire de telles infamies. En effet c’était un honneur et un privilège que de porter un neshir, pas un fardeau. C’était un mal nécessaire supporté par des héros au cœur noble.
— Oui, boucle-la, lui glissa-t-il durement avec une moue dédaigneuse. Écrase, mais vraiment, écrase. Abruti…
Bien que contrarié par les propos de son ami qu’il ne comprenait pas, Keiji considérait lui aussi qu’assister à ce cours d’histoire, ou à n’importe quel cours d’ailleurs, paraissait bien dérisoire puisqu’ au cours de l’après-midi, il se pouvait bien qu’ils ne reviennent pas vivants de la Fourmilière. Que comme la quarantaine de camarades défunts qui désormais étaient retournés aux cendres, ils aillent étoffent les rangs des Trépassés…
Cette dualité dans leur vie quotidienne pouvait être assez difficile à supporter, car elle pouvait soit être une source de réconfort, soit un véritable supplice. Au début de chaque année, plutôt que de s’enfuir, certains alumni faisaient le choix de mettre fin à leur jour en se plantant leur neshir dans le cœur parce qu’ils n’avaient pas les nerfs assez solides pour gérer l’angoisse terrible que les arènes suscitaient en eux. Malgré leur lâcheté, se planter leur propre neshir dans le cœur était la seule façon de sauver l’honneur de leur famille. Un dernier sursaut de courage dans une mer de honte. Hokein’aki : l’honneur englouti la honte. L’honneur de leur famille était plus important que tout. Conserver cet honneur intact même dans la faiblesse était primordiale pour le futur des relations de leur propre famille avec les autres Familles Anciennes. Même en s’en allant dans la mort, il tentait de le préserver. Les alumni étaient à part, tout en devant apprendre à cohabiter avec les autres. Leur esprit se devait d’être aussi noble que l’airain, aussi résistant que l’acier et aussi dur que le fer. Et la souffrance… Elle était omniprésente. Physiquement et mentalement.
Evan était censé l’avoir intégré et compris, étant donné son parcours. Il n’était pas comme ces lâches qui mettaient fin à leur jour. Non, Evan n’était pas comme ça. Mais alors, qu’arrivait-il à cet idiot ? Comment pouvait-il dire que la reconnaissance de ceux qu’ils étaient censés défendre lui importait si peu ? Si peu… Il avait toujours su qu’on ne l’avait pas élevé avec ce credo. Que même Princeton n’avait jamais réussi à lui inculquer cela ! Mais ce mépris manifeste était inquiétant quelque part.
Égoïste…
Loin de l’Abnégation, du Sacrifice et de l’Honneur d’un authentique noguemi.
Souffrir pour défendre les hommes…
Cela, Keiji l’avait toujours su. Il avait grandi en sachant qu’il saignerait pour défendre l’Humanité. Qu’il souffrirait pour cela ! Avant même de porter un neshir, il l’avait toujours su. Toujours. Sa mère y avait veillé.
La colère brûlait toujours dans le regard de son ami avec probablement sa tristesse pour combustible. Certes, sa sœur était morte ce même jour, il y avait de cela dix-huit ans, mais ça ne pouvait pas être uniquement cela. Ce manque de maîtrise cachait autre chose. Il avait une petite idée de ce que cela pouvait être…
Le professeur Delaruelle réfléchit puis dit en le regardant de nouveau alors qu’il fixait sa table :
— Je comprends votre ressenti Evan, mais j’espère qu’un jour vous considérerez la valeur de la reconnaissance et de la gratitude que nous éprouvons à l’égard de chaque ignemshir, nous, les eretsins, les Non-Compatibles. Moi, personnellement, je suis…
— Je doute fort… Commença Evan avec hargne cette fois.
— Evan ! gronda Keiji, en le transperçant du regard, les poings serrés.
Rares étaient ceux capable de soutenir le regard terrible du jeune Sang d’Acier. Néanmoins, Evan était de ceux-là, de sorte que bien que son rythme cardiaque s’accélérât sous le coup de son intensité, cela ne l’arrêta pas.
— … que vous compreniez, continua-t-il froidement en rendant un regard tout aussi chargé de violence et de colère à son meilleur ami. Vous ne pouvez pas…
— Evan, supplia doucement Charlaine en lui saisissant le bras et la main.
Elle continua plus bas.
— Tu as le droit d’être en colère par rapport à ce qui est arrivé à Sue, mais ne t’en prend pas au professeur Delaruelle. Il ne le mérite vraiment pas.
Evan dégagea sa main de l’étreinte de Charlaine, qui avait glissé ses doigts dans sa paume. Elle devina qu’il ne voulait pas lui faire mal. Après avoir brièvement serré son poing, il porta sa main légèrement tremblante à son menton qu’il caressa en déglutissant.
La jeune fille pressa affectueusement son bras, l’air peiné et inquiet, appréhendant la réaction du professeur.
Le professeur Delaruelle resta un moment silencieux, fixant pensivement le jeune homme puis il se tourna vers Mohandas.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2836 histoires publiées 1285 membres inscrits Notre membre le plus récent est Fred37 |