Le silence était lourd. Pesant. Sa toux grasse reprit. Elle secoua son corps décharné. Le fond de médicament se renversa sur son menton squelettique sans qu’il ne parvienne à le boire. Une main ferme s’empara du verre avant qu’il ne roulât sur le tapis. D’un mouvement flasque du poignet, il ordonna à cette épouse amère de sortir de la pièce. Il garda les yeux clos jusqu’à entendre la porte se fermer derrière elle.
Le temps pour sa vision de redevenir nette, il distingua à peine le ciel de lit, noyé dans la pénombre de la chambre. À la lueur seule de la lampe de chevet finirent par apparaître les armoiries de la famille, les arabesques décorées de feuilles d’or craquelées. Puis se révéla l’énorme tête de chat en fer forgé qui feulait en silence. Les rubis de ses yeux accentuaient la fureur qui se dégageait de lui. Il représentait le symbole de sa richesse : il avait fait sa fortune sur le malheur et la mort. Nul doute que son Enfer serait rempli de ces félins qui le mettraient en charpie jour après jour dans une lente Éternité. Prométhée ne connaissait pas sa chance.
Un discret raclement de gorge le tira de sa contemplation. Il ne put tourner la tête mais ses yeux vitreux glissèrent lentement vers une silhouette massive à sa droite. Les cuisses de l’employé de bureau débordaient de la chaise en bois sculptée que l’épouse avait installé près du lit. Sous la faible lumière, son teint maladif paraissait encore plus blême et des gouttelettes de sueur odorante perlaient sur son front dégarni. Il tenait une fine tablette sur laquelle ses doigts bouffis valsaient avec aisance. Depuis de longues minutes, il attendait.
L’être amaigri fixa le poussah, une étincelle de mépris à peine voilée dans le coin de l’œil. Puisant dans ses dernières forces, il se redressa contre la tête de lit, enfoncé dans le moelleux des gros oreillers. L’odeur de transpiration de son invité se mêlait de plus en plus à celle, acide, des remèdes, rendant l’atmosphère plus étouffante.
« Vous souhaitiez rajouter des détails à votre testament ? » S’impatienta le mastodonte ventripotent.
Son haleine alcoolisée flotta quelques secondes dans l’air. Une nouvelle quinte de toux saisit le nanti. Il essuya maladroitement la bave que son dentier ne parvenait plus à retenir d’un coin de drap puis acquiesça.
« Enregistrez tout, Maître, » ordonna-t-il d’une voix gorgée de glaires.
Le bureaucrate hocha la tête.
« Je suis né et j’ai vécu à Whitehorse, débuta le malade en regardant de nouveau la tête de chat qui semblait juger ses actes. Je tiens mon sang bleu de ma mère, qui s’est amusée avec un gigolo du bidonville Kadance. Elle était veuve, vieille et se pensait stérile depuis des années. Elle n’a jamais eu d’enfants avant moi. Je n’ai jamais su pourquoi elle s’était rendue dans un lieu si sordide ni pourquoi elle avait couché avec mon père. Ses yeux verts reflétaient peut-être un interdit qui l’avait alors enflammée. Et lorsqu’elle a vu que j’en avais hérité, elle m’a laissé à lui, dans la misère. À Kadance, les Malachites pullulent. Ils y terminent tous et se reproduisent même entre eux. »
Sa toux le força à stopper son récit rempli de mépris. Le bureaucrate le fixait de ses yeux perçants. Il priait le Seigneur qu’il ne meurt pas avant la fin de ce récit qu’il pourrait revendre à prix d’or. La veuve le laisserait faire, en touchant sa part des bénéfices. Il ne ressentait pas la moindre compassion pour cet homme.
Le nanti termina de s’étouffer, essuya ses lèvres détrempées d’un revers de manche cette fois puis reprit d’une voix plus chevrotante :
« Mon père est mort avant que je ne puisse me souvenir de son visage. J’ai été élevé comme un serviteur par la mère maquerelle du Bourg. C’était une maison de passe, moins miteuse que les autres. Avec les années, j’ai fini par comprendre pourquoi les gens tombaient malade et mourraient aussi brutalement. La Contamination de nos sols, nos eaux et notre nourriture… Hors des Centres, l’espérance de vie ne dépasse que rarement la trentaine. »
Il se tut et ferma les yeux. Son souffle rauque accompagna le rythme régulier de la pendule Louis XVI posé sur la cheminée. Il ravala sa salive. Les souvenirs envahissaient peu à peu son esprit encore vif. La vie rude dans les bidonvilles. Les Centres, narguant la basse population de leur dôme de protection. Les convois qui y amenaient nourriture saine et eau filtrée pour leurs riches habitants. De quoi le faire vomir. Le malade reprit son discours d’un ton monotone :
« J’ai commencé par des insectes, comme tous les enfants. Puis les souris et les chats. Leurs miaulements me faisaient frémir. Je les décapitais lentement avec un couteau piqué au Bourg. J’ai roulé sur le dos d’un à l’aide d’un vélo. Un autre a eu les griffes arrachées une à une avant que je ne le jette encore vivant dans le four de la cuisine. Je n’oublierai jamais sa longue agonie, ses yeux explosés, ses supplications et l’odeur forte de sa chair brûlée. »
Il fixait la tête de chat d’un air fou. Il éclata d’un rire puissant que ses poumons ne supportèrent pas. Il se remit à tousser. Il se calma moins facilement que les fois précédentes.
« Un jour, je devais avoir six ans, j’en traînais un par la queue lorsque des policiers m’ont stoppé. Ils me l’ont échangé contre un sandwich au saumon. C’était la première fois que la nourriture m’a semblée bonne. J’ai alors compris qu’en livrer d’autres pourrait me nourrir plus que de les torturer. Même sans savoir ce qu’ils en faisaient. Je m’en fichais tant que je mangeais.
Quelques mois plus tard, alors que j’avais gagné leur confiance, ils m’ont donné des seringues et demandé de les tester sur des enfants du bidonville. Je l’ai fais. La paie était plus conséquente. La plupart sont morts. J’ai livré les survivants. J’étais jeune mais loin d’être idiot. Dans les bidonville, on ne reste pas innocent longtemps.
Juste après mes huit ans, ça a été le tour de toute une fratrie. Trois étaient morts, quatre encore debout. Je les ai regardé se faire mater à coups de poings et de pieds. C’était gratuit, ça semblait amuser les forces de l’ordre. Apparemment, ils devaient les ramener vivants. Cela ne les empêchait pas de les tabasser correctement. Ils ont été embarqués. J’avais conscience de la monstruosité de mes actes, mais encore aujourd’hui, je n’éprouve aucun remord.
Dans les années qui ont suivi, j’ai continué mon petit commerce. Et plus je prenais de l’importance, plus ma vie se trouvait menacée à Kadance. Dix ans après la fameuse fratrie, j’ai été embarqué à mon tour. Je suis entré à l’académie militaire et j’ai découvert la vie millimétrée et aseptisée des Centres.
J’ai compris que les chats servaient à des expériences dites cruelles. Les défenseurs des animaux ne comprenaient rien. Elles étaient nécessaires à la survie de l’Humanité. Les chats s’étaient adaptés à la Contamination, ils étaient le point de départ pour de potentiels remèdes. Il n’y a pas de place pour les bons sentiments dans la médecine d’urgence. Qu’importait le nombre de ces créatures qui périssaient, puis d’enfants par la suite, ils faisaient partie d’un noble projet qui les dépassait tous. »
Le malade se stoppa d’un coup. Cela fut si brusque que son interlocuteur crut un instant qu’il était tombé raide mort. Un raclement de gorge lui indiqua le contraire.
« J’ai toujours été mauvais avec une arme. J’ai été sorti de l’académie militaire et mes supérieurs m’ont transféré dans les laboratoires. Ma richesse s’est faite en deux ans, sur les corps d’animaux et d’humains. Je les ai charcuté avec un plaisir retrouvé. »
Il ricana. Son regard pétilla sous son voile opaque. Ses souvenirs le firent frémir d’excitation. De celle que rien ni personne d’autre ne saurait jamais attiser chez lui.
« Je ne me suis payé qu’une seule opération esthétique : je rêvais d’avoir les yeux marrons. Je ne vous raconte pas cela afin de faire pénitence. Je me doute que ma harpie d’épouse se fera une joie de monétiser mon histoire, avec votre aide. Je suis loin de me considérer comme quelqu’un de bon. Je n’ai jamais cherché à l’être. L’Humanité n’a pas besoin de bonnes pensées mais d’efficacité, même apportée par des fous.
Dans cet appartement, derrière la plus petite bibliothèque de mon bureau, vous trouverez l’entrée de ma salle personnelle. Je vous conseille d’avoir les tripes bien accrochées. Dans ce Centre que nous aimons et qui surveille chacun de nos gestes, nous avons tous nos vices. Pour certains c’est le sexe, d’autre la torture ou le meurtre. Quelques animaux ou humains en moins dans les bidonvilles ne manquent à personne. Tant que cela permet aux scientifiques de continuer à travailler pour la survie de notre espèce et notre planète.
Bientôt, nous trouverons un moyen de survivre à la Contamination. Les Centres s’ouvriront, les dômes tomberont et toute l’Humanité recommencera à vivre. Puis nous trouverons un moyen de guérir la Terre et tout rentrera dans l’ordre. »
Le mastodonte trouva cette dernière phrase stupide sans rien en dire. Son regard roula sur le scientifique. Malgré la filtration de la nourriture et de l’eau, la Contamination dans laquelle il avait grandi avait réduit ses muscles à l’état le plus maigre qui soit. Ses os se retrouvaient presque nus sous cette peau aussi fragile que de la dentelle. Ses joues étaient creuses, ses yeux cernés de violet. Il ne possédait plus aucune force. Il n’avait pas réussi à dépasser les trente-cinq ans.
Il rangea sa tablette dans une poche interne de son manteau puis se leva dans un grognement douloureux. Il salua son client d’un signe de la tête et vissa un chapeau melon sur son front trempé. Enfin, il s’éloigna en boitant et en reniflant tel le bœuf confit auquel il ressemblait.
« Profitez bien de l’argent que mes chats morts vont vous faire gagner durant le peu d’années qu’il vous reste ! » Hurla le malade d’un ton délirant.
Puis il éclata d’un rire exalté qui força une nouvelle quinte de toux. Il se tut lorsque la porte se referma derrière le bureaucrate. Ce dernier songea que son client s’était calmé, dans l’espoir de rallonger sa vie de quelques jours.
Ce tort ne le tua pas. Cependant, le malade fut retrouvé par sa femme quelques heures plus tard, offrant un spectacle d’une ironique fatalité. Son éclat de rire avait tant secoué la couche que la tête de chat s’était décrochée. Elle lui avait explosé le torse, éclaboussant de sang, de tripes et de bouts d’os toutes les couvertures et le tapis persan. Un de ses crocs avait sectionner sa jambe et ses parties génitales. Enfin, son crâne était fendu par une des oreilles aux poils finement ciselés.
Pour tous ceux qu’il avait fait souffrir, il s’était vengé. Fusse-t-il une simple tête en fer forgé.
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