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tome 1, Chapitre 3 « Drame » tome 1, Chapitre 3

Encore une fois, le moment s'avérerait propice à la promenade. En effet le soleil était à moitié caché par l'horizon et se teintait d'orange sanglant. Une couleur qui sied parfaitement au soir et à la relaxation. Les dernières rumeurs du quartier marchand dans l'ouest s'éteignaient une par une comme les bougies que l'on souffle.

Dans la rue principale, une silhouette gambadait joyeusement sur les pavés. Suivaient deux autres ombres, plus grandes, se tenant la main. Jaysun faisait résonner le sol de ses pas lourds et de ses sauts. De temps à autre, il allait grimper aux charrettes laissées provisoirement pour une nuit. Ses parents le rappelaient à l'ordre quand il allait un peu trop loin ou quand il faisait une bêtise trop grosse.

Alentour, les maisons émettaient encore des bruits, il s'agissait de sons couramment entendus dans les foyers moyens : du bois usé qui grince. Un feu qui crépite en hiver. Un léger courant d'air qui passe en été. Les éclats de voix lors des jeux familiaux. Tous ces bonheurs simples dont on ne s'aperçoit de leur présence que lorsqu'on les perd. Dehors, la scie des oiseaux nocturnes et le clapotis placide du fleuve à quelques centaines de mètres au nord. Tous ces bruits avaient quelque chose de rassurant pour les trois badauds.

Déjà, ces derniers venaient de faire le tour de deux pâtés de maisons et bifurquaient vers la gauche. L'est commençait à fraîchir et le ciel virait au bleuté caractéristique de la nuit. Dans l'ouest subsistait le rose pâle mêlé à l'orangé du crépuscule. Jaysun revint auprès de ses proches.

— Papa on fait un jeu ?

— Si tu veux ! À quoi veux-tu jouer ?

— Aux devinettes ! S'exclama le fils.

— Et pourquoi n'aurais-je pas le droit de jouer moi ? Intervint Fäuridl en faisant mine d'être offensée.

— Mais si, mais si tu peux jouer ! S'empressa de rajouter Jaysun

Il se concentra un instant comme s'il voulait trouver une idée de tapisserie. Puis un sourire s'épanouit sur son visage.

— C'est bon ! Je pense à une personne !

— Est-ce une femme ? Demanda Glërt.

Le fils secoua la tête.

— Est-ce qu'on le connaît ? Interrogea la mère.

Il acquiesça vigoureusement.

— C'est Khüse notre voisin !

Nouveau secouement de tête.

— Est-il gentil ?

Réponse positive.

— Est-il puissant ?

Hochement de tête.

— Est-il juste ?

— Oui !

— J'ai trouvé ! S'écria le père, c'est notre empereur Sünmen !

— Bravo papa !

— Doucement les garçons... il y a des brigands parfois dans ce secteur... s'inquiéta l'épouse en désignant les sombres ruelles qui perçaient régulièrement l'artère.

Les garçons en question se calmèrent vite, elle avait raison. Souvent des brigands traînaient dans l'espoir de détrousser les riches habitants. Dans le nord, près de la rive droite du fleuve se trouvaient effectivement les quartiers aisés quoique la différence entre les autres logements n'était pas explicite. Il arrivait qu'un malheureux passant se soit fait dérober ses affaires en se promenant dans les « mauvaises » rues. Le risque était d'autant plus fort le soir. L'obscurité aidant alors.

— Bien à mon tour dans ce cas, reprit le père en réfléchissant, ça y est ! Je pense à une créature.

— Une créature gentille ?

L'interlocuteur s'apprêtait à secouer la tête quand un bruit retentit dans la ruelle adjacente. Il était plutôt faible. Valait mieux se méfier quand même.

— Non...

— Ah ! S'exclama Jaysun qui n'avait rien entendu, c'est un Wüm !

Le père opina, malheureusement toute trace de joie s'était éteinte. Seule une inquiétude grandissante la remplaçait. Inquiétude qu'il avait communiqué à sa femme. De nouveau un « TAC » un peu plus sonore se fit entendre. Pas de doute possible, il provenait bien de la venelle à droite. Jaysun s'aperçut enfin de la nervosité de ses deux géniteurs et ne comprit pas. Toutefois il se tendit aussi.

— Chéri... si on rentrait ? Chuchota Fäuridl en faisant presser le pas à tout le monde.

Trop tard. De la ruelle surgirent trois hommes, le premier était grand et costaud. Il arborait une épaisse moustache et des traits taillés à la serpe. Vêtu d'une courte cape noire sur une longue tunique, noire également, serrée par une ficelle ainsi que de chausses marron. À ses pieds, d'énormes bottes en cuir souple. Ses deux acolytes portaient le même accoutrement. Le premier d'entre-eux était de taille relativement petite, mais son air cruel et déterminé dissuadait toute tentative de raillerie à ce sujet. Quant au troisième, il portait une barbe et des cheveux couleur corbeau. Il n'avaient pas l'air armés, étrange pour des brigands...

Le premier homme, qui paraissait être le chef, engagea la conversation. Il parla d'une voix grave et suave.

— Il est bien tard pour se balader... des gens peu recommandables abondent dans le coin...

— Ça je veux bien vous croire, répliqua Glërt en tentant de prendre une voix de stentor, c'est pour cela que nous allions justement rentrer.

— Pas si vite voyons ! Tempéra le grand moustachu en obstruant le passage à l'homme qui souhaitait passer, nous ne nous sommes même pas présentés !

— Je m'en fiche ! Nous n'avons rien de toute façon !

Derrière lui, Jaysun tremblait dans les bras de sa mère. Ils n'en menaient pas large tous les deux. Ils savaient que ces hommes n'auraient pas des intentions amicales

— tutututu, vous me feriez honte ! Je ne veux point de votre argent... monsieur ?

— Vous croyez sincèrement que je vais vous donner mon nom ? cracha Mr Praacjes.

— Oh pas la peine ! Nous voulions simplement vérifier, sourit le grand moustachu en tirant une dague de sa botte, nous mettons un point d'honneur à connaître le nom de nos victimes monsieur Praacjes.

— Courez. Chuchota l'homme à sa petite famille derrière.

Juste avant que sa vie ne bascule et qu'il ne se retourne pour courir. Jaysun eut le temps de voir une dernière image. Celle du tatouage du moustachu, juste avant qu'il n'abatte sa dague, luisante sous la pâleur du soir. Sur l'avant-bras, deux épées entrecroisées avec un serpent formant l'infini autour des lames en se mordant la queue. Jamais, tant qu'il vivrait, il n'oublierait ce symbole.

*

Courir.

Courir pour sa vie.

C'est ce qu'actuellement la mère et le fils faisaient en zigzaguant dans les rues du secteur sud. Il n'osaient se retourner. S'ils le faisaient, ils verraient que les deux hommes derrière le moustachu avaient engagé la poursuite et les talonnaient. Il fallait prendre de l'avance mais comment ? Les deux poursuivants étaient rapides et connaissaient les rues. La seule chose à faire était de prendre des ruelles au jugé afin de surprendre et de semer les tueurs.

À gauche, à droite, sans cesse courir, sans cesse tourner. Les efforts finirent par payer. Brièvement semés les poursuivants demeurèrent perplexes.

Dans le passage où les deux Praacjes s'étaient réfugiés, il y avait beaucoup de bottes de foin et de crottin de cheval. Signe indubitable qu'ils s'étaient approchés du secteur ouest. Le secteur marchand. Fäuridl entraîna Jaysun dans un tas de foin et l'intima à s'y cacher. Des larmes coulaient sur les deux visages. La mère avait le cœur déchiré d'abandonner ainsi son fils mais elle n'avait pas le choix. Aussi resta-t-elle longtemps dans une accolade maternelle. Et dans cette accolade se trouvait tout l'amour du monde, tout l'amour qu'une mère éprouvait pour son fils. Tant d'amour qu'il pourrait remplir un océan.

— Maman... viens te cacher avec moi ! Tu peux te réfugier aussi la botte est assez grande tu sais ?

— Je sais mon fils (sa voix était tellement chancelante qu'on aurait dit une chandelle sur le point de s'éteindre.) Mais je ne le peux, dans quelques minutes ils nous auront trouvés et je ne veux pas prendre le risque qu'il t'arrive malheur !

Comme pour confirmer ses dires, des pas se rapprochaient de la ruelle. Déjà des éclats de voix rendaient le danger pressant.

— Maman... reste s'il-te-plaît.

Il y avait dans cette voix d'enfant, tant de détresse que Fäuridl sentit sa décision et son cœur vaciller. Quel sacrifice que d'abandonner ainsi son fils pour qu'il vive ! Elle se surprit à avoir encore des sanglots. Elle qui pensait sa réserve épuisée.

— Je... je ferai tout ce qu'il faut pour revenir je te le promets.

Les voix se rapprochèrent. Fäuridl savait que ce n'était qu'une question de secondes. Elle chuchota trois derniers mots à son fils. L'émotion qui transparaissait aurait fait fondre le plus dur des cœurs.

— Je t'aime...

Et comme un rêve, elle s'éloigna.

Le pavé résonnait de plus en plus fort à mesure que les hommes s'approchaient. Jaysun, pelotonné dans sa cachette, osait à peine respirer. Le paillis humide avait une odeur infecte. Des bribes de conversation parvenaient aux oreilles du garçon.

— Pas dans ce coin.

— Peut-être a elle continué ?

— Et le garçon ?

— Il a dû continuer avec sa mère...

— Prenons de ce côté.

Et le son des pas retentirent à nouveau, allant decrescendo. Jaysun se souvint alors de respirer. La paille avait beau avoir une odeur désagréable, elle avait le mérite d'être confortable. Le petit garçon dodelinait de la tête et sentit ses paupières s'alourdir. Il s'interdit de penser afin de ne pas pleurer de nouveau. Puis, sans rien qui ne puisse prévenir la suite, il s'endormit.

*

Le lendemain était un jour assez couvert.

Jaysun émergea du foin, hagard, sa première idée fut de rentrer à la maison afin d'oublier cet horrible cauchemar où ils étaient attaqués par des assassins. Il voulait retrouver sa mère et son père. Il ne se posa même pas de question à propos son lit incongru. Il rentrerait et mangerait du pain avec de la salade en oubliant simplement ce mauvais rêve.

Jaysun avait une très bonne connaissance des rues du secteur sud de Yudaïchen Il se déplaçait avec l'aisance d'un pigeon voyageur. Mais il fut surpris de passer par la place du nord. Habituellement ils ne la croisaient pas lors de leurs balades à cause de sa situation bien trop au nord-ouest de leur maison. Un attroupement de badauds se pressait près d'un panneau en bois. Ce panneau servait habituellement à afficher les informations du jour. La première décision du garçon fut de passer sans se soucier des infos, elle étaient généralement barbantes et déprimantes. Pourquoi s'encombrer de pensées noires alors qu'on l'attendait à la maison ? Finalement, la curiosité l'emporta.

Il se fraya un passage à coups de coude dans la foule pour parvenir au tableau. Le blabla habituel, pourtant la chronique faits divers attira son attention.

« Double meurtre sauvage dans le secteur sud. »

Ce matin, deux corps ont été retrouvés dans le secteur sud. Le premier, un homme d'une trentaine d'années a été poignardé à l'abdomen avec, selon les estimations, une dague de taille moyenne en fer blanc. Le second corps est celui d'une femme, elle aussi dans la trentaine, retrouvé beaucoup plus au nord du premier cadavre. Elle a été lardé de plusieurs dizaines de coups de couteau. La milice a communiqué une autre information. Les deux corps s'avèrent être, après identification, ceux de Glërt Praacjes, bibliothécaire dans le secteur est. Le second corps est par ailleurs celui de son épouse, Fäuridl Praacjes, une particulière s'adonnant aux soins vétérinaires tous les soirs dans les écuries marchandes. Aucune indication sur les meurtriers ayant pu agir. Une piste sérieuse est toutefois privilégiée : depuis quelques mois maintenant, des meurtres isolés, semblables à ces derniers, sont recensés dans tout Yudaïchen. Souvent, le mode opératoire consiste à tuer la victime à l'arme blanche, le plus souvent poignard ou dague. D'après les rares témoignages, les victimes se promenaient, souvent seules, la nuit tombée. Toujours d'après la milice, on a retrouvé des bagues en or , perdues par le ou les assassins. Ces bagues sont gravées d'un symbole particulier : deux épées entrecroisées et encerclées par un serpent se mordant la queue. On suppose qu'il s'agit d'une guilde d'assassins opérant essentiellement de nuit. La milice recherche activement les membres de cette organisation afin de la mettre hors d'état de nuire. Les résultats des investigations seront régulièrement publiés ici afin de vous tenir au courant. D'après un proche des Praacjes, ce couple laisse derrière lui un garçon de treize ans nommé Jaysun Praacjes pour le moment porté disparu et présumé mort. Des affiches paraîtront d'ici peu pour vous aider à le retrouver. Pour terminer, on réitère les avertissements des précédents articles. Ne vous promenez pas seul, ne vous promenez pas non plus le soir. Enfin, munissez vous toujours d'un objet pouvant faire office d'arme
.

Service d'information de Yudaïchen.

C'est alors que tout revint à Jaysun. La balade, le tatouage, les assassins, la dague s'abattant. La tête lui tourna. Ses parents, morts. Plus jamais de jeux, plus de retour du travail, plus de soirées austères l'hiver auprès du feu.

La tête lui tourna de plus en plus, des bribes de souvenirs fragmentés lui revinrent. Il ne se vit pas vaciller, ni même tomber. Seul comptait ses souvenirs, maigres bouées de sauvetage dans une réalité de fer. Bientôt toutes ces images fugaces floutèrent la vue du garçon. Jusqu'à obscurcir complètement le champ de vision. Il sombra dans un voyage dans les vestiges de sa mémoire pour refuser cette réalité, refuser ce destin. Ah que Abhktul était cruel ! Il eut seulement conscience des passants qui, ayant remarqué son malaise, s'affairaient et appelaient du renfort. Lentement l'inconscience l'engloutit. La dernière sensation qu'il eût est qu'on le portait.

Puis plus rien.


Texte publié par canard, 31 août 2019 à 14h26
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