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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 5 « L'Embrasement du Tout » tome 1, Chapitre 5

Des vestiges longeaient la route enneigée qu’il remontait au pas de course dans la vapeur blanche de ses expirations. Ils dataient de l'Aube Grise, l'époque où les neshirs avaient été forgés. Plus on s’éloignait de la cité moins de vestiges subsistaient, car le Karan et la Niera réduisaient tout en poussière mais que les Tueurs de Vents les défaisaient avant qu’ils ne soient trop près de la Muraille.

Dans un silence rassurant, les flocons solitaires pleuvaient des ténèbres sur la grande plaine désolée. Un silence familier, dans lequel Evan ne baissait jamais sa garde. Ce paysage de désolation avait vu mourir Sue. Il avait été témoin de son anéantissement. De la disparition de celle qui s’était toujours tenue à ses côtés. Evan ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle aurait dû s’éteindre dans un lieu plus vivant, aussi vivant qu'elle l'était… Ou sur un champ de bataille, milieu de cris de rage et de fureur.

Il sourit.

Evan ne serait pas allé jusqu’à dire qu’il ressentait sa présence dans cette terre d’abandon, mais y venir avait le don de lui changer les idées. Et il en avait constamment besoin ces derniers temps.

Se changer les idées.

Échapper à sa vie misérable…

Il grimpa agilement sur l’une des buttes de neige sachant qu’il escaladait les restes d’un vieil immeuble effondré, enseveli en dessous. Lorsqu’il fut tout en haut, il balaya du regard le paysage qui était à peine éclairé par les lumières provenant de la cité. Son cœur battait la chamade, enfin, pour un cœur d'ignemshir. Les bras le long du corps, la neige au contact de la peau brûlante de ses mains gouttait déjà. Il inspira profondément l’air froid et vivifiant. Quel délice !

Il s’était pas mal éloigné, mais le paysage était le même. Des buttes et des collines enneigées se déployaient à perte de vue. Et le silence mortel n'était perturbé que par le bruit du vent qui venait de se lever. Evan s’assit dans la neige et sortit son R-Tatoo. Après avoir collé ses patchs d’écoute derrière ses oreilles, il fit adhérer l’appareil fin et flexible à la peau de son avant-bras. D'une pression de l'index sur l'écran illuminé, il sélectionna Channel Omicron. Il se connecta au flux vidéo et pendant qu’il écoutait les dernières nouvelles, sur l’application The Watcher, il lut les différents titres des articles à la une provenant de diverses sources, reconnues ou dissidentes. Une routine qui lui permettait de se faire une idée générale de ce qui se passait un peu partout sur les Trois-Mondes. Ainsi, sa perception n’était pas biaisée par le contrôle des Familles Anciennes sur les grands médias. D’ailleurs, eux-mêmes n’écoutaient jamais ces médias qu’ils qualifiaient de boîte à bobard.

Les nouvelles du jour n’étaient pas particulièrement meilleures ou moins bonnes que celles de la veille. Une dizaine de nihil avait été exécuté. Il s'agissait d'ignemshirs qui avaient désertés le Noguem et ne vivaient donc plus selon les principes de La Voie de la Flamme Immaculée. Ils avaient été accusés d’avoir faits exploser un des tunnels de l’IronGalaxy, le réseau de trains aéronefs souterrains ultrarapides qui s’étendait dans toute l’Eurasie. Une vingtaine de personnes étaient mortes et on les soupçonnait de s'être rallier oshaïnims.

Un icare de la compagnie aérienne Icarion détenue par un consortium appartenant à plusieurs Familles Anciennes avait disparu avec à son bords plusieurs personnalités politiques et une importante cargaison d'ojins… Voilà qui était bien inhabituel… En général ce genre de convoi était lourdement protégé… Cette information provenait d’une source peu connue mais fiable. Et bien entendu, on n’en parlait pas sur Channel Omicron.

Evan désactiva ses patchs d’écoute et fixa pensivement l’horizon. Des projecteurs en suspensions éclairaient les Ruines autour de la cité et un halo de lumière entourait la ville. Elle brillait comme une unique étoile dans un ciel d’encre. Les tours des Tueurs de Vent se dressaient dans les ténèbres, invisibles. Evan ne les avait jamais vu de jour comme de nuit mais ils savaient qu'elles étaient là.

Soudain, le jeune homme perçut un mouvement au pied de la grande butte. Il venait d’un petit chemin qui éloignait de la grande route et s’enfonçait au milieu des décombres. Il se replia sur lui-même, ses sens aux aguets et descendit lentement le versant. L’oreille tendue, il s’avança dans le chemin plongé dans la pénombre. Evan scruta les ténèbres, une main posée sur le pommeau de son neshir quand soudain, deux yeux bleutés et luisants apparurent dans les ténèbres. Un grondement qui lui glaça le sang vibra jusque dans ses os et le jeune homme battit lentement en retrait, évitant tout mouvement brusque, les muscles tendus. Alors qu’il remontait lentement la butte, à reculons, jaillissant des ténèbres de la petite venelle, redoutable et magnifique, une panthère des neiges géante apparut sous les rayons lunaires.

De la taille d’un cheval et doté de muscles puissants qui se devinaient sous son pelage épais et tacheté, elle avait une tête large et imposante, arborant une mâchoire redoutable et des crocs aiguisés comme du rasoir. Ses yeux bleus brillaient comme s’ils réfléchissaient la moindre particule de lumière. Ils le jaugeaient froidement.

Evan fit ralentir les battements de son cœur, la main toujours posée sur son pommeau. Il ferma les yeux et pensa au ballet éternel auquel se livraient les astres millénaires dans la vacuité de l’univers infini. Il se concentra et descendit en deçà de ce que l'on nommait le Point du Vide. Son esprit était plongé dans un calme irréel. Il ressentait en lui cette étrange assurance presque surnaturelle. Comme lorsqu’il se trouvait dans sa chambre méditatoire et qu’il repensait aux paroles de son père sur le Seigneur des Mondes, l’univers et la vie. Il fixa de nouveau la panthère des neiges dans les yeux. Et sourit.

Comme toujours lorsqu’il faisait cet exercice de concentration lié à son neshir, il percevait les consciences qui l’entouraient. Là en l’occurrence, celle de la panthère. Semblable à une petite flamme bleutée flottant dans une mer de cendres, la conscience, flamme d’électricité liquide était animée d’un mouvement perpétuel. S’il avait pu prendre cela en photo, il l’aurait fait. Il parvint à établir un genre de connexion. Ce prédateur était nouveau dans la région. Il avait suivi le Karan depuis la France Australe. Evan tendit la main et se laissa lentement glisser, se rapprochant, la main tendue.

Il imagina, subitement, que ses crocs mortels se refermaient férocement sur ses doigts, les déchiquetant, et il se figea à mi-chemin. Il prit une profonde inspiration et se rapprocha plus près.

La panthère des neiges grondait toujours en le dardant de son regard glacé. Les extrémités de ses doigts n’étaient plus qu’à quelques centimètres de sa truffe roses et de ses longues et élégantes moustaches. Le monstre leva brusquement la tête… et colla sa truffe contre sa paume puis la lécha. Il ne grondait plus. Evan lâcha un soupir. Il se rapprocha avec plus d’assurance et caressa doucement sa grosse tête. Il sembla apprécié car il ronronnait à présent. Il était si gros, si monstrueux. Il le regardait dans les yeux sans avoir besoin de lever son museau. Son regard était impitoyable, mais à couper le souffle. Son pelage blanc tacheté de noir était froid et très doux, mais sous la fourrure, la chaleur de l’animal se diffusait dans ses mains déjà brûlantes.

Soudain, le hurlement d’un loup retentit au loin. D’autres lui répondirent. Tous provenaient de la Forêt aux Lucioles. D’autres échos résonnèrent dans le lointain dans un concert de cris d’une intensité et d’une beauté qui ne laissa pas Evan insensible. Son nouvel ami gronda, soudain menaçant, et s’élança puissant et majestueux sur la butte avant de disparaître en direction de la forêt.

— À une prochaine fois, peut-être....

Quand, il rentra chez lui, Evan se déchaussa et alla directement dans sa salle d’entraînement. La plante nue de ses pieds s’enfonça dans le sol matelassé semblable à celui d’un dojo. Le locus était grand, de forme carrée et le plafond était pyramidal. Les nombreuses DEL incrustées sur les quatre faces de la pyramide s’illuminèrent. Une odeur de sueur et de vieux cuir flottait dans l'air. Il sourit. Le souvenir des nombreuses heures d'entraînement avec Princeton lui revinrent. Il doutait qu'il existât de magister primigenius plus dur et exigeant que lui.

Il s’étira longuement puis, s’exerça sur un sac de sable aux poings et aux pieds. Quarante minutes plus tard, en sueur, les muscles échauffés, Evan marcha jusqu’au centre du locus et s’immobilisa quelques secondes, se concentrant pour atteindre un Vide parfait.

Le travail de son Kensh’en Or’i commençait maintenant. « L’Embrasement du Tout ». L’équilibre entre l’Air et l’Étincelle. Et lui était le Combustible. La mèche du Chandelier.

Lorsque ses doigts se refermèrent sur la poignée de son neshir, une sensation familière et agréable remonta le long de son bras et se répandit dans l’ensemble de son corps. L'Unité. Réussir cette synchronisation avec son neshir n’avait pas été aisée lors des premiers jours de maniement de son épée de cendres. Comme si Wazushendi refusait encore de se soumettre bien qu’il l’eut déjà vaincu lors de la Cérémonie de l’Association. Ce neshir était une vraie plaie. Princeton lui avait dit que c’était la première fois qu’il entendait parler d’un neshir qui réagissait de cette façon mais après tout, Wazushendi était particulier… Et pas dans le bon sens. Evan décrocha le neshir de sa corne. D’un mouvement souple, il se mit en équilibre sur sa main gauche, les jambes tendues et écartés. Son autre bras était perpendiculaire à l’axe de symétrie de son corps et il serrait fermement son neshir. La poignée sans lame se mit à répandre de légère fumerolle dans la pièce par son extrémité. Evan aimait cette odeur lourde de bois brûlé, de santal, de menthe et de cannelle. Elle aidait à la concentration.

C’était dans cette position qu’il entraînait son cirkaem movi, son Air. Le cirkaem movi était le contrôle du mouvement du Cercle Intérieur et de son aura neshirienne. Cette aura recouvrait l'ensemble de son corps en permanence comme une sorte d'armure invisible. On l’appelait atmosphaira.

Progresser. Il fallait qu'il progresse. Qu'il améliore ses statistiques. Les dires d’Aldo était on ne peut plus vrai. S’il ne trouvait pas un moyen d’inversé la tendance, pour ce qui était de ses performances, il était un homme mort. Car dans le monde où il évoluait, c'était la progression ou la mort. Il était arrivé trop haut pour espérer s'en sortir autrement qu'en restant en sommet ou en mourant en essayant d’y rester.

Dans les meutes de panthères du Désert Blanc, l’individu le plus faible était dévoré par ses congénères afin qu'il ne ralentisse pas la meute et si l’alpha était blessé, il servait de repas au reste du groupe et celui qui le tuait prenait sa place. Tout cela pour la survie de la meute… Ces bêtes sauvages avaient une culture de la performance un peu trop exacerbée. Et malheureusement pour lui, il se retrouvait dans la même situation. Et il avait beau s’entraîner plus, ça ne marchait plus… ça ne marchait vraiment plus… Il n’y avait plus de progression… plus comme avant.

Son bras recouvert de sueur commença à trembler, menaçant son équilibre. Il crût entendre Princeton lui dire : « Qu’est-ce qui t’arrive Evan ? Tu as la tremblote ? Allez contracte-moi ces muscles au lieu de me faire cette pâle imitation du grand-père que je n’ai jamais connu ! »

Tu dois vivre.

Il cessa de trembler et parvint à retrouver sa concentration. Et bientôt, il n’y eut plus dans son esprit que l’image d’un sablier qui égrainait le temps. Il avait l’impression d’entendre le bruit de chaque grain rentrant au contact des autres. Le bruit, anormalement amplifié, devenait de plus en plus assourdissant. Alors qu’il se tenait au Vide, Evan eut brusquement le sentiment que sa conscience se troublait au point qu'il ne sentit plus son propre corps. Il ignorait s'il était toujours en équilibre sur une main ou allongé sur le sol.

Une image vive et précise apparut.

Un désert…

Sa conscience venait d’entrer dans le Mirkh’Ogadoran. Le Monde des Richesses.

Cette projection n’avait pas de représentation déterminée. Les neshirs créaient ces visions en fonction de la psyché de chaque Fils des Cendres, de ses particularités. Pour lui, cela prenait toujours la forme de cet immense désert. Peut-être parce que le sentiment de solitude qu’il ressentait depuis la mort de Sue ne l’avait jamais vraiment quitté. Ou parce qu’il voyait le parcours d’initiation comme une traversée du désert. Quoiqu’il en fût, ce désert était composé de grain de sables aux couleurs infiniment variées. Chacun faisait partir d’un immense puzzle qu’il se devait d’assembler. Il se retrouvait dans l’œil d'un cyclone à déplacer chacun des grains de sable afin qu’ils retrouvent sa place dans l’image dissimulée.

La concentration nécessaire était absolument infernale. Dès qu'il se relâchait un peu, des pans entiers de l'image retombaient en poussière et il devait à nouveau recommencer. Cela faisait pratiquement une dizaine d'années qu'il essayait et il n'avait jamais réussi à…

Une image se précisât et il eut brusquement le sentiment que son sang se mettait à bouillir. Cela ne dura pas plus d’une seconde mais il ressentit un violent regain d’énergie suivit d’une brusque fatigue. Il s’effondra sur le sol en haletant.

Sa montre en argent émit une brève sonnerie.

Il grommela.

Il était six heures.

Il n'était jamais allé aussi loin… C'était la première fois qu'il se rapprochait autant de l'image d'origine. Il pensait avoir compris comment mais certaine chose lui échappait encore. Evan ne pût s'empêcher de sourire. Il n'avait jamais été aussi proche et étonnamment, il pensait avoir compris ce que cette Richesse permettait de faire. Cette connaissance, il savait qu'elle venait de son neshir… mais cette fois-ci, c'était différent des interactions habituelles qu'il avait avec Wazushendi.

D'habitude, il percevait le murmure neshirien qui se propageaient en douceur dans son esprit comme des ondulations à la surface d’un lac. Comme une connaissance qui avant n'était pas là et qui brusquement était clairement établi en lui. Mais cette fois-ci, il avait presque des doutes. Comme s'il l'avait toujours su. Depuis longtemps… depuis que son neshir avait été forgé au cœur de la Matrice Immortelle.

Mais cela n'avait aucun sens… Cela ne faisait qu'une dizaine d'années qu'il détenait ce neshir. Il n'était pas là au jour de sa création, mille ans plus tôt.

Evan se releva et prit une profonde inspiration. La fatigue se dissipa de ses muscles comme une vapeur dans l’air. Il était en sueur mais se sentait bien. Maintenant venait l’Étincelle. L'art martial ancien. Le neshirinshi. Il existait sept écoles, du nombre des Précurseurs qui les avaient créées. Evan était un membre de l’École Déchaîné, le Lon-Shirkairon fondée par l'Empereur des Immortels.

— Étincelle, Phase d’Entraînement 325, Niveau Moyen, ordonna-t-il à voix haute.

Une silhouette se matérialisa devant lui. Un holo-sparring calibré sur les habiletés de Princeton, qui le fixait avec sa même morgue.

— Je suis l’héritier de la terre, du feu et de l’acier, fit la voix autoritaire de l’holo-sparring en joignant des gestes représentant des signes anciens à la salutation millénaire.

— De mes cendres je surgirais, toujours, répondit-il en associant également trois gestes à ses mots.

Evan prit la posture du Lion de l’École Déchaîné. Il relâcha son aura neshirienne, l’atmosphaira, en se mettant entre le Vide et le Crépuscule. Une fumée grise et pourpre jaillit en tourbillonnant de l'extrémité supérieure de la poignée de son neshir. Elle se solidifia en une lame d’un argent nacré veinée de pourpre. Il était prêt à prendre feu. Un claquement de paumes retentit dans le locus, l’affrontement débuta alors. Son adversaire fondit sur lui en même temps qu’il bondissait vers lui, son centre gravité bas, le bras en travers du torse, la poignée tenue à deux mains, la lame de son neshir parallèle au sol.

Evan para les premiers assauts dans une pluie d’étincelles tout en virevoltant sur lui-même. Les gestes précis et les mouvements fluides, il attaqua son adversaire sans relâche alors que la lutte devenait de plus en plus acharnée. Il enchaîna les momentums de l’École Déchaîné (Lame du Ciel, Vent Paisible, The Slide, Blue Panther, Colère du Lion, Lys Rugissant) face à un adversaire infatigable. L’holo-sparring avait exactement le même style que son magister primigenius. L’affronter n'était donc pas une mince affaire. Une heure plus tard, à bout de force, Evan annonça le souffle court alors que l’holo-sparring s’engageait dans un énième assaut :

— Extinction de la Flamme !

— T’as vraiment une endurance de gonzesse, Zeek ! lui lança l’holo-sparring à mi-chemin avant de disparaître.

— C'est facile à dire pour toi, rétorqua-t-il en haletant. Tu n'existes pas.

Evan se laissa tomber sur les tatamis, complètement vidé, le corps recouvert d’entailles. Un niveau moyen et il s’était senti submergé.

— Et moi je te parle comme si tu étais vraiment là… marmonna-t-il avant de prendre une profonde inspiration.

Des gouttes de sueur coulaient dans son dos mouillé sous son débardeur trempé. Son Étincelle… il y avait un déphasage de plus en plus net entre ses capacités physiques et sa connaissance de l'art ancien. Et c’était de pire en pire.

Il l’avait donc réellement perdu…

Elle était morte.

Son Étincelle s’était éteinte.

Cette force vitale rendant les possesseurs de neshir, les Fils des Cendres, capables de performances physiques surhumaines. Il ne l’avait plus… Il ne s’en sortait que grâce aux résidus qui subsistaient encore en lui… qui à leur tour, ne tarderaient pas à se dissiper complètement. C’était la seule explication… La seule explication à ce qui était en train de lui arriver.

Mais pourquoi ? Pourquoi lui ? Et pourquoi maintenant ?

Sa montre sonna. Il était sept heures. Les lumières s’éteignirent lorsque dépité, il sortit du locus le pas trainant. Il se doucha pendant une quinzaine de minutes. L’eau d’abords rougie par son sang, tourbillonnait à ses pieds. Les flots d’eau glacée apaisèrent son corps endoloris mais pas sa psyché à vif.

Sue…

Il se força tout du long à penser à autre chose.

Evan entra dans sa chambre, une serviette autour des hanches. Son footing dans les Ruines, son entrainement matinal combinés à la douche qu’il avait prise lui avaient malgré tout fait du bien dans l’ensemble. Il se sentait plus calme qu’à son réveil. Prêt à affronter la journée qui s’annonçait. Les portes articulées en bois coulissèrent lentement révélant une série de vestes et de chemises suspendues. Il prit son uniforme et le posa sur son lit.

La veste shirag bleu roi de l'uniforme était croisée et possédait des petites épaulettes discrètes d’un or pâle. Le symbole de sa schola, un k et un p se chevauchant dans un cercle d’or scintillant, était brodé au niveau du cœur. Les manches étaient bordées de deux rubans de soie pourpre et bleu roi.

Evan enfila son chino bleu roi et mit sa chemise blanche. Il noua sa cravate réglementaire bleu roi et or avec des gestes précis tout en se fixant dans une portion de son mur-écran qui s’était mué en miroir. Il replia son col, s’observa un instant, puis satisfait, il enfila sa veste shirag.

Une des spécificités des vestes shirag était que bien qu’étant cousues dans diverses matières tweed, coton, laine, elle était toujours mélangée à un polymère particulier, le Dinshuan aussi appelé ÉcailleDragon, car il donnait au tissus un aspect semblable à de petites écailles. Ce dernier combinait l’élasticité de l’élasthanne et mille fois la résistance du Dynear, un mélange du Dyneema et du Kevlar.

Cela permettait malgré le cintrage millimétrique du vêtement d’avoir une liberté de mouvement sur le haut du corps quasiment totale. Aucun mouvement du buste et des bras n’était entravé par la veste. C’était l’une des raisons pour laquelle tous les ignemshirs portaient ces vestes. Elles avaient été conçues pour eux. Elle permettait de concilier l’élégance exigée lors d’événements importants et la commodité d’une tenue de combat.

Evan prit la corne sur sa table de chevet, son neshir sur son lit défait et d’un geste machinal les riva l’un à l’autre. Songeur, il fixa le nom gravé dans la poignée noire recouverte de plumes en relief.

Il n’aimait pas ce neshir.

Ni son fichu nom.

Wazushendi.

« Le Maudit ! il a dompté le Maudit ! Prévenez le Roi de l’Aurore !»

« Qui aurait imaginé que ce serait un sang méprisable qui réaliserait ce funeste exploit ! »

« Nous sommes perdus ! Que les Cendres de l’Immortel nous protège ! »

Evan ferma les yeux.

Une bande d’abruti superstitieux… mais peu importait car désormais il était plus que cela…

Plus que le possesseur d’un neshir prétendument maudit.

Il pressa la corne noire contre sa hanche du côté du pan court de sa veste shirag et une ceinture en jaillit et l’entoura. Il eut une brève inspiration et s’observa enfin prêt. Sa crinière de cheveux noir brillant et crépus encadrait son visage dans une joyeuse anarchie. Il ne les laissait jamais autant pousser d’habitude. Koffi, son coiffeur sur la rue du Crabe se demandait sûrement s’il n’était pas mort. Littéralement, parce que cela faisait six mois qu’il n’était pas allé s’enquérir de ses services et que ce dernier connaissait la dangerosité de son apprentissage.

Son reflet le fixa sans rien dire comme s’il attendait quelque chose de lui. Un encouragement ? Une confirmation ? De la résolution.

— Mon nom est Evan, commença-t-il. Evan Azekel Nakayi, Sue est…

Sa voix se brisa et il serra les dents.

— Mon nom est Evan Azekel Nakayi, répéta-t-il la gorge serrée. Je suis Evan Azekel Nakayi. Je m’appelle Evan Azekel Nakayi. C'est mon nom, mon identité. Je n’en possède aucune autre… Sue était… ma sœur.

Il serra puis desserra les poings plusieurs fois avant de prendre une profonde inspiration. Son reflet avait l’air un peu plus déterminé. Déterminé à quoi. À ne pas mourir probablement… Evan Azekel Nakayi. Il s’appelait ainsi, mais dans la vie de tous les jours, on ne l’appelait jamais comme cela. Il avait le même prénom, certes, mais le reste était différent. Kupenda. Ce n’était pas lui. Enfin, si. C’était celui qu’il prétendait être. Depuis toujours. Kupenda n’était pas le nom de son père. Le jeune homme qui portait ce nom n’était pas lui. Il n’était qu’une façade, une identité inventée par Jeremiah pour une raison qu’il ignorait.

Bien qu’il aimât Malia de tout son cœur, la considérant comme une seconde mère, ce nom n’était pas le sien. Il repensa à ces moments chéris qu’ils avaient passés avec Sue et leurs parents dans la cité de Bristol. Il n’avait jamais compris la raison de ce protocole. De toutes ces précautions… Jamais à la cité-mère de Paris-la-Nouvelle. Il avait fini par cesser de poser des questions, car il se heurtait toujours au mutisme froid et distant de Princeton, mais un jour il faudrait bien que ce dernier le lui dise.

Il faudrait bien qu'il lui explique.

Il le faudrait.

Evan mit sa besace à l’épaule. La césure hivernale s’était terminée la veille. Les cours reprenaient… Il croisait les doigts pour que tout se passe bien.

En sortant du penthouse, ses oreilles furent assaillies par une musique assourdissante. Il ne pût s’empêcher de grimacer, non à cause du bruit mais parce que celui qui avait choisi ce morceau avait un goût franchement douteux. Il hésitait personnellement à qualifier cela de musique. Juste un amas de sons et paroles discordantes. Aucune harmonie. Ça venait de l’étage inférieur.

Il soupira. Certainement des nouveaux locataires qui n'avaient pas encore fait connaissance avec la vieille Chèvrechoux… Ils allaient vites déchanter s'il pensait pouvoir faire un boucan pareil en toute impunité…

Lorsqu'il descendit à l'étage inférieur, une porte grande ouverte vomissaient sa musique dans l’immeuble. Il était surpris que la vieille du troisième ne soit pas déjà en train de crier au scandale. Ou peut-être l’avait-elle fait et l’avait-on envoyé paître. Ce qui n’était pas bon pour lui car il y avait fort à parier qu’elle viendrait le voir pour s’en plaindre.

La vieille Chèvrechoux avait tendance à penser que comme il était un Fils des Cendres et un aspirant noguemi, il était également le concierge, le gardien et allez savoir pourquoi, son goutteur attitré. Quand Princeton était là, c’était lui qu’elle demandait, en son absence, il héritait de sa responsabilité. Et quelle responsabilité… Princeton n’hésitait jamais à faire son possible pour aider la vieille dame du troisième, mais Evan devait avouer, que parfois, elle lui tapait sur le système.

Surtout lorsqu’il était question de retrouver l’un de ses multiples chatons, en particulier celui qui s’appelait Prince et qui aimait beaucoup se faire la malle. Il se retrouvait à parcourir les rues du Moulin tard dans la nuit ou tôt le matin jusqu'à ce qu'il retrouve la bestiole. Il n’était pas difficile de deviner d’après qui ce chaton avait été nommé et il était le pire de tous.

En soi, cela ne le dérangeait pas de donner un coup de main, le vrai souci était que fatalement, elle lui apportait toujours une de ses tartes aux myrtilles faites maison. Et cette tarte était toujours si acide qu'Evan était toujours surpris d'avoir toutes ses dents après en avoir pris une bouchée. Et cette bouchée infernale, il ne parvenait jamais à s’y soustraire parce que bien entendu, madame Chèvrechoux attendait systématiquement qu’il en mange devant elle et qu’il s’en suive un compliment très flatteur à son attention. C’était la condition pour qu’elle s’en aille satisfaite. Si le compliment n’était pas assez élogieux à son goût, elle lui proposait, avec un regard insistant et une voix faussement complaisante, d’en reprendre une autre bouchée. A croire que quelque part, elle le savait bien que ses tartes étaient trop acides. Et il devait à chaque fois faire un effort surhumain pour ne pas faire la grimace la plus horrible qu’il avait en magasin. Sinon, il savait qu’il allait finir par la manger toute entière sous son regard de sorcière.

Evan marcha vers la porte ouverte avec l’intention de régler directement le problème et s’immobilisa, surpris par le spectacle qui s’offrit à lui. Un désordre sans nom y régnait. Des gobelets et des bouteilles jonchaient le sol. Du papier de toilette pendait dans tous les coins. C’était à se demander si un concours de jet de rouleaux de papier de toilette n’avait pas été organisé toute la nuit durant. Il vit même sous une montagne de papier, quelque chose remuer. La fête qui avait eu lieu avait clairement dégénéré…


Texte publié par N.K.B, 9 septembre 2019 à 10h41
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